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l’universel a-t-il jamais été abstrait ? FAQ

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l’universel a-t-il jamais été abstrait ?

Abandonner l’universel. Leitmotiv des discours politiques depuis la Révolution française. Abstrait, inutile, réactionnaire, il aurait masqué les hommes réels. Quelle place pour les esclaves, les femmes, les pauvres, les colonisés, les immigrés, les gays… ? Retraçant la généalogie de ses détracteurs, Sophie Wahnich réaffirme au contraire la nécessité de revendiquer la force émancipatrice de l’universel pour forger un idéal politique à même de mobiliser vers un au-delà utopique. Loin d’être une abstraction vide et mortifère, il permet au contraire de faire surgir dans le présent des avenirs qui ne sont pas encore.

Qu’appelle-t-on l’universel abstrait ?

L’idée que l’homme universel des déclarations des droits de l’homme et du citoyen est une abstraction qui vaut pour tous les hommes et pour tous les temps, que cela renvoie à un concept d’homme, voire à une nature humaine et non à des hommes concrets doués de particularités socio-historiques.

Et c’est vrai ou faux ?

C’est à la fois vrai et faux.

Vrai car les déclarations de 1789 et de 1793, affirment un dogme : l’unité du genre humain et pour postuler cette unité et en faire un invariant, il faut fabriquer une abstraction dans laquelle pourront se couler tous les hommes qui réclament leurs droits au regard de ces déclarations.

Mais c’est faux pour plusieurs raisons.

La première, c’est que justement, il y a eu plusieurs déclarations et qu’en conséquence nul ne peut ignorer qu’elles sont situées et révisables au gré du politique et qu’elles sont donc des objets culturels et politiques et non des objets naturels, même quand on valide encore comme au XVIIIe siècle l’idée de droit naturel. Ce droit naturel n’existe que s’il est déclaré culturellement.

La seconde, c’est qu’en 1793, on a conscience que les constitutions et même leurs principes normatifs ne peuvent être pensés pour l’éternité. Article 28 : « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. »

La dernière c’est que cet universel n’est pas pensé comme une abstraction, mais comme un outil efficace très concret : une machine de guerre très concrète pour inclure des hommes très concrets eux aussi dans la sphère sociale d’un droit garanti.

Ainsi l’article 1 de la déclaration de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » met à mal les castes d’Ancien régime, la société d’ordre où l’on naissait noble ou non noble doté de privilèges ou doté de sa seule puissance de vie et de survie. Souvenez-vous de la tirade du Figaro de Beaumarchais : « Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! (…) Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs, pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes (…) ».

L’utilité sociale vient compléter l’affaire car on accusait les nobles qui n’étaient même plus capables de faire la guerre de défense, de ne servir à rien ! d’être hors le bien commun.

Mais cet article 1 va plus loin encore, car sa formulation conduit à remettre en question l’esclavage qui sévit dans les plantations des colonies. Là, on pouvait naître esclaves, et c’est contre cette logique qui transforme des hommes en marchandises que cet article est aussi rédigé. Le XVIIIe siècle n’a cessé de questionner l’esclavage et l’abbé Jaucourt dans l’Encyclopédie avait bien expliqué que les marchands de chair humaine étaient impardonnables. « L’achat de nègres pour les réduire en esclavage, est un négoce qui viole la religion, la morale, les lois naturelles et tous les droits de la nature humaine. (…) Les hommes et leur liberté ne sont point un objet de commerce, ils ne peuvent être ni vendus ni achetés, ni payés à aucun prix. Il faut conclure de là qu’un homme dont l’esclave prend la fuite ne doit s’en prendre qu’à lui-même, puisqu’il avait acquis au prix d’argent une marchandise illicite, et dont l’acquisition lui était interdite par toutes les lois de l’humanité et de l’équité. »

