les Silences de Cuthbert un projet de documentaire aux USA
par Marion Lary
1972. Cuthbert, Georgia, USA. Une jeune Française débarque dans cette petite ville américaine encore minée par la ségrégation et son passé refoulé, l’affaire Lena Baker. Africaine américaine, elle fut exécutée en 1945 pour avoir tué un blanc qui abusait d’elle. Revenir à un moment de son histoire comme on remonte dans les souvenirs d’une ville, retraverser l’Atlantique et les quartiers noirs d’une ville écartelée entre Montgomery et les Civil Rights, confesser les incertitudes de sa jeunesse pour racheter les fautes d’anciens compagnons. Le projet de film de Marion Lary, Les silences de Cuthbert, est une histoire de détours et de destins croisés.
J’ai toujours voulu retourner à Cuthbert, cette petite ville rurale du sud des États-Unis où j’ai passé l’année de mes 18 ans. C’était en 1972, à peine plus de cinq ans après la signature des civil rights. J’y avais rencontré le racisme et la ségrégation et je n’avais pas su comment m’y opposer. L’arrivée de Barack Obama à la présidence des États-Unis en 2008 a ravivé ces souvenirs. Je me demandais quelles répercussions aurait l’incontournable portée de cette élection sur une ville façonnée par la ségrégation, l’esclavage et le système des plantations.
Il était évident pour moi que j’avais un film à faire là-bas. Un film qui s’appuierait sur le passé pour éclairer le présent, raconterait comment le temps joue sur la construction des identités, s’interrogerait sur la difficulté de faire une place à l’autre quand il a été invisible pendant des siècles, tenterait de mettre en question la figure du Noir, exclu, et pourtant incrusté dans nos imaginaires : « la couleur et la race n’ont par définition aucune pertinence scientifique et ces notions ont pourtant une efficacité sociale incroyable. » [1]
Retours à Cuthbert
Octobre 2009. Premier voyage. Je retrouve des gens que je n’ai pas vus depuis plus de trente-cinq ans. Et une ville isolée quasi exsangue, sans perspectives autres que le tourisme et la chasse. Une démographie en chute, peu de travail, pas d’usines, beaucoup de chômage, d’illettrisme, de décrochage scolaire, de femmes qui élèvent seules leurs enfants, de mineures enceintes ou déjà mères… Un sentiment d’abandon domine.
Or Cuthbert qui compte aujourd’hui 3500 habitants, a eu son heure de prospérité. Dans les années 60 fleurissaient des commerces, des bars, une salle de spectacle… Les bus Greyhound s’arrêtaient pour emporter les uns et les autres au loin.
Dans ce bourg rural une université, Andrew College. Inauguré en 1851, Andrew College est la deuxième institution aux États-Unis à dispenser une éducation aux femmes. Transformé en hôpital pendant la guerre de Sécession, Andrew est devenu mixte dans les années 1950 et a attiré des étudiants noirs dès 1964, bien avant la déségrégation des écoles, en 1971 à Cuthbert. Un moment compliqué autant pour les Noirs que les Blancs.
Cuthbert affiche une autre particularité : la création en 1867 de la Howard Normal School, un des premiers lycées dédié aux Noirs en Géorgie qui attira de nombreuses familles noires dans la ville.
Lors de ce voyage, je découvre que Cuthbert a été le théâtre d’un fait-divers étonnant. En 1945, la seule femme à être montée sur une chaise électrique dans l’histoire de la Géorgie vient de Cuthbert. Il s’agit de Lena Baker, exécutée pour avoir tué un Blanc qui abusait d’elle. Née et vivant à Cuthbert, Lena Baker est une femme noire ordinairement pauvre. En 1944, elle est employée comme bonne à tout faire par Ernst Knight, un meunier blanc, qui s’est cassé une jambe. La relation est houleuse : Knight la retient chez lui pendant des jours, parfois contre sa volonté. Des relations sexuelles sont mentionnées, dont on ne sait trop si elles sont consenties ou pas. Un soir, c’est l’affrontement. Knight menace Baker. Elle essaye de s’enfuir et dans la bagarre, un coup de pistolet part. À l’issue d’un procès expéditif, Lena Baker est condamnée à mort par un jury composé de douze hommes blancs. L’unique témoin convoqué par la défense ne se présente pas. Sa demande de grâce sera rejetée.
La route nationale qui traverse la ville la divise en deux territoires : d’un côté les Blancs, de l’autre les Noirs.
