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Non aux fermetures de communautés aborigènes en Australie

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Ce 1er mai, de très nombreuses manifestations en opposition aux fermetures de communautés et à la politique autochtone du gouvernement actuel sont organisées en Australie. Les signataires de ce texte, repris ici après sa publication sur le site Huffington Post, déclarent leur soutien à ces initiatives.

Depuis plus de deux siècles, les peuples aborigènes et les insulaires du détroit de Torres de l’actuelle Australie font face et résistent à une agression brutale menée contre leurs sociétés. Le jour de la fête nationale, qui célèbre l’arrivée, le 26 janvier 1788, de la Première Flotte sur les côtes du pays Eora, est aujourd’hui appelé "jour de l’invasion" par les peuples autochtones du continent. Cet écart de représentation témoigne bien du fossé, politique et culturel, qui sépare les Aborigènes des autres Australiens.

Or l’invasion n’est pas un processus linéaire, elle varie en intensité, se déplace et renouvelle sans cesse ses manières de satisfaire ses objectifs : le contrôle du territoire et le contrôle social. Dans les Etats-nations issus de colonie de peuplement (settler states), comme le Canada, la Nouvelle-Zélande ou l’Australie, "l’invasion n’est pas un événement historique mais une structure", ainsi que nous l’a appris l’historien australien Patrick Wolfe. C’est cette structure qui continue de déterminer les relations entre les gouvernements australiens et les peuples autochtones du continent.

Imaginez qu’on vous annonce que votre quartier sera "fermé". Vous n’aurez plus accès à l’électricité, à l’eau, aux soins et à l’école pour vos enfants, c’est-à-dire aux services auxquels ont droit tous les citoyens là où vous vivez. La raison en serait non la guerre, comme beaucoup d’endroits dans le monde dont les populations sont obligées de fuir et de se cacher, mais le fait que le gouvernement aura décidé que vous ne pouvez plus vivre à 100kms ou plus d’une ville en partageant avec d’autres un "style de vie" dans un village jugé "non durable et incapable d’attirer des opportunités de croissance pour l’avenir".

En novembre 2014, le premier ministre de l’Australie Occidentale, Colin Barnett, a ainsi annoncé la fermeture prochaine de plus d’une centaine de communautés aborigènes dans son État. Par fermeture, il faut comprendre : l’arrêt des services publics essentiels (eau, électricité) auxquels tous les citoyens australiens ont normalement le droit, quelle que soit leur situation. Cette annonce soudaine, prise sans consultation auprès des populations concernées, intervient après plus de dix ans de négociations entre le gouvernement fédéral australien et ceux des États et Territoires quant au financement des communautés autochtones dites "reculées". Elle intervient également dans un contexte d’exploration minière sans précédent des régions reculées du continent.

Balkinjirr, à trois heures de Broome est une de ces communautés menacées : entièrement autonome (panneaux solaires, fosses septiques, entretien, gestion des déchets), tout est fait par les membres de la communauté sans subventions du gouvernement depuis des années. Les Aborigènes y ont construit le Majala Wilderness Centre (auditorium et 7 logements), où ils organisent des camps de développement personnel pour les jeunes de Derby, de nombreuses formations pour lutter contre le chômage, et aussi l’accueil d’universitaires dans le cadre de partenariats avec des universités en France et en Nouvelle-Zélande. D’autres communautés, entre 30 et 700 personnes, n’ont pas une telle autonomie mais toutes regroupent des maisons et des services minimaux. Depuis les années 1970, les Aborigènes ont géré ces communautés par des conseils élus et aussi leurs propres organisations transversales qui soutiennent un style de vie alternatif, fondé sur l’héritage de leur culture.

Le projet de "fermeture", autour duquel l’équipe gouvernementale entretient le plus grand flou (critères, calendrier, réalisation), est le dernier épisode d’une attaque en règle contre ces communautés initiée sous le gouvernement de John Howard (1996-2007) qui a déclaré unilatéralement l’échec de l’autodétermination à l’australienne. Car ces communautés aborigènes témoignent bien de la volonté et de la détermination de très nombreux collectifs autochtones de se rétablir sur leurs propres Pays et territoires, selon leurs propres modes d’organisation sociale, avec ou sans l’accord des pouvoirs publics australiens : c’est l’une des expressions les plus manifestes de leur souveraineté. Ces peuples ont derrière eux 60 000 ans de construction sociale, politique et culturelle à faire valoir.

Depuis une quinzaine d’années maintenant, le terme de "dysfonctionnement" est utilisé pour caractériser les communautés aborigènes isolées et justifier leur fermeture, le plus souvent sans s’encombrer de nuances ou de preuves réelles. Les précédents - Intervention dans le Territoire du Nord, fermeture des communautés d’Oombulgurri et de Swann Valley - sont catastrophiques. S’il est indéniable que les communautés autochtones sont confrontées à de graves et réelles difficultés socio-économiques, il serait indécent et irresponsable de n’en attribuer la faute qu’à ces seules communautés. Les milliards de dollars dépensés par le gouvernement d’Australie Occidentale, le plus riche des États australiens, aboutissent à des taux d’incarcération et de suicides autochtones parmi les plus élevés au monde. Ce qui est dysfonctionnel, c’est la relation que les gouvernements australiens entretiennent avec les autochtones.

La réduction de ces relations à une seule problématique de politique socioéconomique est l’un des déterminants du colonialisme à l’australienne et, depuis quarante ans, cette politique socioéconomique est seulement et surtout parvenue à enraciner et maintenir des inégalités intolérables entre les Aborigènes et les Insulaires des Iles du Détroit de Torres et le reste de la population. Le problème est loin d’être nouveau, les gouvernements australiens ne s’étant, depuis les premiers temps de la colonisation, jamais résolus à envisager leurs relations aux peuples autochtones sous l’angle politique. L’absence de dialogue politique de bonne foi entre les gouvernements australiens et les peuples autochtones est criante et indigne d’une société qui se prétend démocratique.

