7 jours à Beyrouth

Tempête sur Beyrouth : mercredi 11 décembre

Pour une fois, une nuit complète, mais en revanche c’est un jour sans douche. La pluie de la nuit a débordé sous la fenêtre de notre chambre (c’est toujours le cas quand il pleut beaucoup), le sol est inondé, et dans le salon, ça goutte du plafond sur le lit des invités. Heureusement, on n’a pas d’invités en ce moment. On a essayé plusieurs fois de régler le problème en faisant isoler le toit, mais nos voisins, de sympathiques retraités qui habitent la maison depuis sa construction dans les années 1950, nous expliquent que pendant la guerre une roquette est tombée sur le toit et qu’il s’est révélé impossible, depuis, de reboucher correctement le trou.

La crèche est toujours fermée, mais la mauvaise nouvelle, c’est qu’aujourd’hui, Nabila est coincée par la pluie. La route de chez elle est coupée, il lui est impossible de venir. Elle me prévient par téléphone. C’est Carlito qui fera le père au foyer. Il s’est encore réveillé avec des plaques rouges sur tout le corps. La seule solution, outre l’antihistaminique, est de laver au moins deux fois tous les vêtements qui étaient dans la valise à l’anti-mite. On fait lessive sur lessive, le salon est plein de linge qui ne sèche pas car l’air est trop humide. Il fait toujours très froid, même si ce n’est pas la grosse tempête qu’on redoutait. 13 degrés dans le salon ce matin. Les enfants sont emmitouflés, et on fait marcher les gros chauffages à bain d’huile à tour de rôle, car si on essaie de les brancher en même temps, l’électricité saute.

9h. Devant mon ordinateur. Des nouvelles du jeune Abd al-Rahman : tous les membres masculins de sa famille ont été arrêtés, son père, ses deux grands frères, son cousin. Sa mère, sa tante et lui-même n’ont pas été pris, mais ils ont été obligés de partir de chez eux et sont logés chez de la famille éloignée, qui accueille déjà plusieurs déplacés chez elle. La clinique de Jordanie demande qu’on lui fasse parvenir une copie du passeport du garçon. Ça se complique ! Où trouver un scanner et une connexion Internet dans une banlieue assiégée de Damas avec laquelle on parvient à peine à communiquer par téléphone ?

9h30. Mon chapitre 6 me tend les bras, le proposal pour l’ONG médicale aussi. Hélas, ce dernier est le plus urgent. Je me colle à la rédaction d’un narratif : description de la situation, en particulier médicale, à quoi va servir l’argent… Il faut pondre une dizaine de pages, mais il faut aussi des chiffres, un budget, de l’argumentation. On va y arriver.

11h. Le proposal est à peu près terminé, je l’envoie à mes amies de l’association pour relecture. J’écris au responsable de l’ONG médicale pour lui dire que je lui envoie le texte bientôt. Il en profite pour me rappeler gentiment qu’on leur doit aussi un rapport (narratif et financier) sur la façon dont on a dépensé les fonds reçus depuis six mois. Adieu, chapitre 6. J’écris frénétiquement à nos contacts pour qu’ils m’envoient leurs factures médicales. Cela prendra certainement quelques jours.

Dans la matinée, un mail d’une amie qui est en France et cherche à faire passer de l’argent à des amis « de l’intérieur » qui, eux aussi, font de l’aide humanitaire de base autour d’eux (et sont donc susceptibles d’être arrêtés, détenus, torturés, tout simplement parce qu’ils auront été fouillés à un check-point et qu’on aura trouvé sur eux trop de dollars en liquide, ou bien pire, une facture de produits alimentaires au montant élevé et donc suspect). Il est absolument impossible, la Syrie étant sous embargo, d’y faire des virements bancaires. De plus, ce serait trop dangereux pour les personnes les recevant. La seule solution est que cela transite par Beyrouth, à savoir par mon compte en banque. Mon amie me fait un virement, il faudra que j’aille retirer un montant assez important à la banque et que je le transmette à ses amis dont l’un viendra à Beyrouth. Affaire conclue.

Pendant que je travaille, j’entends les enfants tourner en rond dans le salon (heureusement qu’il est grand) et Carlito qui charge et décharge le lave-linge.