Pendant cinquante ans, sa mort injuste reste le secret de la ville. Jeté dans une fosse commune, son corps se dessèche, dissimulé aux yeux de tous. Personne n’en parle jusqu’en 1996 quand Lela Bond Phillips, professeur de littérature anglaise à Andrew, publie une biographie de Lena Baker. Un film adapté de ce livre racontera aux spectateurs américains sa vie accidentée [2]. En avril 2005, après dix années de combats, Lena Baker obtient un pardon de la Commission des Grâces de Georgie. Cinquante ans de silence sur cette mort injuste semblent s’achever enfin à Cuthbert.
En apprenant l’histoire de Lena Baker, je fais l’hypothèse d’un lien entre cette histoire et la situation si particulière de Cuthbert : une proportion de Noirs anormalement élevée (74% alors que la moyenne aux USA est 12%), sa grande pauvreté, la désolation ambiante. Comme si le silence de Cuthbert sur l’exécution injuste de Lena Baker avait créé un sentiment de culpabilité qui aurait pesé sur la ville, oblitérant son avenir et celui de ses habitants. À l’image d’un secret de famille, d’un deuil qui ne s’est pas accompli, le silence aurait rongé l’âme de Cuthbert, étendant son ombre sur ses habitants, conduisant la ville au déclin. Je fantasmais la ville figée dans le ressentiment, nourrissant un antagonisme silencieux qui la conduisait à sa perte. La division spatiale et géographique qui perdure entre Noirs et Blancs alimente ces rêveries. La route nationale qui traverse la ville la divise en deux territoires : d’un côté les Blancs, de l’autre les Noirs. Chaque communauté a sa station service, ses magasins, ses églises… Le golf est toujours interdit, tacitement, aux Noirs.
J’enquête sur Lena Baker. Comment la levée du secret sur son exécution injuste a-t-elle été perçue ? La publication du livre et la sortie du film ont-ils fait voler en éclats la chape de plomb silencieuse ou au contraire, l’ont-ils renforcée ?
Si certains Blancs de Cuthbert sont réticents à évoquer ce fait-divers embarrassant, d’autres soulignent que Lena Baker a eu un jugement en bonne et due forme, à une époque où les lynchages sévissaient. C’est le cas de mon ancienne professeure de sciences, Miss Stapples, une femme originale avec son franc-parler. Elle a toujours vécu à Cuthbert et se souvient des jambes de Lena Baker, longues et fines. Elle avait cinq ans en 1945 et sa mère doit être la seule Blanche à être allée voir Lena en prison.
Je réalise en rentrant que j’ai côtoyé seulement des Blancs. Je culpabilise et me demande si je vais réussir à dépasser la « barre magique » [3] de la couleur de la peau.
Avril 2012. Second voyage. Après de multiples rendez-vous ratés ou esquivés, je renoue avec Solomon Wilson, un des Noirs de ma promotion. Né à Cuthbert, Solomon y est revenu quand il a pris sa retraite d’instituteur en Caroline du Sud. Parmi les quelques Noirs sur le campus en 1972, Solomon est un des seuls à intégrer une fraternité.
Je me revois en 1972, déphasée, réfractaire, en décalage complet avec les us et coutumes locaux. Les filles avec qui je traînais, pour qui j’étais parfaitement exotique et intéressante, m’avaient poussée à candidater à leur sororité, ZDP, sorte de club d’étudiants non mixte. Nous étions trois ou quatre postulantes dont Ruthie Law, une des rares Noires du campus — une quinzaine sur trois cent cinquante étudiants.
Ruthie a été la seule à ne pas être acceptée, avec des arguments fallacieux et hypocrites qui témoignaient d’une certaine habileté à renverser le stigmate : étant noire, Ruthie en faisait trop, n’était pas sincère. Elle était mue par un désir d’ascension sociale, pas par celui d’intégrer réellement la sororité, disait-on !
Le fait de m’être tue, de ne pas avoir pris le parti de Ruthie m’est resté en travers de la gorge. Je ne m’étais pas levée pour Ruthie, comme Rosa Parks s’était levée à Montgomery en 1955 ou les Black Panthers dans les grandes villes étasuniennes.
Le campus d’Andrew a changé depuis les années 1970 : aujourd’hui seulement un quart des étudiants est blanc ! Mais Andrew n’est pas Cuthbert : Noirs et Blancs ne se mélangent pas en ville. Solomon ne se mêle pas aux festivités proposées par Andrew à ses anciens étudiants. Baptiste assidu, il vit dans sa communauté, de l’autre côté du chemin de fer.
Solomon se souvient de Ruthie Law, et de sa non-admission dans la sororité, un acte de racisme, admet-il à contrecœur. Grâce à Solomon, je fais la connaissance de Wesley Williams, premier Noir de Cuthbert à fréquenter Andrew College en 1966. Nous allons dîner au steack house. Les regards étonnés et vaguement réprobateurs des clients pèsent quand nous entrons tous les trois dans le restaurant.