Olympes de Gouges écrit elle aussi sur le marronnage, Robespierre, Grégoire défendent dès 1789 avec constance la cause des hommes libres de couleurs et des esclaves. Mais aussi Mirabeau dans ces termes : « Pourrait-on cacher aux peuples éloignés cette révolution qui est votre gloire ? La proclamation des droits de l’homme et du citoyen retentira-t-elle dans toutes les parties du globe ? (…) Si cet effet plus ou moins éloigné de la Révolution française est inévitable, une multitude d’esclaves resteront-ils seuls témoins immobiles, victimes résignées du privilège exclusif de la liberté ? Ne voudront-ils pas ou la conquérir ou qu’elle leur soit rendue ? Parviendra-t-on à leur voiler le spectacle, à les priver désormais de la raison et de la réflexion comme on les prive de la liberté ? Les Blancs suffiront-ils à maintenir par leur seule force le régime que vous avez détruit ? Ou pourront-ils se borner à en faire une parodie insolente ? Transformeront-ils en mystère religieux les usages et les devoirs des hommes libres ? Réserveront-ils la pratique de la liberté pour de certains lieux pour de certains jours ?

Non (…) il faut dès cet instant préparer les Noirs à la possession d’un bien qu’aucun homme ne tient de son semblable et qui est le domaine universel de l’humanité. »

La violence du droit, c’est la violence qui permet de sortir de l’esclavage.

Les royalistes et le lobby colonial ne s’y sont pas trompés. Ils espèrent faire tomber à la trappe cette déclaration qui est devenue leur terreur. Au moment où les Blancs cherchent à obtenir une représentation à la constituante et empêcher les libres de couleur d’avoir accès à ce pouvoir constituant, Rivarol s’indigne contre la déclaration dans ces termes : « Les nègres dans nos colonies et les domestiques dans nos maisons peuvent, la Déclaration des droits à la main, nous chasser de nos héritages. Comment une assemblée de législateurs a-t-elle feint d’ignorer que le droit de la nature ne peut exister un instant à côté de la propriété ? (…) L’assemblée nationale n’a pas voulu se souvenir que les hommes naissent inégaux, et que la loi est l’art de niveler les inégalités naturelles. »

Alors cet universel qui peut apparaître abstrait est un outil concret, il permet de lutter contre l’esclavage en ayant effectivement une norme à mettre en crise qui permet d’argumenter dans l’espace social et politique.

Les mêmes royalistes ne supportent pas non plus la mobilité sociale que la déracialisation des nobles et non nobles peut produire au sein de la société française. Une société d’ordres c’est-à-dire au sens strict, sans désordre, chacun à sa place avec la certitude que cette place est héréditaire et immuable.

Or cette manière d’inscrire la place sociale dans le hors temps n’est pas moins abstraite, le futur est toujours soit un imaginaire soit une abstraction.

Vivre libre ou mourir
Sophie Wahnich

Mais cet outil est-il suffisant quand on est minoritaire, exploité voire aliéné pour obtenir ses droits ?

Non bien sûr, les droits ne sont effectifs que s’ils sont défendus par des luttes politiques puissantes en leur faveur.

Même pendant la Révolution il faut cinq ans pour abolir l’esclavage. D’un côté il y a ceux qui veulent réserver les droits de l’homme et du citoyen aux métropolitains blancs et abandonner à leur triste sort les esclaves et de l’autre ceux qui réclament cette abolition pour que la situation du droit positif soit conforme au droit naturel normatif. Mais la Déclaration des droits de 1789 fait ses preuves car elle ne se contente pas de déclarer l’humanité une, elle affirme le droit de résistance à l’oppression en le fondant sur le principe de la liberté réciproque. Là encore l’hypothèse d’une humanité une permet de fonder ce droit. Dans son exposition raisonnée des droits de l’homme qui précède la rédaction du texte, Sieyès affirme « Tous ayant un droit découlant de la même origine, (…) il suit que le droit de chacun doit être respecté par chaque autre, et que ce droit et ce devoir ne peuvent pas ne pas être réciproques. Donc le droit du faible sur le fort est le même que celui du fort sur le faible. Lorsque le fort parvient à opprimer le faible, il produit effet sans produire obligation. Loin d’imposer un devoir nouveau au faible, il ranime en lui le devoir naturel et impérissable de repousser l’oppression. C’est donc une vérité éternelle, et qu’on ne peut trop répéter aux hommes, que l’acte par lequel le fort tient le faible sous son joug, ne peut jamais devenir un droit ; et qu’au contraire l’acte par lequel le faible se soustrait au joug du fort est toujours un droit, que c’est un devoir toujours pressant envers lui-même. »

