Vacarme 69 / Cahier

Alexandre fuckin’ Dumas Comment armer un texte ?

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Le bon Dr. King Schultz (Christoph Waltz) tire un volume de la bibliothèque de l’infâme esclavagiste Candie, dans Django Unchained de Quentin Tarantino. Il s’agit d’un livre d’Alexandre Dumas, et c’est un piège : Candie avoue son admiration pour un écrivain métis, et contredit ainsi lui-même ses théories racistes. Soudain dans le western, un nom exotique retentit, déformé par l’accent du Sud des États-Unis : « d’awrtagnon ». D’Artagnan. Un nom qui résonne à nos oreilles françaises avec la cape, l’épée, le mousquet, un certain kitsch historique et une part de folklore propre à la France. Il faudra plus qu’une scène de film pour arracher à Dumas sa réputation d’auteur paisible et pour dévoiler une à une les armes, les caches et les pièges qu’il passe en contrebande dans ses récits plus célèbres.

Comment armer un texte ? En faisant parler la poudre, avec de la pression. « Il faut la pression pour faire éclater la poudre » [1]. Dans une geôle du château d’If, le vieil abbé Faria enseigne au jeune Edmond Dantès la philosophie, les langues, les sciences, l’histoire mais en plus et par-dessus tout, les secrets du poison et l’art des récits. Un récit est une arme et tous les personnages clés de Dumas, ses frères jumeaux conteurs, le savent. Ainsi Milady de Winter est rompue à l’usage des armes aussi bien qu’à celui du récit. Emprisonnée dans le château de son beau-frère en Angleterre, elle est intégralement désarmée. On ne lui laisse pas un couteau pour couper sa viande. On a même prévenu le geôlier Felton contre son arme ultime ; son corps et sa beauté ne lui permettront pas de charmer cet anglican aussi prude qu’une pierre : « ils me savent par cœur et sont cuirassés contre toutes mes armes » [2]. Elle parvient pourtant à séduire Felton et à s’échapper par le truchement d’un récit poignant et fictif qui le transforme en lecteur hébété et ressemble comme deux gouttes d’eau à une histoire signée Dumas. Faut-il en déduire que le récit est au service du mal ? Comme devant une arme, tout dépend de quel côté on se trouve.

Comment armer un texte ? En posant une bombe au bout d’un tunnel. Au bout de la geste des mousquetaires qui se déploie sur plus de quatre mille pages, le lecteur tombe sur l’improbable explosif. Athos, Porthos et Aramis, les trois anciens membres du corps des mousquetaires censé garantir la sécurité du souverain, commettent en ordre dispersé un attentat inouï contre la personne du roi Louis XIV : un crime de lèse-majesté. Tout fonctionne comme dans un duel. Athos invoque l’honneur et provoque ce roi qui vient de séduire Louise de La Vallière, l’amante de son fils, Raoul de Bragelonne : « Vous êtes devenu notre ennemi, sire, et nous n’avons plus désormais affaire qu’à Dieu, notre seul maître » [3]. Plus tard, Aramis se rêve en pape et enlève Louis XIV avec la complicité involontaire de Porthos. Il essaie de lui substituer son frère jumeau Philippe, dit « le masque de fer », pour prendre le pouvoir en France. Mais le complot échouera. Au bout du tunnel, au bout de l’aventure, dans l’obscurité d’une grotte de Belle-Île, Porthos trouvera la mort en jetant un baril de poudre sur les centaines de soldats que Louis XIV a lâchées contre lui, et contre son acolyte Aramis. Au bout du tunnel, au bout de la grotte, un mort, une ruse de l’histoire et une déflagration : les protecteurs du roi cherchent finalement à le détrôner. Les mousquetaires soulèvent, les armes à la main, le problème de l’exception souveraine dans l’ordre politique en France et font reconsidérer à nouveaux frais le rôle de cette fraction armée dans l’histoire. Après l’explosion, on relira différemment la boutade du jeune d’Artagnan lorsqu’il croise le comte de Wardes sur la route de Londres dans Les Trois Mousquetaires  : « — Service du roi ! dit le gentilhomme. — Service de moi ! dit d’Artagnan » [4].

Faut-il en déduire que le récit est au service du mal ? Comme devant une arme, tout dépend de quel côté on se trouve.

