Vacarme 69 / Cahier

Marxisme magique entretien avec Avery Gordon

Marxisme magique

Avery Gordon est professeure de sociologie à l’Université de Californie, Santa Barbara. Elle s’intéresse à la pensée et à la pratique « radicales ». C’est dans cette optique qu’elle a écrit sur la prison, la guerre et les formes de « dépossession ». Ces thèmes constituent la substance de son principal ouvrage : Ghostly Matters : Haunting and the Sociological Imagination (« Matières spectrales : hantise et imagination sociologique », University of Minnesota Press, 1997). Représentante d’une sociologie vigoureusement engagée, Avery Gordon utilise la hantise dans le domaine de l’art et de la politique. En 2012, elle a réalisé en collaboration avec Ines Schaber à Berlin un travail pour la grande exposition d’art contemporain dOCUMENTA (13) : Notes for the Breitenau Room of The Workhouse — A Project (Ines Schaber, Avery Gordon). Depuis 1997, elle est également responsable d’une émission politique hebdomadaire radiophonique sur KCSB 91.9 FM Santa Barbara. Elle est enfin conservatrice des archives Hawthorne, qui enregistrent l’activité d’un groupe de fugitifs, sécessionnistes et in-différents formant des zones et des implantations « autonomes » [www.averygordon.net].

Traduit de l’américain par Caroline Callard

Pourriez-vous tout d’abord présenter la façon dont vous définissez la hantise, en quoi ce concept relève pour vous d’une approche sociologique ?

La hantise (haunting) désigne le langage et la forme expérimentale par lesquels j’ai essayé de comprendre la rencontre entre une force organisée et un système de signes. La hantise est ce qui altère l’expérience d’un vécu linéaire, déforme la façon dont nous séparons et séquençons habituellement le passé, le présent et le futur. Ces spectres, ou fantômes, apparaissent lorsque le trouble qu’ils représentent et dont ils sont le symptôme ne peut plus longtemps être contenu, réprimé ou bloqué. Tel que je le conçois, le fantôme n’est ni l’invisible, ni l’inconnu, pas plus que cet autre nom de la déconstruction tel qu’on peut le trouver chez Derrida, pour lequel le fantôme et le revenant sont des figures de la « trace », de ce qui reste quand il n’y a plus rien ou qui n’est pas encore. Toute l’essence — si l’on peut employer ce mot — du fantôme est qu’il possède une présence réelle, qu’il réclame son dû et exige votre attention. Ce que j’ai essayé de suggérer, c’est que l’apparition des spectres est la façon dont nous nous voyons notifier que ce qui a été supprimé ou détruit est tout à fait vivant et présent, et qu’elle vient nous perturber en interférant précisément avec les formes de refoulement ou de répression immanquablement incomplètes, qui sont sans cesse dirigées contre nous-mêmes.

La hantise intéresse la sociologie parce qu’elle enregistre la peine infligée ou la perte provoquée par une violence sociale en tant qu’elle est niée par les pouvoirs  : soit parce qu’elle est déclarée dépassée, résolue, alors que ses effets sont toujours au travail (c’est le cas de l’esclavage par exemple), soit parce qu’elle est niée (c’est le cas de certaines formes de travail particulièrement aliénants). Cette négation de l’individu ou du groupe peut prendre des formes diverses : elle peut être l’œuvre d’une organisation politique (apartheid), d’un système économique (SDF, « travailleurs pauvres »), d’une opération juridique (sans papiers, privation des droits civiques), etc. On peut l’observer à l’échelle de productions très diverses, qu’elles soient immatérielles, telle que la construction historiographique, ou très concrètes, comme dans le système carcéral. La fécondité d’un tel concept ne fait pas de doute. J’en veux pour preuve le récent ouvrage de Colin Dayan The Law is a White Dog (« La loi est un chien blanc », 2011). Après avoir longtemps travaillé en Haïti, celle-ci a examiné la façon dont les gens étaient rendus étrangers à eux-mêmes par des rituels légaux de dépossession sous couvert de droit de propriété, de justice ou de sécurité. La figure du zombie lui permet de retracer la généalogie de certaines formes de non-liberté — esclavage, colonisation, captivité, confinement/emprisonnement, mort civile et sociale — en dessinant les chemins de la modernité atlantique pour constituer ce que l’on pourrait appeler un matérialisme historique spiritualiste. Si l’on commence par Haïti, cela fait sens, et ne peut plus être dissocié de l’histoire d’une résistance capable d’ébranler le fétiche dominateur de la figure spectrale à l’œil aveugle, errant sans but dans un monde auquel il n’appartient plus.