Cette conception réciproque et anti-tyrannique du droit vient de la reconnaissance primordiale de la commune humanité de tous les êtres doués à la fois de sensibilité, de raison et de parole. La violence du droit ce n’est pas n’importe quelle violence, c’est la violence qui permet de sortir de l’esclavage, pas la violence qui réduit en esclavage.

Mais alors pour qui est-ce un problème, cet universel abstrait/concret ?

Là encore rien de surprenant, enfin dans un premier temps….

Ceux qui accusent les révolutionnaires d’être abstraits et donc insensibles sont ceux même qui défendent le lobby colonial et les royalistes. Les anti-lumières : Edmund Burke en 1790, puis Joseph de Maistre, de Bonald. Ils ne supportent pas l’idée que l’on puisse avoir des émotions en faveur de cette nouvelle égalité ou liberté réciproque. Ils inventent une révolution univoque froide et dénuée de sentiments.

Burke affirme pour la première fois que « la chose publique est désormais dépouillée de toutes ses ressources pour engager l’affection », car il nie l’existence même de ce que les sensualistes et à leur suite de nombreux révolutionnaires nomment la « raison sensible ». Naît un motif qui oppose l’abstraction froide de la Révolution aux chaleurs de la religion et de l’hérédité nobiliaire. Burke récuse en particulier la liberté humaine comme résultant de l’usage de la raison et affirme que les êtres humains sont des êtres de passion qui doivent de ce fait s’en remettre à Dieu. Selon lui, seule la providence divine organise le développement historique des hommes dans le déploiement incessant de la tradition, selon les règles de l’hérédité. La Révolution française est ainsi à la fois un blasphème et une négation des lois naturelles de l’histoire au nom d’abstractions de « sophistes, d’économistes et de calculateurs ». Il affirme ainsi que « l’idéal de l’Église et l’idéal chevaleresque sont foulés au pied » par une révolution assimilée à un retour à la barbarie.

Quand l’unité du genre humain n’est plus déclarée, ça se passe très mal pour les dominés.

Mais si les anti-esclavagistes sont sensualistes et fondent les normes sur l’intuition sensible de la commune humanité, de l’égalité politique et de la justice d’équité, ceux qui ne veulent pas toucher aux colonies peuvent être ces Blancs qui se disent effectivement eux-aussi révolutionnaires et fabriquent la parodie dénoncée par Mirabeau. Ce ne sont pas les seuls royalistes qui récusent l’intuition sensible de l’égalité, la protovaleur aristotélicienne, ce sont les tenants de la liberté économique illimitée qui est elle-même en contradiction avec la réciprocité du droit. Contre la politique qui repose sur des principes de justice, ils préfèrent déjà la realpolitik des intérêts.

La période n’est certes pas exempte de contradictions. Ceux-là vont utiliser la puissance du droit des déclarations pour s’autoriser à conquérir le monde par la force. Ils subvertissent le sens des déclarations sans vergogne.