Né à Cuthbert, Wesley y vit toujours. Sa sœur a été en classe avec le fils aîné de Lena Baker. Je la rencontre. Elle me confirme le dispersement de la famille après la mort de Lena. D’où le silence sur le destin tragique de Lena Baker : il n’y avait plus personne en ville pour en parler. Une explication trop prosaïque à mon goût.
Novembre 2012. Je reviens pour les élections présidentielles et les autres votes qui ont lieu à cette occasion. Obama l’emporte dans le comté de Randolph, un des seuls à voter démocrate en Géorgie. Pendant l’office, le pasteur baptiste noir se réjouit de cette victoire de la communauté noire. Applaudissements enthousiastes des fidèles dont la plupart des parents n’avaient pas le droit de vote.
Wesley est élu conseiller cantonal. Il me raconte qu’il a quitté définitivement Andrew le jour de la mort de Martin Luther King. J’apprends que Solomon est l’unique des sept enfants de sa fratrie à avoir poursuivi des études après le lycée. Andrew a été un moment décisif : il y a appris à travailler et il a fraternisé avec des Blancs. Et aujourd’hui, quarante ans plus tard, qu’en reste-t-il ? A-t-il des amis blancs ?
Patricia Woodworth, en charge de la Chambre de Commerce de Randolph County et du syndicat d’initiative, refuse d’évoquer Lena Baker avec moi. La publication du livre a été une mauvaise chose qui a ravivé les antagonismes entre Blancs et Noirs.
Septembre 2013. Celeste Walkup et Cindy Potter, deux camarades de promotion, sont venues de Floride. Elles se souviennent de Ruthie Law. Son éviction avait fait du bruit à Andrew et elles avaient été accusées de racisme par certains étudiants. Elles réfutent encore cette imputation, évoquant une Ruthie mielleuse et fausse.
Que penser de cette version, est-ce une réécriture, ont-elles raison ? Ces filles nées et élevées dans le Sud ont un rapport complexe aux Noirs. Si elles racontent sans réticence ce qui s’est passé en 1972-73, il est plus compliqué d’aborder le présent avec elles.
Je poursuis mon enquête et je m’entends dire à plusieurs reprises que si la ville périclite c’est à cause d’un système scolaire défaillant dû à la main- mise des Noirs : à Cuthbert les écoles publiques, de la primaire au lycée, sont fréquentées et tenues à 98% par des élèves, des enseignants et un personnel administratif noir. Les quelques Blancs du comté vont dans des écoles privées ou rejoignent les charters schools environnantes (gratuites mais le transport est à la charge des parents. La plus proche est à une quarantaine de kilomètres de Cuthbert).
Est-ce à dire que rien ne changera jamais à Cuthbert ? Solomon et Wesley sont optimistes mais c’est lent… « Tout est long dans le Sud, c’est notre éducation », sourit Wesley.
Heureux, Solomon me raconte une anecdote.
« En 1972, avec une dizaine de copains d’Andrew, tous blancs, nous sommes allés un soir à Way Back, un estaminet de Cuthbert fréquenté par les étudiants. Le gérant n’a pas voulu me laisser entrer. « Pas de Noirs chez moi », a-t-il dit. Mes copains ont longuement parlementé pour le faire changer d’avis. Ça n’a pas marché. Alors, plutôt que de me laisser tomber, ils ont décidé de faire demi-tour. « S’il n’entre pas, on s’en va ! » Solomon a un large sourire.
Le silence qui s’est installé depuis a-t-il complètement oblitéré le passé ? A-t-il recouvert ces initiatives, ces désirs de partage et de connaissance ?
En me demandant ce qui m’intéresse tant ici, pourquoi je reviens dans ce coin abandonné des USA, Wesley me remet face à ce qui m’avait tellement choquée en 1972, ce qu’il a identifié pudiquement comme une « différence de traitement entre les Blancs et les Noirs ». Et depuis il me présente comme « l’ancienne d’Andrew qui vient voir si la place des Noirs a changé à Cuthbert ».
Comment ma démarche sera-t-elle perçue par ceux auxquelles elle s’adresse ? Laissera-t-elle des traces ? Ce sera une des surprises du tournage.
Notes
[1] Michel Gautier in Vacarme 52, mai 2010, chantier sur la couleur coordonné par Marion Lary et Antoine Perrot.
[2] Ralph Wilcox, The Lena Baker story, 2009.
[3] Johan van der Keuken, Herman Slobbe, l’enfant aveugle, 1966.