Enfin, dernier point important : la hantise, contrairement au trauma, est caractéristique en ce qu’elle produit un « quelque-chose qui-doit-être-fait » (a something-to-be-done). Il s’agit d’un état socio-politico-psychologique dans lequel quelque chose d’autre, ou quelque chose de différent d’avant, exprime le sentiment d’un devoir et suscite l’urgence d’une chose à faire. C’est à ce niveau qu’apparaît l’intérêt sociologique et politique du spectre : c’est un acteur/agent impérieux du monde social.

« La hantise enregistre la peine infligée ou la perte provoquée par une violence sociale en tant qu’elle est niée par les pouvoirs. »

Quels sont les objets que la hantise vous a permis de penser dans Ghostly matters (« matières spectrales ») ?

Le problème, trop ambitieux, qui m’a occupé dans Ghostly Matters était de comprendre et de décrire de manière claire certaines des façons par lesquelles des formes modernes de dépossession, d’exploitation ou de répression influencent concrètement les vies des personnes les plus affectées par elles et modifient également nos conditions de vie communes. Il fallait tenter de poser la question en termes de « capitalisme racial » et saisir le rôle déterminant du monopole militaire de la violence d’État. Les deux principales études de cas du livre concernent l’esclavage transatlantique d’une part, la répression politique et la terreur d’État du cône sud de l’Amérique Latine dans les années 1970 de l’autre.

La terreur militaire qui a régné en Argentine de 1976 à 1983 présente le cas archétypal d’une violence fondée sur la disparition des opposants (les estimations parlent de 30 000 à 10 000 victimes de la répression, majoritairement des « disparus »). Des lois interdisent alors à la population de parler des disparus. La question de la hantise permet de mieux cerner ce qu’est réellement la « disparition », qui ne se résume pas, comme le montre l’interdit posé sur sa formulation, à une euphémisation de la torture et de la mort. L’exercice du pouvoir par le biais de la disparition suppose de contrôler l’imagination, la signification de la mort, la création de nouvelles identités, l’apparition d’ennemis fantômes, et enfin de hanter la population en la soumettant à la volonté d’État. Le cas argentin permet de saisir le déploiement inouï des expressions multiples de la hantise : pratique des interrogatoires ; rapports qu’entretient le régime de 1976 et la société de « hantés » qu’elle produit avec des champs tels que la photographie ou la psychanalyse ; mouvement des mères de la Place de Mai... dont les effets se font saisir de nos jours avec force. Ghostly Matters suggère aussi que c’est à partir de la reconnaissance de sa condition « hantée » que la société argentine peut espérer pouvoir affronter ses fantômes et leur donner ce qu’ils réclament.

Le second cas que j’étudie est celui de l’héritage de l’esclavage racial aux États Unis et du projet inachevé de ce qu’on a appelé la « Reconstruction ». La Proclamation d’émancipation de 1862 et la « Reconstruction » (1863-1877) qui a suivi la guerre de Sécession ont échoué politiquement, socialement, économiquement. Nous vivons aujourd’hui les conséquences du divorce qui s’est alors opéré entre droit juridique et liberté objective. La « Reconstruction » ne fut rien d’autre que l’adhésion à une entreprise moderne, capitaliste et raciale. La hantise est le résultat d’une histoire où, dès l’origine, un système esclavagiste a rencontré l’essor du capitalisme de marché. Ghostly Matters s’intéresse à la date de 1873, comme point d’observation crucial de ces mécanismes.