Du coup cet universel une fois de plus n’est pas abstrait, il devient un alibi pour se poser en nation supérieure apte à conquérir le monde puis à le gendarmer. Face à cela les mêmes acteurs révolutionnaire Grégoire, Robespierre, Saint-Just, Billaud-Varenne refusent ardemment cette logique de conquête. Robespierre déclare ainsi que « celui qui opprime une seule nation se déclare l’ennemi de toutes » ou encore que « personne n’aime les missionnaires armés… », mais le mal est fait. On pourrait dire que le brouillage de l’histoire n’aura plus jamais cessé.

Résister à l’oppression
Sophie Wahnich

Ces hommes sans cœur comment font-ils avec les déclarations ?

Ils s’en débarrassent !

Pas de déclaration des droits de l’homme dans une logique d’égalité entre 1795 et 1799 et ensuite plus de déclaration jusqu’en 1948. Un pur droit positif qui n’a plus de normes universelles, et ainsi ce n’est pas un coup de force de rétablir l’esclavage en 1801 mais aussi de produire des statuts juridiques civils et politiques inégalitaires dans les colonies jusqu’en 1945, et de faire un statut spécifique pour les juifs en 1940. Quand l’unité du genre humain et l’égalité en droit ne sont plus déclarées, ça se passe très mal pour les groupes dominés ou minorisés. Le droit les enferme au lieu de les libérer de leur condition. C’est un fait. L’oubli et le mépris des articles 1 et 2 de 1789 produisent des horreurs.

Comment cela se fait-il que personne ne les ait réclamés avant 1945 ?

Certains les ont réclamés mais à partir du moment où Marx lui-même n’y a vu que des idéaux fragiles, des droits formels, cela est devenu disqualifiant du côté gauche. Marx finalement en réduisant la révolution à une révolution bourgeoise fait entendre Burke en ventriloque dans le manifeste et occulte à son tour comme lui le sensualisme révolutionnaire. « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle essentiellement révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens multicolores qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié, pour ne laisser subsister entre l’homme et l’homme d’autre lien que le froid intérêt, que le dur argent comptant. Elle a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité du petit-bourgeois, dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation voilée par des illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, directe, brutale et éhontée. »

Pourtant aucun rentier n’a pris la Bastille !

Du coup pour très longtemps la puissance de l’outil a été déniée et avec lui l’humanité

une, y compris dans la tradition républicaine de la IIIe république qui renoue avec le directoire inégalitaire et récuse les anti-colonialistes et anti-esclavagistes, parle de mission civilisatrice mais se débarrasse de toute Déclaration des droits dans ses textes constitutionnels ! Certes il n’y a plus d’esclaves mais des travailleurs forcés….

Mais depuis la Révolution française ces déclarations, cet universel abstrait n’a servi qu’à consolider la domination coloniale ?

Non, les peuples colonisés s’en sont emparés pour réclamer leurs droits en 1945. Ho Chi Minh déclare ainsi « Tous les hommes ont été créés égaux (…) leur créateur leur a conféré certains droits inaliénables. Parmi ceux-ci, il y a la vie, la liberté et la recherche du bonheur. » Ces paroles immortelles sont tirées de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis d’Amérique en 1776. Prises au sens large, ces phrases signifient : tous les peuples sur terre sont nés égaux ; tous les peuples ont le droit de vivre, d’être libres, d’être heureux. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de la Révolution française (1791) a également proclamé : « les hommes sont nés et demeurent libres et égaux en droits. » Il y a là d’indéniables vérités. La notion de tiers-monde vient d’ailleurs de la notion de tiers état et de sa volonté de compter désormais dans le jeu politique.

Et aujourd’hui ?

Aujourd’hui, nous sommes face à deux problèmes majeurs.

