leurs noms et rien d’autre entretien avec Pierre di Sciullo

leurs noms et rien d’autre

Pierre di Sciullo est un autodidacte en constante recherche graphique et typographique. Depuis 1983, il réalise et diffuse un manuel hybride, Qui ? Résiste, son support privilégié d’expérimentation. Mêlant écriture et création plastique, il intervient dans l’espace public, dans le cadre de commandes privées et dans des écoles d’art, en France et à l’étranger. Il a conçu un « moucharabieh typographique polyglotte » pour la façade du musée Champollion à Figeac, coréalisé le film d’animation Peur(s) du noir, créé les sculptures-lettre T, repères des stations du tram de Nice. Il a dessiné le Sintetik (suppression impitoyable des lettres inutiles de l’alphabet), le Paresseux (9 formes de base produisent les 10 chiffres et 26 lettres par symétrie et rotation) ou le Basnoda (se lit de gauche à droite, debout sur ses pieds, puis de gauche à droite encore, la tête en bas). Que sa page ait la taille d’une façade, d’une affiche, d’un écran ou d’une rue, qu’il travaille du bout des doigts sur un clavier ou à la brosse avec de larges gestes, Pierre di Sciullo questionne l’acte d’inscrire et l’acte de lire, avec sérieux, ironie, rigueur et bonheur. Nous lui avons demandé de nous parler de son intervention récente pour l’« Anneau de la mémoire », à Notre-Dame-de-Lorette, et de l’Amanar qu’il a créé pour les Touaregs.

J’ai appris le métier de graphiste sur le tas. J’ai commencé par faire une publication que j’ai appelée Qui ? Résiste. Je n’avais aucune formation, c’était instinctif et empirique, j’avais 21 ans, j’avais envie de créer des situations de lecture, de confronter des textes à des images et inversement. J’ai commencé par agrafer des photocopies N&B de mes pages, en me disant que je verrais bien.Auparavant, j’avais traversé plusieurs expériences collectives, avec des passionnés de bande dessinée — je croyais alors que je voulais faire de la BD —, qui m’avaient laissé sur ma faim. J’avais besoin d’aller au bout des choses et d’y aller seul. En ce moment, je prépare le numéro 14, toujours seul. Chaque numéro est une sorte de manuel sur un sujet particulier : le carré, la zoologie, la mort, la séduction…

Grâce à ce travail, petit à petit, je suis devenu à la fois graphiste, typographe et dessinateur de lettres.

Un typographe met le texte dans l’espace ; un graphiste, sauf exception, est généralement typographe, il est amené à manipuler des textes avec les images ; et puis quelques typographes deviennent dessinateurs de lettres, c’est-à dire qu’ils forgent les outils dont ils se servent au quotidien.

Qui ? Résiste m’a servi de camp de base pour mes recherches et m’a aussi fait rencontrer beaucoup de monde, des graphistes, bien sûr, mais pas seulement. Il y a quelques semaines, j’ai reçu des appels de trois étudiants : une jeune femme qui vient de Guinée et qui veut dessiner un caractère dans le système d’écriture n’ko qui sert pour écrire le mandingue ; une étudiante qui veut créer une police de caractères pour le canaque de Nouvelle-Calédonie ; et un jeune Franco-Marocain, qui aimerait dessiner des variantes des tifinagh des Touaregs pour répondre à leur usage par les Chleuhs au Maroc. Je vais d’abord les recevoir un par un et ensuite leur proposer qu’on organise un repas tous ensemble…Voilà. Je ne sais pas si cela constitue une présentation !

Vous avez récemment participé à la réalisation d’un monument érigé à Notre-Dame-de-Lorette en hommage aux morts de la première guerre mondiale.

L’architecte Philippe Prost, avec qui j’avais déjà travaillé auparavant, m’a proposé de me joindre à l’équipe de maîtrise d’œuvre qu’il était en train de constituer pour répondre au concours du Mémorial international de Notre-Dame-de-Lorette (commune d’Ablain-Saint-Nazaire, Pas-de-Calais). Malgré ma lassitude des concours j’ai dit oui, car la question posée sortait vraiment de l’ordinaire.