« Le spectre est un acteur impérieux du monde social. »

Mes outils d’analyse ont pour matrice le marxisme dans lequel j’ai été formée, et avec lequel j’ai toujours conservé une certaine affinité, même si c’est un marxisme peut-être plus proche de ce que l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano nomme dans The Book of Embraces (1992), partiellement par plaisanterie, le marxisme magique (Magical marxism) et dans lequel trois moitiés — raison, passions et mystère — excèdent le tout. J’ai conservé une proximité significative avec la tradition marxiste, celle du marxisme anglais en particulier (William Morris, E.P. Thompson, Raymond Williams, John Berger) mais comme nombre d’entre eux, j’ai dû fausser compagnie à l’orthodoxie marxiste et à son réductionnisme, surtout en raison de son refus persistant d’accepter le fait du capitalisme racial. Le fait de tenir le racisme pour un problème mineur, c’est cela plus que tout autre chose qui a déterminé la façon dont je me suis éloignée du marxisme. Dans ce cheminement, le travail de Cedric J. Robinson a été déterminant. Dans son maître ouvrage, Black Marxism : The Making of the Black Radical Tradition, il expose très bien les erreurs de compréhension du marxisme du point de vue la tradition radicale noire (Black Radical Tradition), ce qu’il désigne comme sa « totalité ontologique ». C’est l’intelligence et la générosité de ce nouveau regard, restitué par Robinson, qui a contribué à guider Ghostly Matters et qui demeure, toujours, un guide.

hantise, sociologie, littérature

Ghostly matters élabore ses analyses sur la base de fictions littéraires — celles de Toni Morrison et de Luisa Valenzuela. La réflexion suit la trame d’un roman précis et tisse un commentaire où s’entrelacent le déroulement de la fiction et les sources historiques (journaux, pièces judiciaires, rapports d’enquête). Au contact de la fiction et des sources se tient la figure dialectique de la hantise. En cela l’ouvrage confère à la littérature une dignité épistémologique typique d’une French Theory très américaine. Quels rapports Ghostly Matters entretient-il avec la littérature, comme corpus et comme forme ?

Le problème méthodologique dont je suis partie était : quelle méthode utiliser pour faire apparaître le mélange complexe de force et de signification à l’œuvre au sein d’une vie sociale définie par des conditions telles que l’esclavage, la migration forcée, la violence d’État, l’extrême pauvreté, la guerre, la dépossession, l’occupation, etc ? S’il est vrai que la hantise est une dimension de la vie sociale, comment les sociologues devraient-ils l’étudier, et au moyen de quelle langue ? Quelle sorte de réalité autorise la présence des fantômes ? Le constat le plus évident de Ghostly Matters est que les catégories désincarnées, les notions étroites issues du visible et de l’empirique, les règles savantes de la distanciation et du contrôle ne nous aident pas à développer une compréhension aiguisée de « l’humanité dans des conditions de déshumanisation » — comme l’écrit Michael Taussig, dont l’influence sur le livre et sur ma pensée a également été très grande. Ghostly Matters était, comme je le suis toujours et peut-être encore davantage, intéressée par l’écriture, par le fait de trouver un langage ou une terminologie capables de représenter ces complexités — le livre traite du problème de la représentation, esthétique et politique, en l’entremêlant à la démonstration. Je me suis tournée vers les œuvres de Toni Morrison et Luisa Valenzuela car elles faisaient ce que nulle science sociale ou sociologie ne semblait capable de faire et ne semblait pas même vouloir faire : ces écrivaines voient ce que personne avant elles n’avait vu et qui pourtant était là, les fantômes. Non seulement elles les voient, mais elles en donnent le modus operandi.

Comme d’autres auteures sud américaines, Luisa Valenzuela, qui est argentine, s’intéresse aux liens de répression politique et sexuelle qui unissent le bourreau, le ravisseur militaire, et sa captive — il s’agit le plus souvent d’une femme. Ses romans dévoilent l’adhésion de la classe moyenne à la répression, sa complicité durant les années de la terreur, pendant laquelle une « sale guerre » jamais déclarée a été néanmoins menée. Mais la voie empruntée est à l’opposé d’un quelconque réalisme documentaire ou testimonial, bien au contraire : ses romans adoptent une forme allégorique, fragmentaire et narrativement « incohérente ». Le caractère déconstruit et déstabilisant de la forme narrative permet de toucher la dimension phénoménale, expérimentale de la rencontre avec les fantômes. Le troisième chapitre de Ghostly matters suit la trame de Como en la guerra [1], et son commentaire sert de point d’appui à l’étude de la hantise telle qu’elle opère dans toute l’histoire de l’Argentine. La fiction s’élève précisément là où le silence a été imposé par la dictature, comme par les opérations de « réparation » menées par les régimes suivants. La fiction prend appui sur les enquêtes minutieuses indispensables, menées par les institutions telles qu’Amnesty International ou la CONADEP (Commission Nationale sur la Disparition des Personnes, établie par le gouvernement démocratique de Raúl R. Alfonsín), mais en même temps, elle donne à voir ce que ces enquêtes échouent à observer. Elle s’enroule enfin autour de l’histoire de fantômes qu’est l’histoire de l’Argentine coloniale, faite d’Indiens, d’esprits, et de colonisateurs cannibales. La fin du roman suggère que la hantise n’a pas qu’une seule signification terrorisante, qu’elle ouvre aussi la perspective d’une rencontre avec les fantômes, la possibilité pour le protagoniste, représentant de la classe moyenne complice, de les affronter et de leur donner ce qu’ils réclament. Cette rencontre effrayante et magique peut être porteuse de libération.

