l’énigme Mbeki
par Philippe Rivière
L’attitude du président sud-africain face au sida est sans doute l’énigme la plus criminelle des temps présents. Comment cet homme, qui a lutté toute sa vie pour libérer son peuple du joug de l’apartheid, peut-il assister, impassible, à son extermination par le VIH ? Cette question, pour l’instant, reste sans réponse. Une piste réside - peut-être - dans ce discours édifiant prononcé le 12 octobre 2001 à l’université de Fort Hare, où Thabo Mbeki fut étudiant. Extraits, pour tenter de comprendre.
« Dans sa Déclaration aux Peuples Coloniaux, commence Mbeki, le Ve Congrès panafricain, tenu à Manchester en 1945, dit : "Nous appelons aussi les classes intellectuelles et professionnelles des colonies à s’éveiller à leurs responsabilités... Aujourd’hui il n’y a qu’un seul chemin vers l’action efficace - l’organisation des masses. Et les coloniaux éduqués doivent rejoindre cette organisation. Coloniaux et sujets du monde entier, unissez-vous !" »
Mbeki présente ensuite l’affrontement intellectuel entre Booker T. Washington et Z. K. Matthews. Pour le premier, « acheter une ferme, construire une maison, tenir un foyer avec délicatesse et intelligence, être le plus gros contribuable ou détenir le plus gros compte en banque, s’occuper d’une école ou d’une église, faire tourner une usine, cultiver son jardin avec profit, guérir un patient, bien prêcher un sermon... témoigneront plus en faveur des Noirs que toute l’éloquence abstraite qui peut être apportée à plaider notre cause ». Matthews, de son côté, écrivait, en 1911, en défense de la création de l’université de Fort Hare : « Personne ne s’intéresse autant au bien-être des natifs d’Afrique du Sud que les Sud-Africains blancs, pour qui le progrès des voisins de couleur vers la civilisation est d’une importance vitale... Pourtant, en dépit de ce que l’homme blanc fera pour lui, l’avenir du natif doit résider en lui-même, et la meilleure assistance qu’on puisse apporter est de lui offrir des possibilités et de lui montrer comment en faire usage. »
Thabo Mbeki cite ensuite Carter G. Woodson, un Afro-Américain qui publiait, en 1933, un tract intitulé : « L’éducation biaisée du Nègre ». « Les « Nègres éduqués », dit ce tract, ont une attitude de mépris envers leur propre peuple, car dans leurs propres écoles, ou dans les établissements mixtes, on apprend aux Nègres à admirer les Hébreux, les Grecs, les Romains et les Teutons, et à mépriser les Africains... Dans les écoles de théologie on enseigne aux Nègres l’interprétation de la Bible élaborée par ceux qui ont justifié la ségrégation. Les Nègres étudiants en droit apprennent qu’ils appartiennent à l’élément le plus criminel du pays... Dans les écoles médicales, on rappelle aux Nègres leur rôle de porteurs de germes... En histoire, on les dépeint comme des êtres humains d’un ordre inférieur, incapables de soumettre la passion à la raison... »
Mbeki est un tenant de la « renaissance africaine ». Il devrait être le premier président de l’Union africaine qui verra le jour en juillet 2002. « Les meilleurs d’entre eux n’ont pas hésité à dire que viendrait un temps où l’Afrique brillerait d’une lumière aussi intense que ses sœurs, que sans l’Afrique il ne pourrait y avoir ni paix ni sécurité dans le monde. Notre peuple, partout, du Nord au Sud du continent, allait réclamer sa dignité d’être humain. Pourtant, malgré tout ce qui avait été fait et dit, il y en avait toujours parmi nous qui préféraient rester des « natifs à l’éducation biaisée » ».
Et le Président de continuer son discours par ces mots :
« Mais voilà que certains, qui s’autoproclament nos leaders, ajoutent leurs voix à une cacophonie qui réclame que nous produisions des statistiques pour démontrer que, en effet, nous appartenons à l’élément le plus criminel de notre pays. »
« Et voici que d’autres, qui se présentent comme étant nos leaders, descendent dans la rue avec des pancartes, pour exiger, du fait que nous sommes des porteurs de microbes et des êtres humains d’un ordre inférieur qui ne peuvent soumettre leurs passions à la raison, que nous nous contraignions à adopter d’étranges opinions [sous-entendu : que le VIH cause le sida], pour empêcher un peuple dépravé et malade de mourir d’un mal qu’il se serait lui-même infligé ! »