La Région Nord-Pas-de-Calais avait décidé, dans le cadre des commémorations de la guerre de 14-18, de faire construire un monument portant les noms de tous les soldats morts sur le sol des deux départements. Il y avait eu un front très important, une sorte de balafre verticale entre le Nord et le Pas-de-Calais, et près de 600 000 soldats morts. Vous imaginez ? Deux départements et 600 000 morts ! Ce nombre, c’est un gouffre, c’est l’étendue du massacre : 294 000 Anglais, 174 000 Allemands, 110 000 Français, des soldats des colonies, hachés par les obus, fauchés par les balles. Selon les critères de l’époque, il y avait des soldats de 11 nationalités différentes, ce qui, aujourd’hui, correspond à 42 nationalités des 5 continents. Des Africains du Sud, des Pakistanais, des Portugais, des Indiens…

L’ellipse dessinée par l’architecte Philippe Prost au stade du concours.
Photo AAAP/Artefactorylab
L’ellipse une fois réalisée.

Quand on tombe sur le nom de Standing Buffalo Joseph, cela fait surgir un monde qui est très éloigné de celui de la guerre de 14-18 en France.

Oui, le petit-fils de Sitting Bull est mort là, son nom est inscrit là. Il avait 20 ans. Il était loin d’être le seul Indien. Lors d’une conférence au Louvre de Lens sur le mémorial, j’ai rencontré une dame qui s’occupe d’une association pour la reconnaissance de la place des Indiens d’Amérique du Nord dans la guerre de 14-18.

Il y avait aussi des Inuits, parce que des sergents recruteurs de l’armée canadienne sont montés dans le Grand Nord à la recherche de tireurs d’élite. On a donc emmené les meilleurs chasseurs inuits, en leur racontant je ne sais quoi dans je ne sais quelle langue, de leur banquise jusque dans la boue des plaines de l’Europe occidentale pour les faire tirer sur des Allemands…

« Il y avait eu un front très important, une sorte de balafre verticale entre le Nord et le Pas-de-Calais, et près de 600 000 soldats morts. »

C’est Daniel Percheron, qui est président de la Région et aussi professeur d’histoire, qui a eu avec Yves Le Maner, historien, spécialiste notamment de la guerre de 14-18, l’idée de faire inscrire les noms de tous ces soldats, vainqueurs et vaincus, quel qu’ait été leur camp, 579 606 noms exactement à ce jour. Ces noms occupent aujourd’hui 499 panneaux et le 500e sera posé en 2018, avec les noms trouvés dans l’intervalle, le reliquat d’une liste qui ne sera jamais définitive. Il faut savoir que 40 % des soldats morts en 14-18 étaient inidentifiables. Sur le chantier même du mémorial, on a encore découvert les corps de trois soldats qui ont pu être identifiés. Leurs noms figuraient sur la liste mais on ignorait où étaient leurs dépouilles. Réunir les noms et prénoms de tous ces soldats, sans indication de nationalité, de grade ou d’appartenance à une arme — ce qui est habituellement porté sur les monuments aux morts —, par ordre alphabétique strict, tel était le cahier des charges de la Région. Leurs noms et rien d’autre.

Guide de pose dans l’ellipse des 500 plaques gravées avec les lettrines.

Est-ce que cela s’était déjà fait ?

Sur une telle échelle, non. On m’a rapporté le cas d’un monument aux morts où se côtoient quelques dizaines de noms, mais ils n’ont pas été mélangés : les noms allemands d’un côté, les français de l’autre.

