Vacarme 69 / Indéchiffrables

Bifurcations

par

Dans Écholalies : essai sur l’oubli des langues, Daniel Heller-Roazen développait l’idée que chaque langue est l’écho d’une langue oubliée. Dans Dark Tongues : The Art of Rogues and Riddlers, il s’intéresse à un autre phénomène singulier et méconnu du langage : la capacité des idiomes à se dédoubler et à devenir opaques. « Bifurcations » est le premier chapitre de sa recherche sur les langues chiffrées. Nous en publions une traduction française inédite, revue par l’auteur.

Que les êtres humains soient des êtres parlants, c’est ce que nous dit une maxime mainte fois énoncée. Aristote fut peut-être le premier à fonder sur elle une définition lorsque, dans un passage célèbre de la Politique, il déclara que parmi tous les animaux, « l’homme est le seul qui possède le langage » (logon de monon anthrōpos ekhei tōn z ōōn) [1]. Langage, toutefois, demeure un mot confus. Que l’animal loquace qu’évoque le philosophe grec puisse être renommé, en latin, « animal rationnel » (animal rationale), voilà qui montre que l’on peut interpréter de bien des manières un mot qui désigne la faculté de parler. Le logos aristotélicien, en grec, désignait un maquis de notions que l’on distingue généralement aujourd’hui : « mot », « parole » et « discours », certes, mais aussi plus largement « raison » et plus spécifiquement le « ratio » arithmétique et l’« intervalle » musical [2]. La thèse d’Aristote se prête donc à plusieurs récritures. Mais sa grammaire, en soi, est également signifiante. Les mots d’Aristote suggèrent que les êtres humains détiennent, à la différence de tous les autres, une aptitude qu’un nom singulier suffit à désigner. Ce nom, c’est la parole. Tout évidente qu’elle paraisse aujourd’hui, cette assertion se heurte à une réalité plus déconcertante que le philosophe et ses héritiers n’ont bien voulu l’admettre. On peut l’énoncer simplement : Les êtres parlants ne parlent jamais, à moins de parler quelques chose : les langues.

L’anglais dispose d’un seul mot, language, pour désigner deux entités nettement distinctes : d’un côté, le « langage », dans la mesure où ce mot désigne le fait générique de parler, et de l’autre la « langue »,. Certains vocabulaires sont à cet égard plus clairs. Les langues romanes admettent en général une distinction lexicale entre un terme abstrait renvoyant au langage (tel que lenguaje, linguagem, ou linguaggio) et un terme spécifique désignant la langue (idioma, lengua, ou lingua). Qu’il existe un rapport entre les idées exprimées par ces deux termes, on ne saurait certes en douter. Cette relation dessine un cercle épistémologique qui nourrit, explicitement ou implicitement, une définition par l’abstraction. On ne rencontre le langage que dans les langues, qui sont plurielles par définition ; pourtant, les langues, pour leur part, ne peuvent être considérées comme membres d’une classe, à moins que l’on ne suppose par avance ce concept : le langage [3]. Selon les intérêts que l’on nourrit et la perspective que l’on adopte, on préférera considérer la notion ou ses actualisations, le langage ou les langues. Chez les êtres parlants, le point de départ demeure pourtant cette bifurcation première. Dès que le langage apparaît, il y a des langues, dans leur multiplicité indéfinie ; dès qu’il y a des langues, au pluriel, on peut déceler l’ombre d’une faculté de parole tout autant perceptible, étant distincte, par définition, de chaque langue. On peut pleurer ce malheur ou le louer mais pas le nier. « Les langues, observe Mallarmé, imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême » [4].