En ce qui concerne Beloved de Toni Morrison, je le tiens pour l’une des contributions les plus significatives à la compréhension de la hantise. Ce roman, inspiré de l’histoire vraie de Margaret Garner, esclave noire qui tua sa fille un jour de janvier 1856 plutôt que de la voir devenir esclave à son tour, retrace l’histoire de Sethe, hantée par le souvenir du bébé qu’elle a tué pour les mêmes raisons, et qui un beau jour voit frapper à sa porte une jeune femme qui en est le fantôme et en porte le nom, Beloved. Le cadre du récit est la région de l’Ohio de la fin du XIXe siècle, à la frontière des États esclavagistes du Sud avec le Nord. Ce qui intéresse Toni Morisson, ce n’est pas le temps de l’événement lui même : son récit commence des décennies plus tard, alors que l’esclavage est juridiquement aboli. Mais ce qu’elle montre, c’est que « se libérer était une chose, réclamer la propriété sur ce moi libéré en était une autre » : bien des années après la « libération », les fantômes de l’esclavage agissent avec puissance sur les vivants. D’autre part, Sethe n’est pas la seule à être hantée par le meurtre de son enfant, Beloved l’est également : elle est le fantôme hanté par ce dont Sethe ne parvient pas à se souvenir. La hantise est l’instance de médiation entre l’institution de l’esclavage et l’individu, entre le contexte historique et le personnage, entre la mémoire et l’auteur, elle explique ce qui fait lien entre l’événement — l’infanticide de Margaret Garner — et la façon dont le souvenir de l’événement « hante » à son tour Toni Morisson, devenant de la sorte productrice d’œuvre. Mon livre a cherché à déployer dans le champ de l’histoire et de la sociologie les virtualités de cette découverte du roman de Toni Morisson.

« J’ai faussé compagnie à l’orthodoxie marxiste en raison de son refus d’accepter le fait du capitalisme racial. »

On a parfois le sentiment qu’il y a deux concepts au lieu d’un seul dans votre livre : la hantise et le spectre, qui chacun délivrent des enseignements différents. L’analyse de la hantise permettrait d’insister sur l’expérience intérieure (un état animé par lequel une violence sociale refoulée ou non résolue se fait connaître), alors que le repérage des fantômes permettrait d’insister sur la réalité objective, extérieure du fantôme, présence réelle qui exige l’attention et appelle à l’action. Ces deux concepts renvoient-ils à une distinction historique, correspondant à des usages différents, dans le temps et selon les contextes, de la spectralité, ou s’agit-il d’une distinction dans la méthode selon laquelle on fait jouer le concept ?

J’ai un peu de peine à répondre à cette question. Vous avez identifié un glissement ou un flottement dans le livre entre ces deux termes et vous en offrez aussi une élégante résolution. Merci ! Mais je ne crois pas que la distinction entre le fantôme et la hantise soit historique ou méthodologique. Si j’avais à poser la question en termes de définition, je distinguerais entre la hantise comme effet et le fantôme comme figure, une différence de forme et d’échelle. Dans la hantise, des forces organisées et des structures systémiques qui semblent éloignées de nous dans le temps ou l’espace ont des impacts perceptibles dans la vie quotidienne d’une manière qui trouble à la fois nos capacités à analyser les différences et les différences sociales elles-mêmes. Nous pouvons appeler cet impact, fantôme. De cette façon, le fantôme est le signe qu’une hantise est en train de s’exercer, une forme par laquelle quelque chose de perdu, d’à peine visible ou d’apparemment absent se fait connaître à nous, de sa manière étrange et troublante.