À la demande de la Région, Yves Le Maner avait accepté de s’occuper du projet alors qu’il était déjà à la retraite. Il a joué un rôle central dans la constitution des listes. Il a entrepris des démarches auprès des Britanniques et des Allemands pour les persuader de donner les noms de leurs soldats morts, ce qui n’a pas été facile, même cent ans après le conflit. La liste allemande était déjà prête. Depuis plusieurs décennies, le ministère allemand de la Défense avait engagé une recherche pour permettre aux Allemands de connaître les noms de leurs soldats morts pendant ce conflit. Idem pour la Grande-Bretagne. En France, il existait un projet appelé « Chemins de mémoire ». Malheureusement, la base de données constituée par le ministère ne comportait pas de champ « lieu du décès ». Il a donc fallu qu’Yves Le Maner et ses collaborateurs consultent une à une 1 800 000 fiches originales, celles des soldats français tombés au cours des quatre années de guerre, pour extraire les noms de ceux qui étaient morts sur le sol des deux départements. Il y a eu bien sûr toutes sortes de cas incertains qui nécessitaient des recoupements et des recherches approfondies. Yves Le Maner et son équipe ont écrit 6 500 lettres, avec demandes, réponses, échanges, etc. Cela a été un travail considérable, l’établissement de la liste définitive a pris des années.

L’emplacement choisi est à une vingtaine de km d’Arras, sur le lieu de la nécropole Notre-Dame-de-Lorette, qui regroupe 24 000 tombes individuelles et des sépultures collectives dans lesquelles ont été déposés les ossements de 20 000 soldats. C’est le plus grand cimetière militaire français. Il y a aussi une basilique et une tour, dite la Tour lanterne, datant des années 1920, d’où part jour et nuit un rayon lumineux censé garder vivante la mémoire de ces soldats. Depuis, les gardes de Notre-Dame-de-Lorette, jeunes et vieux, tous bénévoles, se relaient jour après jour pour assurer une présence, accueillir les visiteurs et entretenir le lieu. Depuis la nécropole, située sur une des collines de l’Artois, à moins de 200 m d’altitude, on voit les plaines de l’Europe occidentale qui filent jusqu’en Pologne, et les terrils des puits de charbon de Lens. C’était en 1914 la plus grande réserve d’énergie sur le territoire français. L’enjeu stratégique était énorme, il s’agissait à la fois de s’emparer du point dominant et d’avoir la haute main sur l’énergie. C’est pour cela que le conflit s’est enlisé et que les armées se sont entretuées sans quasiment progresser de toute la guerre — pour prendre une butte, la perdre, la reprendre, la reperdre.

« Réunir les noms et prénoms de ces 600 000 soldats, sans indication de nationalité, de grade ou d’appartenance à une arme, par ordre alphabétique strict, tel était le cahier des charges. »

Pourquoi les morts anglais sont-ils les plus nombreux ?

Les alliés s’étaient réparti les terrains d’opération, et cette partie du front était surtout une position de l’armée anglaise, tandis que les Français étaient plus nombreux du côté de Verdun. Vous savez, je ne suis pas du tout un spécialiste de 14-18. Ce qui m’a d’emblée beaucoup frappé, c’est cette idée de mêler sur un même monument les noms d’hommes qui s’étaient affrontés de leur vivant. Quand j’avais 20 ans, je m’étais isolé dans un grenier familial et je parcourais des numéros de L’illustration datant de ces années-là, et j’avais été sidéré par ces espèces de vomissures qu’émettaient les journalistes de ce magazine pour parler des Allemands sans jamais utiliser le mot « Allemand ». Les commentaires et les photos, tout était horrible, et de voir à quel point la haine anti-germanique était entretenue dans l’opinion publique m’a beaucoup marqué. Aujourd’hui, c’est l’esprit de la réconciliation qui domine. Je me suis demandé pourquoi c’était une émanation de l’État, et non pas l’État lui-même, qui avait passé commande, pourquoi il n’y avait pas eu une commande plus globale du ministère de la Défense, qui nous aurait demandé de concevoir un monument avec la totalité des noms de tous les soldats tombés sur le sol de la France pendant la guerre de 14-18, et de rassembler ainsi toutes les nations qui avaient envoyé des hommes s’entretuer, ce qui aurait fait des millions de noms. Enfin, je dois reconnaître que, déjà avec 600 000 noms…

Quel était le cahier des charges ?

