Vacarme 71 / Sales races

Ferguson, poursuivre les luttes Une discussion entre Michael Hardt & Alvaro Reyes

9 août 2014. Michael Brown, jeune afro-américain, est abattu par un officier blanc à Ferguson. Il ne sera pas poursuivi. Plus de six mois plus tard, à l’heure de boucler ce numéro, la situation est toujours tendue dans la ville. Entre temps, d’importantes manifestations se sont organisées un peu partout aux États-Unis. « Please don’t shoot ». Selon Michael Hardt et Alvaro Reyes, elles témoignent surtout d’une révolte contre le système raciste étatsunien. Black or White. Personne n’échappe à la ligne de couleur. Telle est la force de l’anti-blackness, ce régime de pouvoir qui contrôle le corps social en le racialisant.

Michael Hardt L’un des aspects inédits de cette vague de manifestations contre la violence policière née à Ferguson et qui a déferlé dans tous les États-Unis est sa composition raciale. Non seulement les manifestations ciblent des problèmes liés aux injustices raciales mais, de plus, elles sont menées par des personnes de couleur. Il y a bien sûr une majorité d’activistes blancs, radicaux comme libéraux, mais les personnes de couleur sont au coeur du mouvement. C’est une différence notable avec les mouvements politiques d’envergure nationale des dernières décennies. Il était dommage que relativement peu de personnes de couleur aient été impliquées dans les mouvements issus de la crise du sida dans les années 80 et 90 (pensons à Act Up et Queer Nation), de l’altermondialisme, des mouvements anti-guerre de la première décennie du siècle et plus récemment du mouvement Occupy. Beaucoup des activistes blancs impliqués dans ces mouvements reconnaissent la centralité de la race dans la politique américaine, ils ont même activement cherché la participation d’activistes métis et latinos (brown) et noirs, mais sans résultats probants. Depuis Ferguson, on assiste au contraire à un mouvement centré sur les Noirs et qui attire des activistes de toutes les races. C’est une première à si grande échelle depuis les années 1960-1970, lorsque des organisations noires très inventives comme le SNCC (Comité de Coordination Non-violent des Étudiants) et les Black Panthers avaient réussi de telles mobilisations.

Alvaro Reyes Un autre aspect marquant est que toutes ces réactions générales dépassent largement un contexte initial très particulier. Ferguson et le meurtre de Mike Brown ont été le point de départ d’un récit national construit autour de cette vague de protestation. Mais les réactions aux affaires de Eric Gardner, Tamir Rice, Akai Gurley et John Crawford montrent bien que « Ferguson » est un nom symbolique pour un moment de refus général contre une violence d’État insupportable et une coercition policière dirigée contre les corps noirs et métis et latinos.

Néanmoins, il faut continuer à regarder la situation générale des communautés noires, métisses et latinos pour ne pas réduire ce moment aux problèmes du contrôle et des violences policières. Ce moment est d’une puissance incroyable en partie parce qu’il s’ancre dans un contexte de grèves massives dans les prisons, de mouvement national pour l’augmentation du salaire minimum, ou encore de mécontentement face aux pratiques d’expulsion des migrants. Mais il faut surtout le replacer dans un contexte d’épuisement des formes de contrôle social racialisées, articulées autour de l’anti-blackness, qui fonctionnent comme un pilier du néolibéralisme étatsunien. Par exemple, la phagocytose des infrastructures publiques au nom de la croissance économique n’aurait pas été accueillie si favorablement par la population si « public » n’était devenu synonyme de « Noir » (et ceci depuis les années 1970), et « Noir » synonyme de « criminel ».

« “Ferguson” est un nom symbolique pour un moment de refus général contre une violence d’État insupportable. »

Plus qu’un refus de la violence policière, nous assistons à un rejet généralisé de la criminalisation de la blackness. Ce moment ouvre la voie à l’expression manifeste d’un antagonisme avec le paradigme néolibéral, alors même que la classe moyenne blanche réalise que les promesses de ce paradigme partent en fumée.