Le côté gauche dans sa grande majorité s’est détourné de l’universel sans vouloir savoir quelles potentialités de lutte il recèle. Dès 1976, l’américain Eugen Weber quand il écrit sur la France au XIXe siècle évoque Frantz Fanon pour parler de l’hexagone comme d’un empire colonial et fait de la Révolution française l’origine de tous les maux. Les postcolonial studies refusent le plus souvent de prendre en compte la conflictualité politique de la période révolutionnaire au sein des révolutionnaires. Bref, on en reste à l’héritage de la IIIe République très problématique et on ne cherche pas souvent à aller plus loin, à commencer par Étienne Balibar qui affirme que le racisme français est noué à « l’idée d’une mission universelle d’éducation du genre humain par la culture du pays des droits de l’homme » loin de ce que disait Robespierre sur les missionnaires armés.

Les postcolonial studies refusent souvent de prendre en compte la conflictualité politique de la période révolutionnaire.

Pourtant c’est la prise au sérieux de la lettre et de l’expérience révolutionnaire, donc cette adhésion politique qui est productrice d’arguments qui mettent le doigt sur la contradiction entre ces principes politiques et la politique coloniale. Raviver l’expérience révolutionnaire, lire le texte révolutionnaire raviver sa langue n’est jamais vain. Les indépendances ne se font pas contre cette langue mais avec cette langue contre celle de Vichy. Mamadou Diouf dans un premier temps a maintenu cet horizon universaliste. « Les discours des colonisés émettant des discours humanistes ancrés dans la Révolution française obligent les colonisateurs à explorer leur identité enfouie, recouverte. Et d’autre part obligent les colonisés à ne pouvoir ni s’approprier ni rejeter systématiquement les valeurs occidentales. Précisément à cause du décalage obscène entre ces valeurs professées et les monstruosités du système colonial. » Ce discours était celui d’alliances possibles entre toutes les parties prenantes d’une volonté de contrôle de la cruauté, de la déshumanisation et de la perversion du droit qu’elles soient occidentales ou non, la langue révolutionnaire de l’universel n’était pas répudiée car elle avait été reconnue comme ayant servi triplement : à la décolonisation, au rejet du régime de Vichy par définition antirévolutionnaire et à ce que Sartre et Aimé Césaire avaient appelé le sauvetage moral de l’Europe par la décolonisation.

Mais aujourd’hui il est revenu en arrière car il veut faire face au deuxième problème majeur : c’est le côté droit qui en appelle à l’universel, le pervertit à nouveau en l’utilisant pour créer une barrière étanche entre groupes culturels. Il utilise les Lumières pour exclure au lieu d’inclure, récuse la possibilité d’une subjectivation et même d’une exemplarité. Il utilise les Lumières contre le projet des Lumières, devenir majeur dans une égalité des intelligences par l’usage de la raison sensible.

Les conflictualités politiques sont forcloses au profit d’une défense de l’Occident face à l’Orient. Pourtant il faudrait défendre la liberté de conscience et la liberté de penser pour retrouver un espace commun. Chacun peut croire mais personne ne peut au nom des croyances transformer l’espace de liberté commune. Liberté de porter le voile et liberté de blasphémer, liberté de vivre même en communautés distinctes mais sans que cela fasse appel à un droit différent. Maintenir l’horizon commun du droit et la possibilité pour chacun de ne pas être assigné à résidence par sa seule naissance…

Bien sûr cela ne résout pas les inégalités sociales, car le droit n’est pas le tout de la politique et l’universel relève à la fois du droit et de l’horizon utopique. Entre les deux il y a le cambouis des luttes.

Venger l’humanité
Sophie Wahnich

Mais alors ce serait juste de l’histoire, l’universel ?

Non, car même des grandes figures critiques de l’universalisme y reviennent, ainsi Judith Butler affirme qu’elle « apprécie beaucoup l’idée que l’universel est un discours qui entre en crise de façon répétée sous l’effet des forclusions qu’il opère, et qui en conséquence contraint de se redéfinir. (…) Le processus de l’universel est ouvert, indéterminé. L’universel en ce sens n’est pas violent ou totalisant, (…) la tache politique est de maintenir cette ouverture, de s’assurer que l’universel reste un site de contestation en crise incessante, d’empêcher sa clôture. » Forclusion et crise pour les esclaves, les femmes, les pauvres, les colonisés, les immigrés, les gays… là se dessinent les luttes qui ne peuvent se passer de cet outil concret pour des luttes concrètes.