Le monument devait se construire sur un terrain en pente douce en contrebas de la nécropole dont il ne devait pas dépasser le haut des croix, ce qui fait qu’au plus bas du terrain la hauteur disponible était de 5 ou 6 m. Quant aux noms eux-mêmes, les majuscules devaient être d’une hauteur d’au moins 12 mm et les minuscules d’au moins 9 mm : les lettres seraient donc plus petites que celles de la plupart des monuments aux morts. Lors du démarrage du concours, une référence a été citée à plusieurs reprises, celle du Vietnam Veterans Memorial, érigé à Washington DC, sur lequel figurent les noms des 60 000 soldats américains. Je me disais que c’était un peu comme si ce monument immense, on le prenait une fois, deux fois, dix fois, et ce sur un terrain d’à peine 3 hectares ! J’ai calculé qu’en mettant les noms sur un bandeau d’une hauteur de 1 m et en utilisant un caractère ordinaire, qui chasse normalement, c’est-à-dire ni spécialement étroit ni spécialement gourmand en espace, cela faisait une surface de 2 500 m2. En dépliant ce bandeau en aller-retour sur les 3 hectares et en l’espaçant de 5 m, je remplissais tout le terrain. Cette question a été un souci constant, parfois une réelle angoisse. Je ne sais pas si les initiateurs du projet avaient conscience du problème posé par le nombre faramineux de noms !

Sur les 50 équipes qui avaient participé à la première sélection, 5 ont été retenues. Nous sommes alors entrés dans la phase du concours à proprement parler. En quelques semaines, l’essentiel du projet a été conçu. Il fallait montrer sur des panneaux A0 un plan masse du projet, une élévation, des dessins techniques, 1 m2 de la mise en espace des noms à l’échelle 1, etc.

Philippe Prost a fait une proposition spatiale très simple et d’une grande force : les noms seraient portés par un anneau. Le terrain étant plus rectangulaire que carré, Philippe a dessiné non pas un cercle, mais une ellipse. Et comme le terrain est en pente, il a imaginé que son anneau serait posé à l’horizontale et qu’une partie serait en porte-à-faux au-dessus du vide pour symboliser la fragilité de la paix. J’étais troublé. Je voyais les haies, les bocages, les oiseaux, les terrils au loin, ce paysage dans lequel une tuerie sans nom avait eu lieu pendant des mois et des mois. Je voyais un mur immense et terrifiant de 600 000 noms. Et j’imaginais les visiteurs, quand ils seraient en face des noms, tourner le dos au paysage. J’étais saisi d’un besoin de respirer, de me sortir de cette angoisse, et c’est en regardant vers l’horizon que je pouvais reprendre pied. Je ne pouvais donc imaginer autre chose qu’une lecture dirigée vers le paysage. Puis j’ai compris la proposition de Philippe Prost. En fait, son bandeau en béton fibré de 3 m de haut est, à l’échelle du paysage, quelque chose d’extrêmement fin, juste un trait. Et quand on se tient face à la surface inscrite, le paysage est partout, au-dessus, en dessous, sur les côtés, il entre dans l’anneau et en ressort librement.

Notes de P. de Sciullo pour le Lorette.