M.H. Vous avez certainement raison en soulignant que la violence policière ne constitue pas une explication entièrement satisfaisante. La violence policière contre les gens de couleur n’a rien de nouveau aux États-Unis comme ailleurs, et n’a même pas significativement augmenté ces dernières années. Cette reconnaissance nouvelle, signifie-t-elle alors qu’il existe de nouvelles conditions structurelles ? Je crois que la blackness fonctionne comme une limite institutionnelle qui révèle la nature pour le moins ambigüe du régime de contrôle. En outre, à un niveau conceptuel, elle sert à connecter divers mouvements de protestation sociale contre les bas salaires, l’injustice raciale, l’incarcération de masse et la citoyenneté.

Pourtant, je constate avec inquiétude que ces manifestations post-Ferguson n’ont pas encore réussi à s’organiser avec d’autres mouvements. Sauront-elles s’intégrer à des mouvements qui luttent pour l’augmentation du salaire minimum, le droit des immigrés et autres ?

A.R. Cette question de l’articulation dépend entièrement de la fonction structurelle de l’anti-blackness aux États-Unis (ce que, après Frantz Fanon, nous pourrions tout aussi bien appeler la blackness « dans les yeux de l’homme blanc »). C’est-à-dire que si l’on réduit la blackness à la race, alors l’anti-blackness n’est autre que le contrôle violent des corps noirs. Cette définition de l’anti-blackness peut sembler évidente au vu des violences d’État massivement dirigées contre les personnes noires, pourtant je pense qu’elle est erronée.

Il me semble plutôt que l’anti-blackness, incarnée dans la violence faite aux corps noirs, fonctionne plutôt comme le cas extrême qui organise notre société, et ce peu importe la race. L’anti-blackness est un mécanisme d’autodiscipline par lequel notre société apprend à tourner le dos à toute possibilité d’organisation sociale égalitaire. Elle ne peut alors que voir ces alternatives comme une anarchie et un chaos.

C’est pourquoi quand des Noirs refusent la violence qu’on leur inflige, ils remettent nécessairement en question sa nature systémique. Leurs actions ont le pouvoir complètement unique, et totalement disproportionné d’un point de vue numérique, de rouvrir la possibilité pour tout un chacun de faire de ses luttes un défi dirigé contre les difficultés liées à leur situation particulière, mais aussi contre une structure fondamentalement inégalitaire.

« Aucun hashtag, like ou flashmob n’abouti à un mouvement et encore moins à une organisation. »

C’était vrai après l’auto-émancipation des esclaves au XIXe siècle, pendant la Révolte noire des années 1960-1970, et je crois que ce sera encore vrai aujourd’hui. Je veux dire par là que le défi principal de la lutte contre l’anti-blackness n’est pas de s’articuler à d’autres luttes mais, au contraire, d’être la lutte qui articulera toutes les autres. Dans ce pays en particulier, elle est la pré-condition de possibilité de l’articulation de toutes les luttes. Il est vrai que je ne vous ai pas donné une réponse opérationnelle en terme d’organisation pratique des gens et des problèmes, mais cette perspective appelle à apprendre des expériences passées, qui ont bien montré que leur force dépendait directement de leur capacité à s’emparer de cette réalité essentielle.

M.H. C’est pourquoi les questions d’organisation et d’articulation resteraient insolubles sans la prise en compte de cette prémisse théorique et institutionnelle. L’un des dangers qui menace le mouvement est bien de réduire ces manifestations à la violence policière contre les Noirs au lieu de les prendre en compte dans un cadre général qui définirait le rôle socio-politique de la blackness. Et c’est d’autant plus difficile que la compréhension de cette prémisse passe forcément par les luttes spécifiques contre la violence faite aux corps noirs.