À examiner l’histoire des recherches sur la parole, difficile de ne pas avoir l’impression que, très souvent, le discours sur le langage, dans sa simplicité, a laissé peu de marge à la multiplicité des langues. Que les êtres humains sont des êtres parlants a été interprété comme une certitude qui impliquerait qu’ils s’entretiennent, entre eux, du bien et du mal, et ne se réfèrent pas seulement à l’agréable ou au désagréable ; qu’ils cherchent à s’exprimer, du mieux qu’ils le peuvent, leurs idées et leurs conceptions ; qu’ils nomment, agissent, raisonnent, calculent ou communiquent. Les possibilités sont nombreuses. La « théorie du langage », quoi qu’il en soit, a eu tendance à considérer son objet comme une entité singulière.

Il s’agit là très certainement d’un héritage de l’antiquité, du moins en ce qui concerne ces savoirs, comme la philosophie ou la grammaire, qui allèguent des racines jusque dans les disciplines grecques et romaines. Plus d’une fois, on a remarqué que les Grecs et les Romains accordaient assez peu d’intérêt aux idiomes qui les entouraient, ainsi qu’ils en avaient parfaitement conscience. Les savants ont avancé plusieurs hypothèses pour expliquer cette omission. Selon certains, les Grecs et les Romains ne s’inquiétaient pas des langues étrangères parce qu’ils considéraient que les peuples dits « barbares » parlaient des idiomes absolument dissemblables au leur, donc inconnus et essentiellement inconnaissables à la fois. Selon d’autres, les Grecs et les Romains jugeaient les langues étrangères des objets d’étude sans importance parce qu’ils les considéraient essentiellement semblables à la leur, à l’exception de leur vocabulaire [5]. Dans tous les cas, il est remarquable que les grands esprits de disciplines aussi diverses et sophistiquées que la philosophie, la géographie, l’historiographie et la grammaire s’accordèrent tous à ne reconnaître aucune nécessité à concevoir la pluralité des langues comme un phénomène qui exigerait un discours spécifique.

Les épopées homériques, ce tout premier monument de la littérature grecque, dessinent un monde qui n’a besoin d’aucun interprète ou presque, et dans lequel les sujets parlants d’importance, qu’ils soient Achéens ou Troyens, conversent tous librement en une langue unique. Certes, plusieurs passages suggèrent que l’aède était bel et bien conscient de l’existence de parlers étrangers : aussi l’Iliade évoque-t-elle les Carians, « barbares » (barbarōphonoi) en raison de leur langue, et l’Odyssée passe brièvement sur les Crétois, hommes « de racines et de langues multiples [6]. » Mais dans le monde archaïque, de telles langues semblent n’être que le signe de merveilles lointaines. Les philosophes n’ont guère dit plus. Il ne fait par exemple aucun doute que Platon connaissait bien la réalité de la pluralité des langues. Mais quand il consacre un dialogue à la nature et la formation des noms, il ne pose pas la question des différences entre le grec et les autres langues, et Socrate omet d’enquêter sur les raisons pour lesquelles des formes de parole issues de différentes régions de Grèce présentent de nettes divergences, sans parler de leurs diverses populations. Le monde du Cratyle est celui d’une langue unique. Aristote, qui définissait l’espèce humaine comme seule et unique détentrice du logos, proposa une théorie sophistiquée du langage et de la logique, qu’il développa le long de traités consacrés à des sujets nombreux, tels que la signification, les principes du raisonnement, la poésie, la rhétorique, la politique et les sciences de la nature. Cependant, Aristote procède partout comme si son logos pouvait être traité comme un seul et même être.

Les sujets parlants ne parlent rien d’autre que des langues, dont l’élément fondamental est l’opacité.

