7 jours à Beyrouth

Tempête sur Beyrouth : jeudi 12 décembre

8h30. La crèche a rouvert, mais Nabila n’arrivera pas à venir aujourd’hui. Ce n’est toujours pas véritablement la tempête, juste une pluie drue assortie de bourrasques. Par contre, je saurai après coup que c’est la tempête à Damas : Amal et Soulafa, qui sont déjà rentrées, passeront trois jours sans électricité et sans chauffage. Souad, elle, est encore à Beyrouth pour quelques jours, je prends rendez-vous avec elle pour dimanche.

La température n’arrête pas de baisser, il fait très froid dans la maison : 12 degrés dans le salon. La bouteille de gaz du gros chauffage qui nous empoisonne mais nous réchauffe est en train de rendre l’âme. Je suis inquiète pour les petits, j’espère qu’ils ne tomberont pas malades.

Je conduis bébé 1 à la crèche, en laissant bébé 2 avec son père qui regarde la boîte d’antihistaminiques en se demandant s’il doit en reprendre ou pas (l’invasion des plaques rouges a régressé, mais pas totalement disparu).

La crèche se trouve dans l’église Notre-Dame-des-Anges : comme toute les structures éducatives du Liban, c’est une crèche privée, donc confessionnelle. Elle est dirigée par sœur Clarisse, une nonne à cornette de l’âge de la retraite, que je renonce à essayer d’appeler « ma sœur » par peur du fou-rire. C’est une belle crèche, bien équipée ; comme dans toutes les crèches semblables, l’enfant y est un client-roi. Sœur Clarisse me fait promettre que Carlito et moi viendrons, avec les deux bébés, assister à la fête de pré-Noël qui a lieu la semaine prochaine. Je ne peux que promettre. Je vois d’ici toute l’équipe déguisée en Pères Noël (et je ne me trompe pas). Sœur Clarisse déplore que je ne sois pas inscrite sur Facebook pour aller voir le Facebook de la crèche, où on trouve, chaque jour, des photos des activités que font les enfants.

9h30. Retour à la maison. Aujourd’hui, je ne couperai pas au fait de montrer mon nez au bureau, d’ailleurs j’y ai des choses à faire, outre mon chapitre 6. D’ailleurs il ne pleut plus, et les ruisseaux d’eau boueuse ont à peu près séché. Je me mets donc en route pour l’Ambassade de France, dans l’enceinte de laquelle se trouve mon bureau. Les commerces familiers de la rue principale défilent, avec leurs noms auxquels je suis maintenant habituées. La bourgeoise, habits de femmes. La chute, vêtements féminins. Oxygène, Body Work, Sign of the Times, Big Sale, Zouzou, Pim et Pam. Isis et Élie, salon de beauté. Solarium – esthéticienne Nadine. Mahmoud le tailleur. Drap d’lit, linge de maison. Pain d’or, Moulin d’or, Épi d’or, la Mie doré : ici, toutes les boulangeries sont d’or. Terrible, mode hommes-femmes. Coton mall. Zizette, sanitaires pour collectivités. Pizza Hut. McDonalds (avec un toboggan pour les enfants, le seul de tout le quartier : déprime). Le roi des Shawarmas. Hawa chicken, Lala chicken, Tapis-tapis, officines de traduction, syndicat des traducteurs assermentés. Sécurité générale du Liban : des militaires partout, des uniformes bleus, kakis, marron. Puis l’Ambassade de France, grand bunker gardé par deux tanks, où l’on ne pénètre qu’en montrant patte blanche, ou du moins sa pièce d’identité. Devant moi, plusieurs femmes voilées qui vont probablement à la bibliothèque de l’Institut français, ou bien au consulat pour une demande de visa. Je montre mon badge, il faut passer au détecteur de métaux. L’agent de sécurité libanais fait la grimace, il agite ostensiblement sa main sous son nez, tord sa bouche dans tous les sens, louche vers les femmes qui viennent de sortir de la guérite et lâche avec élégance : « Ça chlingue ! ». Je fais semblant de ne pas avoir compris (peut-être ai-je effectivement mal compris ?) et je me faufile entre les bâtiments pour gagner mon bureau. Je salue quelques collègues, me colle devant mon ordi, et abat du travail ordinaire en essayant de ne pas penser à mon chapitre 6 ni au rapport que je dois faire pour l’ONG médicale. Je déjeune avec deux collègues qui me racontent leurs problèmes : l’un a sa voiture en panne, l’autre s’inquiète de la qualité de l’enseignement des langues dans l’école privée où il a inscrit des enfants.