A.R. Absolument. Et même si l’anti-blackness ne se réduit pas au contrôle des Noirs, il n’y a aucun mouvement contre l’anti-blackness qui ne soit pas mené par un Noir ou qui ne cible pas spécifiquement les violences faites aux corps noirs. On rejoint ici votre première remarque. On a le sentiment inédit que ces manifestations placent les Noirs au coeur du mouvement. Cette reconnaissance de la fonction de l’anti-blackness nous donne les outils pour penser les limites de mouvements comme Occupy ou des marches de migrants de 2006 (même si à mes yeux ces dernières eurent une portée très forte). En effet, aucun ne réussit à s’attaquer à la question de l’anti-blackness et, par conséquent, ils ne purent clarifier leur position face à la structure de la société américaine.

Nous pouvons aussi replacer l’ascension d’Obama dans ce contexte si l’on se souvient que, dans les années 2006-2007, nous étions arrivés à un degré similaire de mécontentement. Il me semble que l’enthousiasme pour un président au phénotype noir était (au moins en partie) une vague tentative de reconnaître le lien entre un défi à l’anti-blackness et un changement structurel. Cette utilisation de la blackness phénotypique d’une figure politique comme substitut aux vraies positions politiques ne manqua pas de créer une déception profonde chez ses partisans. Car avec cette élection, se développait pour un moment la fausse impression que l’on s’était confronté aux problèmes de l’anti-blackness et de la violence faite aux communautés noires, et donc que l’on avait remis en question les inégalités structurelles, ce qui était loin d’être le cas.

M.H. Il y a par ailleurs toute une série d’obstacles qui empêchent le mouvement de prendre plus d’ampleur. Par exemple le meurtre des deux policiers de New York le 20 décembre 2014 a eu l’effet d’une douche froide sur le public en général comme sur les personnalités qui le soutenaient, son expansion s’est temporairement essoufflée. Le mouvement souffre également d’obstacles internes, par exemple le refus d’un leadership traditionnel se mélange parfois avec un refus de s’organiser tout court. Il est admis qu’historiquement la politique des Noirs aux États-Unis est l’affaire de grands hommes : Martin Luther King, Malcom X, etc. Les jeunes activistes refusent désormais fermement ces hommes charismatiques. Que ce soit à Ferguson ou dans le mouvement en général, les leaders potentiels ont été mis sur la touche.

Le rejet d’un leadership traditionnel suppose pourtant un degré d’organisation encore plus élevé. Nous sommes à un moment charnière où les anciennes formes d’autorité sont rejetées, alors que les nouvelles formes d’organisation ne sont pas encore formées. Ceci est d’ailleurs aussi vrai pour Ferguson que pour Occupy, ou que pour le mouvement altermondialiste.

A.R. Les discussions qui abordaient ces tensions furent passionnantes à suivre pendant les dernières semaines. Ces événements nous permettent finalement de réapprendre la différence entre une protestation, un moment, un mouvement, une organisation — ces notions étaient devenues synonymes.

Je crains néanmoins que la route ne soit très longue, pour au moins deux raisons précises : premièrement, l’amalgame total entre politique et électoralisme, qui subordonne tout effort d’organisation politique autonome aux caprices du Parti Démocrate (Démocrates qui, sans nul doute, s’approprieront puis musèleront ce mouvement comme ils l’avaient fait pour les marches de migrants en 2006). Ceci est particulièrement dramatique parce que cette récupération annihile tout le savoir-faire organisationnel au-delà de la simple échéance électorale ; deuxièmement, le mouvement souffre de la confusion entre visibilité, en particulier sur les réseaux sociaux, et efficacité politique. Il faut le dire une fois pour toutes : aucun nombre de hashtags, de like, ou de flashmobs n’aboutissent à un momentum, un mouvement et encore moins à une organisation. Surmonter ces deux obstacles est essentiel pour sortir de l’impasse dans laquelle dépérissent toutes ces nouvelles formes de mobilisation.