Mais dès que l’on commence à élaborer ou à définir les choses ainsi, la distinction ne tient pas et s’effondre sur elle même. Peut-être est-ce là le point principal : les choses tombent en morceaux. La hantise est un état affectif intense, dans lequel la frontière entre le visible et l’invisible, le passé et le présent, le véritable et le falsifié est instable. Le langage de l’effet ou de la forme requiert la contextualisation, non l’abstraction, de la même façon que la source de l’instabilité requiert une analyse précise.

politique des spectres

Derrida écrit que, « dès qu’il y a du spectre, l’hospitalité et l’exclusion vont de pair. On n’est occupé par les fantômes qu’en étant occupé à les exorciser, à les mettre à la porte ». Que devrait être, selon vous, une « bonne » politique des spectres ? Dans la fascination de la pensée contemporaine pour les fantômes se profile une dimension morale qui n’est pas exempte de contradictions. Le spectre s’accompagne d’une nouvelle forme d’injonction sacrée : il faut être hanté. Le fantôme contemporain, ne dit plus, comme dans Hamlet : « souviens toi de moi », mais : « souviens-toi du fantôme que je suis », faisant signe vers un passé auquel on intime de ne pas passer. À votre avis est-il possible d’entretenir de bonnes relations — et si oui, à quelles conditions — avec les fantômes, ou la hantise est-elle indissociable d’un mécanisme de culpabilisation angoissant ?

La distinction que vous faites entre le souvenir de soi, et le souvenir du fantôme qui est là, est astucieuse et ouvre à un large champ d’interrogations. Cette distinction est semblable à celle qui existe entre la hantise et le trauma, qui m’a conduite à penser la spécificité de la notion de hantise comme étant liée à un « quelque-chose-qui doit-être-fait ». Beaucoup de gens traitent la hantise comme étant plus ou moins identique au trauma. Mais le trauma et le temps du trauma sont très différents. Dans la conception psychanalytique classique, non seulement le trauma désaligne notre perception du temps, on pourrait dire qu’il s’agit d’un désalignement de la temporalité de l’expérience, puisqu’il est caractéristique du trauma d’être éprouvé avec un temps de retard. C’est-à-dire que c’est la répression de l’expérience de l’horreur et du choc, et sa répétition ultérieure, qui caractérisent le trauma, bloquant le temps, de sorte qu’on éprouve le choc plus tard. Ainsi que Freud et d’autres l’ont vu, une personne ou une société traumatisée est coincée dans un passé qui se répète dans un présent qui ne finit jamais. Ainsi le trauma nous lie à quelque chose qui ne peut être oublié ou pardonné. Il nous lie non à la répétition de la mémoire d’un événement ou à une expérience terrible, horrible ou choquante mais à sa répression. La répétition d’un investissement libidinal dans la répression est ce qui noue le futur — autrement dit, ce qui vient après — au trauma : ce qui ne finit jamais, ce qui ne peut finir. En ce sens, le traumatisme est un état profondément régressif et répressif, terrible pour les particuliers et les sociétés, une condition fatale et aberrante parce qu’interminable. Remember me always as a ghost.

Une scène de hantise peut tout à fait émerger d’un trauma ou aboutir à ce dernier. Mais ce n’est pas inévitable. Du moins dans la façon qui est la mienne de la concevoir, la hantise est un état de surgissement : le fantôme apparaît, portant les signes et les gages d’une répression du passé ou d’un présent qui ne fonctionne plus. Le fantôme demande votre attention. Le présent se met à osciller. Quelque chose va arriver. Ce qui va arriver, bien sûr, n’est pas donné d’avance, mais quelque chose doit être fait. Cet état de surgissement est, je pense, le moment critique de l’analyse. Lorsque la répression de fonctionne plus, le trouble qui en résulte crée des conditions qui exigent une re-narrativisation. Que se passe-t-il ? Comment a-t-on pu en arriver là ? Qu’est ce que cela signifie ? Lorsque la répression ne fonctionne plus, le trouble qui en résulte crée des conditions qui invitent à l’action. Qu’est-ce que je fais ? Peux-tu aider ? Cela va-t-il aller mieux ? Remember me.