On pouvait attendre des historiens classiques qu’ils aient développé un intérêt plus vif pour les différences entre les langues, et c’est en effet le cas, jusqu’à un certain point. Hérodote notait avec curiosité qu’en différentes régions la terre porte non pas un, mais trois noms, et que chacun d’entre eux évoque une femme : Europe, Asie, Lybie [7]. Qui plus est, il observait que les mêmes divinités semblaient réapparaître d’une culture à l’autre, avec chaque fois un nom différent [8]. Pourtant, malgré le zèle dont il fait preuve dans l’étude des témoignages de la diversité humaine, Hérodote ne voyait nul besoin d’avancer quelque explication, pas plus qu’il ne s’est proposé de commenter la prolifération de présumés synonymes entre les différentes populations du globe. Il était parfaitement légitime de s’étonner de ce que différentes communautés appellent une même chose par tant de noms différents, sans pour autant s’aventurer à poser cette question fondamentale et inévitable : quel sens donner au fait que l’aptitude humaine à parler ne trouve son expression que dans une multiplicité de langues ?

On prétendrait à tort que les penseurs du monde classique ignorèrent simplement le problème de la différence linguistique. Il n’est pas rare que soient évoquées les divergences à l’intérieur d’un dialecte ou d’une langue, et de temps à autre, la question de la pluralité vient se poser sous des atours philosophiques. Ainsi, Démocrite, le premier atomiste, semble avoir traité de la multiplicité des langues comme d’un phénomène exigeant une analyse scientifique. Selon Diodore, le philosophe matérialiste apportait une réponse à cette question dans un livre désormais perdu ; il y aurait affirmé que les divergences des langues sont le résultat de différences géographiques et climatiques [9]. Cependant, cette glose, à supposer qu’elle ait existé, aurait constitué l’exception plus que la règle. Le témoignage de Diodore suggère que les penseurs classiques grecs et romains, de manière générale, tenaient le langage pour une entité dont on pouvait en quelque sorte soustraire la multiplicité : si ce n’est dans les faits, alors certainement en vue de l’analyse théorique. Ils n’accordaient que peu d’importance au fait que le langage se répartit toujours en plusieurs langues. Au moins leurs conceptions s’accordaient-elles sur ce plan avec la Bible, qui devait par la suite exercer tant d’influence sur la pensée de la nature de l’animal parlant. D’après la Genèse, il y eut un âge où « toute la terre avait une seule langue ». Aux temps bibliques, sinon dans l’histoire, le langage a pu ainsi être pur de la différence des langues. La confusion viendrait plus tard [10].

Il existe aujourd’hui un savoir qui tient la diversité des langues pour fondamentale. Il s’agit, bien entendu, de la science du langage. La linguistique doit admettre comme axiome qu’il existe une distinction non seulement entre langage et non-langage, mais entre les langues. Les linguistes ont le loisir de définir cette distinction de différentes façons : il peuvent reconnaître des déterminations sociologiques, telles que les dénominations de langue nationale ou de dialecte, ou chercher à fonder cette distinction sur la conscience des locuteurs. Mais la linguistique doit en tout cas admettre qu’il existe des différences formelles systématiques d’une langue à une autre. Toute analyse grammaticale, au sens traditionnel, illustre ce fait.

Si la linguistique diffère de la grammaire dans son ancienne acception, c’est qu’elle remonte de la diversité des idiomes à des considérations plus générales. En présupposant qu’il existe des langues variées partageant des propriétés qui, une fois abstraites et combinées, définissent la faculté de parler, la linguistique est en mesure de dresser l’inventaire des relations historiques et génétiques entre les langues : dérivations et divergences, ressemblances et dissimilitudes. Ainsi, la linguistique se trouve parfois en mesure de proposer une réponse historique claire à l’énigme de la diversité linguistique : il arrive qu’elle peut fournir la preuve que des parlers multiples dérivent d’une langue unique. Sans doute, la grammaire comparée présente l’exemple le plus puissant de ce type. À partir de l’analyse détaillée des propriétés distinctives d’un ensemble de langues européennes et asiatiques, les la linguistique indo-européenne est parvenue à mettre au jour une série de corrélations frappantes, qui suggèrent une origine commune à présent perdue : l’« indo-européen commun », comme on l’appelait jadis, ou « proto-indo-européen », ainsi que les chercheurs contemporains de langue anglaise qui l’étudient ont préféré la nommer.