Comme chaque fusillade perpétrée par la police augmente d’autant le sentiment général que l’intolérable est atteint, il semble que nous aurons du temps pour régler ces questions.

M.H. Un autre « obstacle de l’intérieur » pour cette vague de mouvements vient de l’incompatibilité des modes de militance. Cette incompatibilité est parfois exhibée comme l’alternative entre la violence et la non-violence, mais cet antagonisme a vraiment à voir avec les tactiques concrètes mises en place pour combattre la police et répondre aux agressions policières. Cette tension n’est pas nouvelle. Dans le mouvement altermondialiste elle s’exprimait généralement par un face à face entre Black Bloc et militants pacifistes. Dans le mouvement actuel, à cette tension s’ajoute la division de la race. Les personnes de couleur se battent rarement contre la police dans les rues, et ils sont plus susceptibles de subir violences policières et arrestations pendant les manifestations. Le danger serait que les manifestants blancs combattent les policiers mais que ce soit les manifestants noirs qui en payent le prix. Aucun de ces obstacles n’est proprement fatal mais la question demeure : si le mouvement ne perd pas de vitesse et surmonte ces obstacles, quelle forme prendra-t-il ?

A.R. Pour réfléchir à la suite, il faut revenir sur la partie la plus visible de ce mouvement, qui n’est que la partie émergée d’un immense iceberg où l’insubordination du sous-prolétariat noir, métis et latino a partie liée avec la crise du néolibéralisme. Pour autant, je refuse les discours qui proposent que l’on dépasse la « race » pour revenir à la « classe » ; je crains fortement que ce genre d’analyse ne nous mène à une impasse. Au contraire, l’incroyable force de ce mouvement résulte du lien très faible (créé par le racisme) entre les Afro-Américains, les Amérindiens, les Afro-Descendants ou les Latinos et la classe ouvrière américaine ; pensez par exemple au phénomène « derniers embauchés, premiers virés ». Parce que les revendications de la classe ouvrière américaine se concentrent quasi exclusivement sur une redistribution des salaires qui assurerait une expansion continue de la valeur du capital, la particularité et la force du radicalisme noir vient de sa capacité à regarder plus loin que la redistribution et à reposer la question de la valeur dans son sens social.

Que l’on parle de « la communauté chérie » de Martin Luther King ou « des communes de quartiers » de Malcom X, ces visions puisent leur force dans une remise en question du capitalisme par trois stratégies simultanées : la réalisation d’une autonomie matérielle (Malcom X aimait dire « tout ce qui est pour nous, devrait être fait par nous »), la création de nouvelles formes de vie institutionnelles, et finalement, la production de nouvelles valeurs qui remettent profondément en cause « la valeur » de la production capitaliste, plutôt que de chercher à la redistribuer.

À mes yeux, pour que ce mouvement ait un futur, il faut repenser cet héritage et assimiler les leçons historiques du radicalisme noir aux États-Unis, et ce particulièrement maintenant que l’expansion de la valeur capitaliste a atteint, au moins temporairement, ses limites structurelles.

Post-scriptum

Michael Hardt est théoricien politique américain et enseigne à la Duke University. Il a notamment écrit, avec Antonio Negri, la trilogie Empire : Empire (Exils, 2000), Multitude (La Découverte, 2004) et Commonwealth (Folio, 2014).

Alvaro Reyes est professeur assistant à l’université de Caroline du Nord. Ses travaux portent sur la géographie politique, les processus de racialisation et les mouvements indigènes aux Amériques, les rapports entre décolonisation et théorie critique. Il a notamment écrit « Revolutions in the Revolutions : A Post-counterhegemonic Moment for Latin America ? », South Atlantic Quarterly (2012) 111(1) : 1-27.

Traduction de Thaïs Gendry. Ce dialogue a initialement paru, le 1er janvier 2015, sur le site de la revue italienne Euronomade.