Je n’ai pas commencé à dessiner un caractère — c’est impossible en quelques semaines —, mais j’ai écrit une notice typographique à partir de la question qui se posait à moi, celle de savoir quelle situation de lecture créer. À l’intérieur de l’anneau, la dimension spatiale est indissociable de la lecture, on lit en se déplaçant, et lorsqu’on se déplace on est dans le texte formé par les noms, mentalement et physiquement. Il fallait donc un caractère qui soit très lisible de jour comme de nuit. Il fallait également tenir compte de la situation en extérieur, où la lumière tombe du haut vers le bas et oblige à contraster plus les verticales et les obliques que les horizontales qui sont ombrées naturellement par le mouvement de la lumière. J’ai précisé que, dans la présentation à l’échelle 1 d’un fragment de la liste des noms, le caractère utilisé n’était pas le caractère définitif, car celui-ci serait spécifiquement créé pour le monument, ce qui n’était pas exigé dans le cahier des charges. Enfin, il était demandé aussi que les lettres soient gravées — ni peintes ni imprimées ni sérigraphiées — dans une matière pérenne et qu’elles soient inscrites sur des éléments amovibles qui puissent être remplacés en cas de dégradation. Il fallait donc que le futur caractère soit adapté à la gravure. Il fallait enfin qu’il ait, je ne sais pas comment dire, une couleur, un ton, un esprit qui corresponde au lieu. Car on pouvait trouver un caractère qui réponde à tous les critères, mais qui soit tout à fait inadapté pour porter les noms de 600 000 êtres humains morts.

Comment avez-vous conçu le panneau pour la phase 2 du concours ?

Pour constituer l’échantillon de 1 m2 de texte gravé, la Région nous avait donné un fichier word avec une partie de la liste. J’ai vu tout de suite qu’elle ne comportait que des noms anglais. Je me suis dit : « Il ne faut surtout pas que j’utilise cette liste. » Il y avait ce geste politique fort qui consistait à mélanger des noms des quatre coins du monde… Il fallait donc que l’on voie des noms allemands, alsaciens, périgourdins, russes, sénégalais, écossais… J’étais tellement passionné et remué à la fois que je ne dormais plus. J’ai passé une de ces nuits blanches sur des sites de mémoire de la Grande Guerre de différents pays du monde, c’était compliqué car je ne suis pas polyglotte, et j’ai cherché des noms de soldats de tous les pays qui avaient participé au conflit. Lors de la réunion préliminaire avec la maîtrise d’ouvrage, j’avais demandé si nous pouvions disposer de la liste des nationalités qui seraient représentées, on m’avait répondu que cette liste n’avait aucun intérêt pour nous à ce stade et qu’elle ne nous serait pas transmise. Je n’avais pas insisté, mais je savais déjà que pour moi il serait essentiel de mêler toutes sortes de noms, courts, longs, avec des assemblages de lettres variés. C’était une évidence visuelle. J’ai donc travaillé une partie de la nuit et plusieurs jours à fabriquer une fausse vraie liste. Et puisque, lorsqu’on dit alphabet, on pense tout de suite à la lettre A, j’en ai choisi une autre. J’ai fait mon panneau de noms commençant par B, en trichant, bien sûr, car si l’on divise 600 000 noms par les 26 lettres de l’alphabet on arrive à un nombre considérable de panneaux pour la seule lettre B et il aurait été impossible de présenter une progression alphabétique sur une surface de 1 m2. Je suis donc passé de BA à BE, de BABINEAU à BEETHOVEN, de BI à BR pour être quasiment à BZ en fin de panneau. Parfois, il me manquait un prénom ; en cherchant, je trouvais des noms identiques sur des sites de la guerre de 39-45, et je remarquais tout de suite qu’il s’agissait de cette guerre-là car les prénoms n’étaient plus les mêmes qu’en 14-18. Je cherchais aussi des noms arméniens, que je n’ai pas trouvés. Bref, j’ai fait un collage, en soulignant que cette liste n’était pas juste d’un point de vue scientifique, mais qu’elle était juste du point de vue du projet. Quand on regardait le panneau, on comprenait l’ensemble du projet.

Quelle typo avez-vous utilisée pour le panneau de présentation ?

J’ai utilisé le Scala, qui avait été dessiné par Martin Majoor en 1987-1988. En réalité, si on avait utilisé ce caractère pour la totalité des noms, on aurait eu besoin de deux fois plus de place.