Dans l’après-midi, retour à la maison. Un coup de fil d’Amal, en chemin, qui voudrait savoir quand on va pouvoir leur envoyer des sous (on ne parle pas de sous au téléphone, bien sûr, on parle des « nouveaux films » ou de « quelques volumes de livres très intéressants »). Je dois appeler Béatrice pour voir où nous en sommes dans notre trésorerie. Renseignements pris, on peut leur envoyer 3000 dollars. Je la rappelle pour lui dire que je lui ferai passer trois tomes de bandes dessinées qu’elle n’a pas encore lu. Elle pouffe. Amal est capable de pouffer, avec énergie, dans toutes les situations.

16h. À nouveau collée devant mon ordi, pour le rapport médical cette fois-ci. Il me manque beaucoup de factures mais j’ai récupéré, lors de notre réunion, les informations nécessaires pour le rapport narratif, et ce matin, un médecin du réseau Astérix (les noms de nos réseaux sont délibérément ridicules) m’a envoyé les listes des médicaments et du matériel médical qu’ils ont acheté depuis le mois d’août grâce à notre subvention. La liste est en arabe, écrite à la main, difficile à déchiffrer (une écriture de médecin ou de pharmacien sans doute), surtout lorsqu’on ne s’y connaît pas en médicaments. L’ONG médicale qui nous a financé exige la traduction de tous les documents joints au dossier, et de connaître les molécules contenues dans les médicaments. Je passe le reste de l’après-midi à déchiffrer des noms de médicaments en arabes, à chercher leurs homologues occidentaux, et à trouver les molécules qu’ils contiennent ainsi que leur utilité. J’enrichis aussi considérablement mon vocabulaire arabe : j’apprends à dire (et à traduire) des termes aussi cruciaux que « défibrillateur », « tubes jetables pour perfusions » ou « poches de sang » (grande taille, petite taille). Si l’ONG n’accepte pas mon rapport narratif, je laisse tomber.

17h30. Au milieu de mon rapport, je reçois le mail suivant, provenant du secrétariat de l’Ambassadeur : « Offre de Noël — Champagne MUMM. Mondial Ambassades Service — Fournisseur du corps diplomatique. CHAMPAGNE G.H.MUMM EN PROMOTION PONCTUELLE valable seulement jusqu’au 17 Décembre 2013, à partir de 120 bouteilles de champagne Cordon Rouge Brut G. H. MUMM, au prix forfaitaire unitaire de € 20.57 ». Le message précise : « C’est une commande annuelle et nous devons respecter le délai requis. Le paiement se fait par chèque en euros à la livraison ; des frais de dédouanement seront ajoutés à la commande (environ 600 livres libanaises par bouteille). Merci, si vous êtes intéressés, de nous faire parvenir votre commande sur le document joint de manière centralisée par service. » Quelques minutes après, ultime précision : « Des frais de transport vers le Liban sont à prévoir : environ 0,26 euros par bouteille (selon la quantité totale commandée). Ce calcul sera notifié sur chaque facture individuelle. Le minimum de commande est de 6 bouteilles par personne. » Qu’on se le dise.

18h30. Rapport à peu près bouclé, je l’envoie en vitesse à l’ONG médicale et sors voir la situation au salon. Bébé 1 fait du tricycle à toute vitesses autour de la pièce, le panier à linge renversé sur la tête ; hystérique et heureux, il hurle « Un casque pour la moto ! » et parvient à éviter les murs et les coins de meubles avec une précision sidérante. Bébé 2, lui, mange du riz avec les mains sous le regard désespéré de son père (mais lui est très content). Je passe quelques heures en famille. Puis l’erreur classique : un coup d’œil au mail avant d’aller se coucher. Le responsable de l’ONG médicale me demande, courtois mais un rien agacé, pourquoi je lui envoie un rapport en arabe en pièce jointe, alors qu’il attend notre narratif en anglais. Vérification rapide : je me suis trompée, et lui ai envoyé le rapport en arabe de l’un de nos réseaux, qui porte en gros, en première ligne, la mention suivante : « Ceci est un rapport secret qui n’est pas destiné à être communiqué à quiconque ». Je m’excuse stupidement et renvoie le bon document, en lui demandant de détruire le rapport secret.