Nous qui travaillons, parfois depuis des décennies, au sein de communautés autochtones, avec leurs membres et leurs organisations, nous savons que, dans chacune de ces communautés, des femmes et des hommes sont conscients des difficultés qui sont les leurs et se battent au quotidien pour tenter d’y apporter des réponses appropriées, que celles-ci passent par l’art, des cursus scolaires biculturels ou encore des initiatives de micro-tourisme. Nous savons que les collectifs autochtones, de par leurs histoires, leurs cultures, leurs relations au territoire, ont des ressources spécifiques et précieuses pour apporter des solutions non seulement à leur situation mais à la société australienne dans son ensemble.
Ces personnes-là ne sont pas écoutées et le financement de leurs organisations se réduit comme peau de chagrin à chaque nouvelle réforme. Sur les milliards de dollars que dépensent chaque année les gouvernements australiens, combien arrivent effectivement dans les communautés ? Pour quels résultats ?

Depuis des décennies, les rapports et les préconisations s’accumulent - tous identifient l’implication des communautés locales dans l’élaboration des solutions comme un facteur de réussite déterminant. Ces recommandations, tout comme les préconisations des Nations unies, prennent la poussière. Ce que les politiques coloniales n’ont pu parachever - l’élimination des autochtones -, les gouvernements australiens le confient désormais à la politique sociale et économique, et des mesures bureaucratiques qui sont souvent un prétexte à contourner, voire écraser diverses formes de résistance aborigène.

Les buts poursuivis sont dissimulés sous un fin voile d’arrogance paternaliste. Le gouvernement d’Australie Occidentale n’est pas parvenu à contraindre les communautés autochtones à négocier le financement de leurs infrastructures essentielles (routes, bâtiments municipaux, accès à l’eau etc.) avec des entreprises extractives, il emploiera donc des moyens plus radicaux. En fermant les communautés, en sapant les conditions d’autonomie des organisations, en vidant les Pays aborigènes de leurs habitants, le but est de laisser le champ libre aux investisseurs miniers, principaux acteurs du boom économique de l’Etat. Comment comprendre autrement que l’annonce de la fermeture des communautés australiennes, dans l’absence totale de toute évaluation d’impact et de planification, s’accompagne d’une réforme majeure de la loi sur le patrimoine aborigène, pour l’affaiblir encore ? Sans présence autochtone sur le territoire, matérielle comme immatérielle, plus de contestation légitime aux projets d’exploitation minière en tous genres.

Les gouvernements d’Australie bafouent leurs engagements internationaux en matière de droits des peuples autochtones. L’Australie contrevient à tant de dispositions et de principes de la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Autochtones - dont elle fut l’un des derniers signataires - qu’il serait fastidieux de tous les énumérer.. Cette attitude ne concerne d’ailleurs pas uniquement les peuples autochtones ; dans tous les domaines (réfugiés, environnement, violence faite aux femmes, etc.), le gouvernement préfère attaquer les instances représentatives des droits de l’homme plutôt que de se mettre à la hauteur de ses engagements et de ses responsabilités.

Ce 1er mai, de très nombreuses manifestations en opposition aux fermetures de communautés et à la politique autochtone du gouvernement actuel sont organisées en Australie. Nous déclarons ici notre soutien à ces initiatives et appelons l’ensemble des gouvernements australiens à revoir d’urgence leurs politiques vis-à-vis des peuples autochtones d’Australie, à respecter leurs droits humains élémentaires et à engager un véritable dialogue avec eux, leurs organisations et institutions, pour identifier avec eux les moyens d’une résolution pacifique de leurs différends.

Post-scriptum

SIGNATAIRES (par ordre de signature)

Martin Préaud (anthropologue, SOGIP)

Barbara Glowczewski (directrice de recherche, LAS, CNRS-Collège de France-EHESS)

Jessica De Largy Healy (anthropologue, CREDO, EHESS-CNRS-Université Aix Marseille)

Géraldine Le Roux (maître de conférence, UBO, Brest)

Estelle Castro-Koshy (chercheur, TransOceanik , LIA CNRS/JCU)

Magali McDuffie (doctorante, ANU)

Lise Garond (anthropologue, Université Montaigne, Bordeaux)

Arnaud Morvan (postodoc, LAS/Fonds AXA)

Bernard Moizo (directeur de recherche, GRED/IRD)

Vanessa Castejon (maitre de conférence, Université Paris 13)

Marie-Christine Masset (poète, traductrice, Marseille)

Vanessa Escalante (cinéaste)

Maia Ponsonnet (postdoc, Dynamique du Langage, ASLAN CNRS/Université Lyon 2)

Laurent Dousset (directeur d’études, CREDO, EHESS-CNRS-Aix Marseille

Elodie Fache (doctorante, CREDO, EHESS-CNRS-Aix Marseille)

Isabelle Merle (chargée de recherche, CNRS, CREDO et IREMAM)

Marika Moisseeff (chargée de recherche, CNRS, Laboratoire d’Anthropologie sociale)

Stephane Le Queux (professeur, Ecole de commerce de Tahiti, TransOceanik/JCU)

Autres liens utiles :
Le texte publié sur Huffington Post.fr
http://www.huffingtonpost.fr/martin-preaud/non-aux-fermetures-de-communautes-aborigenes-en-australie_b_7151048.html?utm_hp_ref=france

La traduction en anglais
http://www.sogip.ehess.fr/?lang=en

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