Théoriquement, je devrais montrer mon nez au bureau, mais la pluie décourage toute velléité de déplacement. Ce sera pour demain. Je renonce à mon chapitre 6 et j’en profite pour mettre le nez dans le rapport financier pour l’ONG médicale. Je fais un modèle en attendant les factures et je l’envoie à leur responsable pour savoir ce qu’il en pense.

17h30. Il ne faut plus espérer travailler, car si je ne relaie pas un peu Carlito, il risque de manger les bébés tout crus. La pluie s’est un peu calmée, on va pouvoir sortir. Se promener à pied, à Beyrouth, tient de la gageure : pas de trottoirs, ou bien ils servent de parking aux voitures qui grimpent allègrement dessus, des bagnoles et des motos qui nous foncent dessus dans le sens de la circulation et dans le sens contraire, des fleuves d’eau partout, ce qui plait plutôt à bébé 1 qui adore sauter dans les flaques. Avec une poussette en plus, c’est le top, sachant que les voitures accélèrent en nous voyant et ne s’arrêtent jamais pour nous laisser passer. Pas de feux rouges, bien sûr, ou alors absolument pas respectés. La lutte pour la survie urbaine commence en bas de la maison.

Je pense à brancher l’eau chaude avant de sortir, on pourra donner un bain aux petits en revenant. La sortie du jour consiste à acheter une ampoule pour la chambre au grand supermarché, à dix minutes à pied. On déboule dans un enfer de Noël : Noël, Noël, Noël, c’est Noël partout, un Noël made in China, en plastique avec des paillettes qui se décollent. Le rayon saisonnier du supermarché est entièrement vert et rouge. Un très grand rayon propose des sapins en plastique de toutes tailles et à tous les prix. On trouve aussi, ce qui m’intéresse déjà plus, un mur entier de guirlandes électriques de toutes les couleurs, mais hélas, elles clignotent en émettant une version électronique de Jingle Bell qui suffirait à rendre fou le plus coriace des activistes syriens. Noël ! Trois rayons de jouets affreux, poupées à grandes bouches, tout en rose pour les filles, mini aspirateur en plastique rose, mini mixer en plastique rose, mini cuisine rose en plastique, mini fer à repasser en plastique rose. Pour les garçons, c’est vert bouteille ou kaki camouflage : voitures, camions, mitraillettes, kalachnikovs, pistolets à eau, plastique, plastique, plastique. La Chine entière travaille à alimenter le Liban en cadeaux de Noël pourris. Je n’oublie pas mon ampoule et reste en admiration, au rayon salle de bain, devant une serviette de toilette blanche sur laquelle est brodé en lettres dorées : « Jésus je t’M ».

18h30. Retour à la maison. Je dois partir à 20h, car nous avons une réunion de l’association. En une heure et demie, l’électricité saute trois fois. Je descend stoïquement la remettre à chaque fois : le disjoncteur se trouve dans la rue, sur le parking en bas de la maison. Il faut franchir le petit fleuve de la rue et patauger jusqu’à la statue de la Vierge, surmontée d’une ampoule qui, elle, ne s’éteint jamais, qui jouxte le panneau électrique de l’immeuble.

Les petits ont mangé, bébé 2 ne m’a pas mordu le sein, j’ai même réussi à changer l’ampoule de notre chambre, je peux partir tranquille. Carlito va beaucoup mieux, toutes ses affaires ont été lavées trois fois et son allergie s’est calmée. Je brave les torrents de la ville pour aller chez Béatrice, où a lieu notre réunion. Ce n’est pas très loin de chez moi. Ce soir, il n’y a pas d’éclairage urbain (il est régulièrement coupé, mais à des heures variables) et je patauge un peu, mais j’ai mes bottes. Je croise, dans la rue commerçante de mon quartier, une créature qu’on croirait sortie des Folies bergères (moins les plumes) : bas résilles, short en cuir moulant, T-shirt panthère décolleté malgré le froid, beaucoup de verroterie clinquante, rouge très rouge, lèvres refaites qui donnent cette inénarrable expression de canard se prenant pour une belle femme. Le tout juché sur des talons aiguille dorés d’au moins 10 cm de haut. Ce n’est pas une prostituée en goguette, mais tout simplement une quadragénaire beyrouthine qui rentre de ses courses de Noël. J’en croise très très souvent des semblables, mais celle-ci semble tellement déplacée, avec ses talons dorés, au milieu des ruisseaux d’eau sale, que je ne peux pas m’empêcher de la suivre des yeux.