Et puis d’autres manières d’envisager l’universel sans abstraction sont apparues. L’hypothèse de la créolisation, le « tout monde » de Glissant et de Chamoiseau fait du métissage culturel et des métis à la fois des vecteurs de créativité et de contrôle de la cruauté. Le tout monde c’est une proposition pour faire face à un désir puissant d’identité totalisante. Le métis c’est une figure concrète de l’universel singulier par la faille de l’identité et le travail qu’il convient de faire pour la vivre et l’assumer dans un accueil de l’altérité vécue en soi. La créolisation c’est l’appel à la raison sensible et à cet accueil de l’autre en soi.

Mais la pensée de l’universel ouverte par la Révolution française peut aussi se retrouver dans l’hypothèse de peuples nationalitaires, selon l’expression de Richard Marienstras. Il s’agit d’accepter de penser à nouveau, ce qui permet de penser la notion de peuple en dehors de l’État-nation, de peuple en diaspora et de s’éloigner résolument d’un peuple national ou nationaliste identifié à des lois qui s’appliquent sur un territoire, de déterritorialiser le peuple comme communauté de vie. Ce peuple nationalitaire se donne sa force d’invention, un territoire interstitiel mental qui fait de chaque lieu de vie, un espace où faire vivre la capacité de s’inventer soi-même comme peuple et de vouloir sauvegarder cette invention. Il s’agirait de sauvegarder une manière d’être au monde qui peut être qualifiée de juive, tzigane, bretonne, rom mais dans un monde d’empires et de circulation, peut-être bientôt tout aussi bien de française ou d’indienne…

Ceux qui osent encore penser la dite « exception française » non comme principe territorial nationaliste, non comme archaïsme mais comme ligne de vie universaliste et singulière à la fois, auront peut-être besoin de cette notion de peuple nationalitaire pour cesser d’être rabattus sur des nationalismes et des identités exclusives, fermées, mortifères. Défendre ainsi un autre nom français, une autre forme de vie que celle des soutiens du front national. Ceux qui ont pensé les ethnoscapes à la manière d’Appadurai ou les lieux de la culture à la manière d’Homi Bhabha pourraient eux aussi avoir besoin de cette notion, loin de tout essentialisme comme de toute négation oppressive.

Le peuple nationalitaire serait celui qui face à la demande incessante d’homogénéisation, accepte d’affirmer que cela vaut encore la peine de singulariser un nom qui porte l’idée même d’universel singulier. Universel singulier que cette capacité inventive à créer les possibles de l’écart, aux limites de l’impossible affirmé par les dominants, sans pour autant rêver de le devenir à son tour. Diaspora, minorités, peuple, universel, ce sont les notions mêmes qui permettent de penser un devenir monde où les manières de vivre s’accueillent, sans se confondre, coexistent dans une porosité qui n’a nulle vocation à l’absorption assimilationniste, mais permet la pluralisation des grammaires de vie seules aptes à maintenir l’invention de chacun pour tous.

Celui qui opprime une seule nation se déclare l’ennemi de toutes
Sophie Wahnich

Certes c’est de l’histoire, mais d’une histoire à rejouer, loin des assignations identitaires, comme des dénis de culture, loin de l’État-nation et dans la réaffirmation, que oui les peuples diasporiques ou les minorités se sont toujours inventés non pas dans un essentialisme stratégique, nulle essence dans l’invention, juste une ligne de vie.

Post-scriptum

Les images qui accompagnent cet article sont des détails d’énoncés révolutionnaires brodés sur une toile de Jouy, représentant les quatre parties du monde (dessins de 1794), et conçus par Sophie Wahnich en 2014.