En janvier 2012, nous avons su que nous étions retenus, et il fallait que tout soit achevé plusieurs semaines avant le 11 novembre 2014. Ce qui laissait moins de deux ans pour finir la totalité des études et terminer entièrement le chantier. Pourtant, pour la première fois, j’ai vu un chantier livré à la date prévue. Tout a été rendu à temps et rien n’a été bâclé, à aucune des étapes, par aucun des intervenants, et ils ont été nombreux…

Différentes versions du Lorette : trouver l’équilibre entre homogénéité et contrastes.

Vous avez donc dessiné un caractère spécifique pour le mémorial.

Oui, je l’ai appelé le Lorette. J’ai essayé de dessiner un caractère qui ne soit pas tombal, qui produise une grande douceur. J’ai cherché à ramener quelque chose d’organique dans ce mur impitoyable de noms. J’ai choisi de me limiter aux capitales et petites capitales pour gagner de l’espace par tous les moyens. Avec les petites capitales à la place des minuscules, j’échappais aux hampes ascendantes et descendantes (les t, b, d, p, j…), ce qui a permis de réduire l’interligne et de gagner 15 % de surface.

Au départ, je pensais qu’il fallait une police avec des empattements, qu’ils seraient utiles à une lecture plus contrastée car ils permettent de marquer les attaques, c’est-à-dire le début et la fin d’une lettre. Seulement les empattements prennent de la place et j’ai dû y renoncer. J’aimerais vraiment avoir un jour l’occasion de dessiner un caractère à empattements qui fonctionne bien…

Différentes versions du Lorette : évolution du Lorette sur 11 mois avec indication du gain d’espace

Pour commencer, j’ai regardé de très près le Bell Centenial, caractère conçu pour les bottins téléphoniques. Pour imprimer un bottin, il faut résoudre des questions cruciales proches de celles que je me posais : économiser un maximum de papier et garder le maximum de lisibilité même avec une impression sur un papier de mauvaise qualité. Un corps 5 sur le bottin équivaut, du point de vue du confort de lecture, à un corps 9 ou 10. C’est un caractère qui fait un tour de prestidigitation, il a l’air plus grand qu’il ne l’est, et les espaces sont très bien calculés. Comme il me déplaît d’un point de vue esthétique, j’étais sûr de ne pas être influencé. Dans l’ensemble, je ne partage pas le goût de son dessinateur, Matthew Carter. C’est un grand technicien, auteur également du Verdana. Sur la philosophie du métier, nos options sont diamétralement opposées, mais d’entrer ainsi dans le détail du détail m’a permis de mieux apprécier son travail.

Une autre particularité du mémorial, c’est que le texte n’était pas fait de phrases, mais d’une succession de noms et de prénoms. Il m’a donc fallu imaginer toutes les combinaisons possibles de juxtaposition de lettres, ce qu’on ne fait pas forcément quand on créé un caractère, on n’envisage pas forcément toutes les exceptions. Dans la liste, il y avait par exemple des noms polonais qui présentaient des successions de lettres que je n’avais jamais imaginé avoir à traiter. Faire toutes les combinaisons possibles des lettres entre elles, c’est 26 factoriel 26, je ne sais pas ce que cela donne comme total, mais je sais que j’ai fait des listes sur mon écran en commençant par A suivi de A, A suivi de B, etc. Pour chacune des combinaisons, j’ai réglé l’espace entre les lettres, on appelle cela régler les paires d’approche. Ni trop distant ni trop serré. Surtout, je ne voulais pas que les noms aient l’air d’avoir été rentrés de force dans la surface, je voulais qu’ils respirent.

Présentation du prototype du voussoir en béton avec les panneaux gravés, essentiel avec une phase chantier très courte. La qualité de la gravure sera encore améliorée.