La maison de Béatrice est en vue. Béatrice est la fondatrice de notre association, son cerveau et son âme, et nous en sommes les petites mains. Elle connaît très bien la Syrie où elle a longtemps vécu. C’est elle qui, à l’automne 2011, a commencé à collecter de l’argent pour répondre aux appels à l’aide d’amis et anciens collègues. Quand la collecte s’est essoufflée par lassitude des donateurs, elle a cherché de l’argent ailleurs, et découvert qu’il était possible d’en trouver. Les sommes ont petit à petit augmenté, et nous voici à présent avec des budgets conséquents à gérer – conséquents, mais bien sûr totalement insuffisants par rapport aux demandes de nos réseaux syriens. Nous aidons une dizaine de réseaux, tous différents, de la personne isolée qui aide quelques familles de voisins mal lotis au grand groupe organisé qui vient en aide à plusieurs milliers de personnes. A Beyrouth, nous sommes quatre à nous occuper de l’association, quatre femmes, toutes bénévoles pour le moment, mais nous devrons bientôt recruter des salariés car sinon nous n’arriverons pas à tenir le choc.

Nous voici toutes les quatre : en plus de Béatrice et moi, sont arrivées Juliette, qui travaille pour une ONG humanitaire et nous aide en sous-marin, la seule d’entre nous à venir du milieu de l’humanitaire et à en maîtriser les arcanes, et Céline, la dernière venue, efficace et motivée, la seule à ne pas connaître la Syrie et à ne pas parler arabe, mais qui abat un gros travail de proposals, rapports et comptabilité.

On doit parler de beaucoup de choses : la recherche de nouveaux bailleurs, les rapports à faire, les problèmes des factures qui sont très difficiles à récupérer et mettent les réseaux en danger. On décide d’acheter un coffre-fort, des fonds de plus en plus importants transitant par notre caisse, à savoir le tiroir du bureau de Béatrice. La situation sécuritaire de plusieurs réseaux est préoccupante : le réseau Rosalie a dû se mettre en veilleuse à la suite d’une arrestation, depuis un mois ils ne peuvent plus travailler. Le réseau Salam a perdu trois médecins en quelques mois. Nous sommes sans nouvelle de la tête du réseau Furat, qui travaille sur l’Euphrate, dans des régions de plus en plus difficiles à atteindre. La situation des villes assiégées se dégrade de jour en jour. Et puis quelques bonnes nouvelles : nous avons trouvé des fonds pour financer un projet de réouverture d’école qui permettra de rescolariser 300 enfants, dans un village dont l’école, pillée et bombardée, n’était plus opérationnelle. Le jeune Abd al-Rahman, enfin : l’histoire se complique sans fin. La famille est palestinienne, Abd al-Rahman n’a donc pas de passeport mais un simple « document de voyage », comme tous les Palestiniens de Syrie, qui ne lui permet pas d’entrer en Jordanie. Il est donc impossible de le faire soigner à Amman. On déprime sec, parce que ça aurait été une très bonne solution. Mais Béatrice, qui ne s’avoue jamais vaincue, a déjà d’autres idées d’associations à démarcher. On en reparlera à la prochaine réunion.

Minuit. On n’a pas fini notre ordre du jour, mais tout le monde tombe de sommeil. Retour à la maison dans les flaques, prochaine réunion la semaine prochaine, chacune a sa liste de choses à faire.

L’ampoule de la chambre est changée, mais je n’ose pas allumer de peur de réveiller Carlito. Surprise ! La lampe brille dans le noir, sans électricité. C’est une ampoule basse consommation de mauvaise qualité, qui laisse voir des lueurs laiteuses, des petits flashs de lumière blanche dans le noir de la nuit. Je la contemple un bon moment avant de m’endormir.