Comment armer un texte ? En poussant les portes de l’arsenal caché des rois : « toutes les murailles étaient tapissées de haches, de boucliers, de piques, de hallebardes, de pistolets et de mousquetons » [5]. Le cabinet de Charles IX au Louvre est rempli de ces armes qui ont assis son pouvoir et fondé sa légitimité. Nous sommes aux temps de Machiavel, au temps où les rois renaissants savent que les armes sont fondatrices de droit : « Les principaux fondements qu’ont tous les États, les nouveaux comme les vieux ou les mixtes, sont les bonnes lois et les bonnes armes et parce qu’il ne peut y avoir de bonnes lois là où il y a de bonnes armes, et que là où il y a de bonnes armes il convient qu’il y ait de bonnes lois, je renoncerai à raisonner sur les lois et je parlerai des armes » [6]. Et Dumas admire profondément le philosophe florentin : « Il fut un écrivain longtemps calomnié, avec le nom duquel on a fait un synonyme de traîtrise, de cruauté, de tous les mots enfin qui veulent dire infamie, et il a fallu le dix-neuvième siècle, le plus impartial de tous les siècles qu’a vécu l’humanité, pour réhabiliter cet écrivain, grand patriote et homme de cœur ! » [7]

Comment armer un texte ? En paraissant comme un narrateur armé : « j’armai les deux coups de mon fusil, mû que j’étais par le simple sentiment de la conservation personnelle » [8]. Pourquoi s’armer ? Parce qu’il existe des États ou des royaumes où les armes sont nécessaires pour garantir la sécurité de celui qui les porte. Dans l’Italie des années 1830, par exemple : « Dans tous les pays où l’indépendance est substituée à la liberté, le premier besoin qu’éprouve tout cœur fort, toute organisation puissante, est celui d’une arme qui assure en même temps l’attaque et la défense, et qui faisant celui qui la porte terrible, le fait souvent redouté » [9]. L’indépendance et la liberté se ressemblent et n’ont pourtant rien à voir, elles recouvrent deux paradigmes politiques absolument distincts. L’indépendance règne en des temps ou en des lieux où les armes sont fondatrices du droit. La liberté n’est possible que lorsque l’on a distingué les armes légitimes des armes illégitimes. Le temps des mousquetaires est bien celui de l’indépendance, Porthos ne juge donc pas nécessaire de porter l’uniforme tous les jours dans le camp de M. de Tréville : « Il ne portait pas, pour le moment, la casaque d’uniforme, qui, au reste, n’était pas absolument obligatoire dans cette époque de liberté moindre mais d’indépendance plus grande » [10]. Mais comment comprendre alors cette tendance persistante de Dumas à se représenter et à se croire en un temps et en un lieu indépendants ?

Comment armer un texte ? En pratiquant la réécriture comme un réarmement. L’intrigue du Comte de Monte-Cristo peut se résumer à un nouveau type d’invasion barbare. Deux cadets de la bourgeoisie parisienne, Albert de Mortcerf et Franz d’Epinay, décorent leurs intérieurs à l’orientale et lisent les fictions orientalisantes à la mode. Au cours d’un voyage en Italie, ils se payent le frisson de l’angoisse en rencontrant des bandits romains. Là, un prince qui se prend pour Sinbad le marin et le dit à tout le monde apparaît tout armé et avide de vengeance. Le Comte de Monte-Cristo quitte le cadre rassurant et décoratif de la fiction pour envahir sauvagement le réel en assassinant, entre autres, le père d’Albert. La référence aux Mille et une nuits qui s’étend tout au long du roman ne relève pas du simple kitsch décoratif : il s’agit pour Dumas de réarmer, au propre comme au figuré, Sinbad le marin avec le personnage de Monte-Cristo. Il s’agit de rappeler en plein Paris policé l’ancienne indépendance barbare, l’indépendance des anciens temps, l’indépendance mousquetaire. Il s’agit d’envahir la tour d’ivoire, lettrée et polie, avec de nouvelles armes.

Comment armer un texte ? En étant Alexandre Dumas.

Notes

[1Le Comte de Monte-Cristo, chap. XVII, « La chambre de l’abbé ».

[2Les Trois Mousquetaires, chap. LII, « Première journée de captivité ».

[3Le Vicomte de Bragelonne, chap. CXCVII, « Roi et noblesse ».

[4Les Trois Mousquetaires, chap. XX, « Voyage ».

[5La Reine Margot, chap. III, « Un roi poète ».

[6Le Prince, chapitre XII, « Combien il y a de genres de milices et des soldats mercenaires ».

[7Ascanio, chap. II, « Dédale ».

[8Les Mille et un fantômes, chap. I « La rue de Diane à Fontenay-aux-Roses ».

[9Le Comte de Monte-Cristo, chap. XXXIII, « Bandits romains ».

[10Les Trois Mousquetaires, chap. II, « L’antichambre de M. de Tréville ».