Pourtant, la rigueur d’une telle étude scientifique dérive toutefois des limites qu’elle se pose à elle-même. Aucun linguiste comparatiste sérieux n’a souhaité démontrer que toutes les langues sont issues d’une source unique, pour des raisons à la fois méthodologiques et matérielles. L’analyse en linguistique comparative suppose volontiers comme principe que leurs règles et leurs éléments distinguent les langues entre elles. C’est de cette seule perspective que les corrélations et les analogies sont significatives. Si les caractéristiques qui lient le grec et le sanskrit, ou le vieil irlandais et le latin, sont notables et demandent à être expliquées, c’est parce qu’elles sont, en principe, imprévues. Là seulement où la diversité naturelle des idiomes fait apparemment défaut, on songera à invoquer une origine unique. Il faudrait ajouter que seules certaines langues entretiennent un tel rapport. De nombreuses langues européennes et indiennes, telles que le basque, le hongrois, ainsi que l’ensemble des langues dravidiennes, sont très clairement irréductibles à la famille des langues « indo-européennes ». Il existe aussi — ce qui importe bien davantage — des groupes et des « familles » entiers d’idiomes qui n’ont entre eux aucun lien génétique substantiel. Les langues afro-asiatiques, dites aussi « hamito-sémitiques », par exemple, ne dérivent pas de la même « protolangue » que l’indo-européen, et l’on ne peut pas davantage établir qu’elles dérivent des mêmes racines que les langues altaïques, sino-tibétaines ou iroquoiennes, pour n’en choisir que quelques-unes parmi de nombreux cas possibles. Dans la recherche linguistique, la diversité grammaticale demeure un fait qu’il faut présupposer. On ne peut l’expliquer que de manière exceptionnelle.

Si l’on admet qu’elle possède un seul objet, la science du langage doit dès lors consentir à l’abstraction qui la conduit des langues au langage : à la faculté de parler. Cette transition rappelle peut-être l’inférence par laquelle les philosophes de l’antiquité remontèrent d’une langue donnée, le grec, à un principe général, le logos. Mais la linguistique a fait de ce protocole la première étape de l’invention d’un nouveau mode d’enquête, lequel a conduit à une découverte majeure quant à la faculté de parler. Il importe de la rappeler aujourd’hui, ne serait-ce qu’en raison de l’oubli croissant dont elle est l’objet. Depuis ses débuts, la science du langage a démontré, avec une précision croissante, que les énoncés des sujets parlants respectaient systématiquement un ensemble limité de règles formelles de grammaire, y compris lorsque les locuteurs eux-mêmes n’avaient aucune connaissance consciente de ces lois : les règles de la syntaxe, qui gouvernent la composition des structures des phrases, indépendamment de leur contenu ; les règles de la morphologie, qui déterminent les formes possibles que les énoncés peuvent endosser au sein des séquences discursives ; les règles de la phonologie enfin, qui influent sur un ensemble restreint de sons dénués en soi de signification mais que chaque locuteur d’une langue donnée sait, d’une manière ou d’une autre, ordonner, combiner et comprendre.

Le phénomène suivant n’est pourtant pas moins énigmatique aujourd’hui que dans l’antiquité : les sujets parlants ne parlent rien d’autre que des langues, dont l’élément fondamental est l’opacité. Certes, pour un individu, l’étude et la connaissance intime de celles-ci peuvent en partie dissiper l’obscurité des langues inconnues, mais elles résistent habituellement à la compréhension et à leur appropriation par les locuteurs. On trouvera même dans la perception fondamentale de l’inintelligibilité l’indice le plus simple de la différence entre les langues. Deux langues peuvent être considérées distinctes quand leurs locuteurs respectifs, utilisant chacun son idiome propre, échouent systématiquement à se comprendre mutuellement. Concédons, conformément à une vieille tradition philosophique, qu’il y a langage dès qu’il y a signification, raisonnement et intention énoncée. Concédons aussi — manière de reconnaître la validité de la recherche en linguistique — qu’il y a langage dès le moment où l’on peut détecter dans un idiome donné un système grammatical fini que les sujets parlants respectent à leur insu afin de produire une infinité d’énoncés. Néanmoins, il y a langues, au pluriel, dès lors que la compréhension se heurte à des limites, les règles destinées à former des énoncés valides dans une langue étant étrangères à celles d’une autre langue. Dans sa singularité, le langage peut être appréhendé comme un mode d’intelligibilité, commun aux êtres humains en tant qu’espèce douée de raison, ou propre à des communautés unies par l’observation de règles grammaticales. Dans leur pluralité, les langues témoignent d’une impénétrabilité et incommensurabilité, qui sème sans cesse la discorde chez ceux qui parlent.