« Il est possible d’entretenir de bonnes relations avec les fantômes à partir du moment où l’on veut bien faire le travail nécessaire pour les laisser s’en aller. »

Le « quelque chose-qui-doit-être-fait » est une façon de porter l’attention sur les conditions culturelles, la nature du mouvement et du changement individuel et social. Par cette acception de la hantise, j’ai cherché à déployer un vocabulaire capable d’enregistrer la rencontre, dans le temps historique, des forces organisées de l’ordre avec un individu lésé, lorsque la conscience de cette rencontre s’élève, hantant, forçant la confrontation, faisant bifurquer passé et futur. J’ai pensé qu’à partir de ce point de rencontre — par cette gracieuse mais prudente reconnaissance des fantômes — l’on pouvait concevoir les éléments d’une pratique visant à éliminer peu à peu les conditions qui avaient créé la hantise. Pour moi il s’agit tant d’une question personnelle qu’intellectuelle, et qui en tant qu’approche savante reflète mon désir de chercher à savoir comment mettre un terme à la souffrance, et pas seulement comment diagnostiquer ou mesurer ou justifier ou observer celle-ci. Peut-être cela fait-il de ma définition de la hantise quelque chose d’entièrement intéressé, mais cela permet également de mettre en lumière le moment, le processus dans lequel le proche, le « ce-qui-advient », émergent de la compréhension que la répression est en train d’échouer, qu’elle n’est pas inévitable, ni fatale, qu’elle n’est le destin de personne, ce qui permet de l’affronter. Quelque chose a été libéré, se trouve accessible et l’on tend la main pour s’en emparer : ce mouvement est la clé. Le « quelque-chose-qui-doit-être-fait » n’est jamais donné par avance, mais peut être dirigé vers des objectifs plus justes et plus pacifiques. La réponse la plus simple à votre question sur la possibilité d’entretenir de bonnes relations avec les fantômes est donc : oui, à partir du moment où l’on veut bien faire le travail nécessaire pour les laisser s’en aller. Lorsque le fantôme apparaît, le mort ou le disparu ou le perdu ou l’invisible réclament leur dû. Pour entretenir de bonnes relations avec les fantômes il est nécessaire de les traiter avec respect, de considérer leurs désirs (leur stratégie à notre encontre, nous les vivants), et d’éviter de les abandonner ou de les faire à nouveau disparaître de la scène de la rencontre, ce qui repousse le problème. Toutefois, il ne faut pas laisser le fantôme prendre les choses en main, ce qui est un risque réel : le fantôme est impérieux et troublant. La rencontre avec le fantôme doit être connectée au travail sur le présent, qui consiste en premier lieu à éliminer les conditions qui produisent le fantôme. L’élimination de ces conditions va également exorciser le fantôme, ce que nous devons accepter comme étant de notre responsabilité collective.

hantise et création

Les récentes expositions de Pierre Huygue à Beaubourg et de Philippe Parreno au palais de Tokyo en 2013, l’installation « Nouvelles histoires de fantômes » de Georges Didi-Huberman et Arno Gisinger d’après l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, au début de l’année, attestent la fécondité artistique de la hantise. Vous-même avez travaillé avec des artistes sur les images fantômes (avec Gary Simmons, à Kassel lors de l’exposition dOCUMENTA (13). D’après vous, de quelles créations sont aujourd’hui capables les fantômes, avec qui et pour qui ?

Le vaste projet dOCUMENTA (13), que j’ai élaboré avec l’artiste berlinoise Ines Schaber, The Workhouse : the Breitenau Room, tentait de relever le défi de créer une histoire alternative à ce qui avait été un monastère, une maison de travail, une prison nazie et une maison de correction pour jeune fille connue sous le nom de Breitenau, en partant du présupposé que la prison enferme en elle des gens, des savoirs et des pratiques qu’elle est chargée de réduire au silence, de déligitimer ou de tuer. De cette façon, la prison devient, contre sa vocation première, une sorte d’erreur, l’archive d’un savoir subjugué qui la hante. Comment représenter ce savoir subjugué en l’absence de documents d’archive ? C’était tout le problème : la forme de la réponse dépend des exigences du contexte de l’installation artistique. J’ai travaillé un certain temps à développer un vocabulaire pour un utopisme d’une nouvelle espèce, dont l’histoire surgit de tout ce qui a été expurgé de l’histoire conventionnelle de l’utopisme : esclaves en fuite, pirates, hérétiques, vagabond, etc. Ce vocabulaire procède de ce qu’Ernst Bloch appelait « les marges utopiques ». « Toute existence donnée et l’être lui-même possèdent des marges utopiques qui entourent l’actualité de possibilités objectives réelles » écrit Ernst Bloch dans La philosophie du futur. C’est une autre façon d’approcher le problème de la hantise.