Les illustrations les plus éclatantes de la fracture issue des langues se manifestent chaque fois que les communautés, au moment d’entrer en contact les unes avec les autres, découvrent que leurs parlers — au reste des moyens de communication assez fiables — interdisent toute entente. Jamais on n’a ignoré qu’en de telles circonstances, peu de choses sont moins éloquentes que le discours ; peu de choses sont plus obstinément inintelligibles qu’une langue. Y a-t-il plus insondable, en soi, que les significations contenues dans une langue inconnue, dans les phrases, les mots ou même dans des sonorités aussi ténues qu’une modification de la quantité vocalique, que l’augmentation ou la diminution de la hauteur d’un ton, que l’addition, au sein d’une série de consonnes et de voyelles, d’une aspiration telle que celle de la lettre h ? D’une façon ou d’une autre, les locuteurs d’une langue donnée savent que de tels éléments déterminent tous, potentiellement, des significations irréductibles aux propriétés physiques de la parole. Pour cette raison, des auteurs de tout ordre ont toujours recommandé de se passer de la parole lorsque l’on est confronté à la pluralité des langues. Il sera plus judicieux de se tourner vers des formes d’expression débarrassées des subtilités de la grammaire : des formes comme le geste, « le discours commun à tous les hommes » (omnium hominum communis sermo), ainsi que Quintilien l’a jadis écrit [11], la « pantomime », que Rousseau jugeait plus ancienne que les langues individuelles et antérieure à elles [12], la danse, capable d’évoquer des significations sans le truchement des mots, ainsi que Lucien le pensait [13], ou la musique, si souvent louée comme une forme d’expression universelle.

Il n’est cependant nul besoin d’observer les confrontations entre différentes communautés linguistiques, dans la mesure où ce sont les langues mêmes qui produisent devant leurs locuteurs la preuve de leur opacité. En certaines occasions, la force de confusion des langues s’exerce d’elle-même à l’intérieur des limites de ce qui, à tous autres égards, semblerait un système grammatical unique. Se fait entendre, alors, une dissension nouvelle.

Chaque sujet parlant peut mettre en pièces et remonter une langue donnée.

Un tel phénomène n’est pas une pure et simple conséquence du caractère incessant de la mutation linguistique, qui impose au sein de la parole que « chaque variation varie en soi-même [14] », comme l’a écrit Dante, de telle façon qu’une langue donnée devienne parfois de plus en plus opaque pour ceux qui la parlent. Il faut ainsi tenir compte d’un aspect fondamental du pouvoir de parler, qui n’a pas reçu l’attention qu’il méritait de la part des philosophes ou des linguistes. Parmi les potentialités implicites de la faculté linguistique se trouve une aptitude unique : celle qui permet à chaque sujet parlant de mettre en pièces et remonter une langue donnée. Une langue peut bifurquer en elle-même, non seulement de façon naturelle, mais sous l’effet de la volonté et de la technique. En privé ou en public, les locuteurs gardent la possibilité de tirer de leur connaissance de sa grammaire les éléments d’un discours nouveau et cryptique. Pareil idiome peut être ludique ou sérieux, un secret que les enfants partagent au cours de leurs jeux ou que les adultes échangent pour leurs travaux. Il peut affecter des mots ou des syntagmes, des phonèmes ou des inflexions, des formules ou des phrases, qu’ils soient considérés de façon isolée ou coordonnée. Il s’avèrera aussi étrange qu’une langue allophone, ou bien ne différera que de manière infime de l’idiome dont il descend, ou bien encore sera presque indistinct de la langue dans laquelle il a été forgé, et ses traits seront aussi indiscernables que son sens caché. À la limite, l’existence d’un idiome aussi hermétique peut elle-même devenir un fait incertain, et n’être que l’hypothèse d’un objet secret, dont on peut affirmer ou nier l’existence. Nombreuses sont les manières de scinder les langues, et les occasions tout aussi abondantes. Mais chaque fois qu’une langue, par suite de l’effort ou de l’habileté, se divise en deux, on constate le même phénomène déconcertant. Les êtres humains ne se contentent pas de parler, non plus que de parler des langues. Car ils les brisent aussi, en les disséminant en sons et en lettres, d’où naissent des langues nouvelles, multiples et obscures.

Notes

[1Aristote, Politique, 1253a9.

[2Johannes Lohmann, Musiké und Logos : Aufsätze zur griechischen Philosophie und Musiktheorie, Stuttgart, Musikwissenschaftliche Verlagsgesellschaft, 1970.

[3Sur cette question et sur les autres principes épistémologiques fondamentaux de la linguistique, voir Jean-Claude Milner, Introduction à une science du langage, Paris, Éditions du Seuil, 1986, pp. 23-90.

[4Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1945, pp. 363-364.

[5Voir Jürgen Werner, « Nichtgriechische Sprachen im Bewuβtsein der antiken Griechen », in Paul Händel et Wolfgang Meid (dir.), Festschrift für Robert Muth, Innsbruck, Innsbruck Beiträge zur Kulturwissenschaft, 1983, pp. 583-595 et « Kenntnis und Bewertung fremder Sprachen bei den antiken Griechen I. Griechen und ‘Barbaren’ : Zum Sprachbewuβtsein und zum ethnischen Bewuβtsein im frühgriechischen Epos », Philologus, 133.2, 1989, pp. 169-176 ; Bruno Rochette, « Grecs et Latins face aux langues étrangères : Contribution à l’étude de la diversité linguistique dans l’antiquité classique », Revue belge de philologie et d’histoire, 73.1, 1995, pp. 5-16 ; Vincenzo Rotolo, « La communicazione linguistica fra alloglotti nell’antichità classica », Studi classici in onore di Quintino Cataudella, volume 1, Catania, Universita di Catania, 1972, pp. 395-414 ; Anna Morpurgo Davies, « The Greek Notion of Dialect », Verbum, 10, 1987, pp. 7-28.

[6Voir Homère, Iliade, 2, 867 et Odyssée, 19, 172 et sq.

[7Herodote, Histoires, 4.45. 2-5.

[8Ibid., 2.50. Pour un débat sur cette question, voir Richmond Lattimore, « Herodotus and the Names of Egyptian Gods », Classical Philology, 34.4, 1939, pp. 357-365.

[9Voir Diodorus, 1.8.3, fragment B 5, in Herrman Diels et Walther Kranz (dir.), Die Fragmente der Vorsokratiker : Griechisch und Deutsch, sixième édition, trois volumes, Berlin, Weidmann, 1951.

[10Voir Genèse, 11 : 1-9.

[11Quintilien, Institutio oratoria, 11.3.87.

[12Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, chapitre 1, in Œuvres complètes, tome 5, Paris, Gallimard, 1995.

[13Lucien, De saltatione, 64.

[14Dante Alighieri, De vulgari eloquentia, 1.9.4., in Opere minori, volume 3, Milan, Ricciardi Editore, 1999, p. 74.