J’aimerais également citer deux autres artistes que je trouve extrêmement doués pour traiter le problème de la hantise et des fantômes dans les contextes sociaux qui me préoccupent le plus. Le premier est l’artiste belge Vincent Messen, dont la série de projets en cours sur la colonisation française est d’une grande beauté et intelligence. Le public français connaît peut-être son film, Vita Nova (2009), dont le point de départ est la fameuse photo de couverture d’un Paris Match de 1955 montrant un enfant-soldat noir du Burkina Faso (Diouf Birane) faisant le salut militaire. Vous vous souvenez peut-être que c’était cette même photo que Roland Barthes avait utilisé pour déconstruire le colonialisme français dans Mythologies. Le film part à la recherche de Birane, en compagnie de la figure de Roland Barthes, les plaçant tous deux en relation avec le passé colonial français, c’est un film remarquable.

Uriel Orlow, qui travaille à Londres, a récemment achevé un projet de grande envergure intitulé Unmade Film, une passionnante collection composée d’œuvres audio-visuelles et des trois éditions d’un livre, qui concerne le village de Deir Yassin ainsi que l’hôpital psychiatrique destiné aux souffrances des survivants de l’Holocauste, nommé Kfar Sha’ul, qui a été construit sur les ruines du village, après que celui-ci avait été ethniquement nettoyé par le massacre de centaines de villageois palestiniens le 9 avril 1948. Avec différents collaborateurs, Orlow entreprend de questionner le memoryscape de ce lieu complexe et hanté où il venait rendre visite à sa tante Edith lorsqu’il était enfant. Unmade Film se présente comme une série de boîtes enfermant l’histoire, qui ne restitue pas un récit unifié que l’on pourrait saisir, mais s’appréhende comme les éléments organisés d’une histoire dont la totalité demeure fragmentée : elle doit être activée par un spectateur invité non à répéter la rencontre, à la mémoriser ou à en attester, mais à en faire quelque chose de neuf.

Chacun de ces projets — et d’autres encore, tels que Half Moon Files, du réalisateur berlinois Philip Scheffner — trouve son mode de représentation propre ; il n’existe pas de formule donnée d’avance. Et ils suggèrent que c’est précisément des spécificités de chaque cas ou situation qu’émerge une représentation formelle adéquate, qui constitue elle-même un mode d’engagement muni de son questionnement propre. Dans les deux cas de Messen et d’Orlow (et j’espère que c’est vrai dans le mien également), il y a la volonté de s’emparer de problèmes historiques et éthiques tout en faisant clairement et sans équivoque la différence entre le fait de réduire au silence un passé historique — qu’il s’agisse de la colonisation française ou de la Nakba — et celui de réduire au silence une personne ou l’existence d’un peuple. Vita Nova s’achève par ce constat : « Paris Match avait enlevé à l’enfant de troupe sa mémoire mais pas son existence ». Le meilleur travail, artistique ou autre, entend les implications humaines et politiques de cette distinction. C’est la différence entre la critique radicale et la critique radicale politiquement engagée. Pour citer l’anarchiste Chuck Morse : « C’est la tâche de la critique radicale que de mettre en lumière ce qui a été réprimé et exclu des mécanismes de base d’un certain ordre social. C’est la tâche de la critique radicale politiquement engagée que de se ranger du côté des exclus et des réprouvés : afin de développer un point de vue né de la confrontation avec l’injustice, de nourrir des cultures de résistance, et d’aider à définir les moyens par lesquels la société peut s’ouvrir à toute l’ampleur des potentialités humaines ».

Notes

[1Littéralement « Comme à la guerre », Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1977. Aucun des ouvrages de L. Valenzuela, pourtant traduite dans de nombreuses langues, n’est disponible en français.