Créer une police de caractère, c’est faire une série de choix sur plusieurs axes. Si l’on choisit d’insister sur la personnalité de chaque lettre, évidemment, lorsque les lettres se rencontrent pour composer le texte, elles vont faire une musique plus heurtée. J’ai dessiné il y a longtemps un caractère, le Quantange, pour lequel j’ai poussé ce principe au maximum. Un texte en Quantange donne l’impression d’avoir été fait avec du papier et de la colle, d’être une lettre anonyme avec toutes sortes de polices pêle-mêle. Pour le Lorette, j’ai travaillé dans le sens d’une homogénéité globale avec autonomie de chacune des composantes. Chaque fois que je touchais à une lettre, je me représentais le mémorial avec deux panneaux de moins, cinq panneaux de plus, ou, si on imagine une bibliothèque bien remplie, je retouchais le A, et paf, trois livres tombaient par terre, ou bien des vides apparaissaient. Chaque opération mentale avait des conséquences physiques.

« Dans la liste, il y avait des noms polonais qui présentaient des successions de lettres que je n’avais jamais imaginé avoir à traiter. »

Comment la liste des noms vous est-elle arrivée ? Déjà relue et corrigée ?

Lorsqu’on m’a transmis la liste qui était censée être définitive, je l’ai regardée avec l’œil du typographe, et il y a eu plusieurs aller-retour. Finalement, une personne a été engagée pour relire la totalité du document — 4 000 pages A4 ! —, qui avait déjà été relu des dizaines de fois, cela lui a pris un mois et demi. Elle a trouvé encore 12 corrections à apporter, on a vraiment fait le maximum ! Une fois la mise en forme graphique des panneaux terminée, j’ai tenu à faire fabriquer une épreuve de contrôle sur papier, à l’ancienne. Lorsque je suis sorti de chez le reprographe avec trois jeux d’épreuves, je me suis retrouvé sur le trottoir avec mon petit diable à roulettes et 27 kg de feuilles de papier glissant les unes sur les autres. Pierre di Sciullo se lève, va prendre un jeu d’épreuves de lecture des 499 panneaux — 9 kg — et le dépose dans nos bras qui ploient. J’ai renoncé au métro et j’ai appelé un taxi !

Extrait du guide de pose des panneaux gravés. Un décalage d’un seul panneau et il aurait fallu tout démonter…

Quel a été votre principe de mise en page ?

Les panneaux du mémorial sont des plaques en acier inoxydable trempé dans un bain colorant, sur lesquelles la morsure de la gravure fait réapparaître l’inox. Ce que j’ai proposé est tout simple. Grâce à des espaces insécables, il n’y a jamais de césure entre le nom et le prénom. On ne retourne pas à la ligne au milieu d’un nom propre quelle que soit sa longueur. Il y a notamment un nom extraordinaire, à particule, qui doit faire 70 signes, et un nom arabe en huit mots. Je n’ai donc pas équilibré les drapeaux. Ensuite, j’ai mis une puce de séparation entre les « briques ». Cette puce est centrée verticalement sur la ligne et placée légèrement plus près du nom qu’elle clôt que du nom qui va suivre. Cela fait que, quand l’œil cherche le nom suivant, il le trouve immédiatement, sans effort. Ensuite, le premier panneau de chaque lettre commence par une lettrine, qui fait 12 cm de haut et se lit à plus de 20 m. Un autre repère : le dernier panneau de chaque lettre n’est pas rempli jusqu’en bas. Pour y parvenir, j’ai créé une fiche de calculs grâce à laquelle, sur 25 panneaux (X et Y sont sur un même panneau car il n’y a que 17 noms commençant par X), une partie de la surface reste vierge. L’œil voit ainsi une incroyable étendue de texte gravé puis, tout à coup, 1 ou 2 m2 d’acier sans aucune morsure, et il sait qu’une nouvelle lettre commence. Et puis, toutes les 30 lignes, en retrait dans la marge gauche, comme une entrée de dictionnaire, sont gravées les trois premières lettres du nom qui est juste en regard. C’est important parce que, pour la lettre M par exemple, il y a 45 panneaux, ça fait 30 m à parcourir ! MEM, MER, MEV, MEY, grâce aux trois lettres d’entrée, on se repère très vite.

Le panneau 1. La variation du gris typographique signale toujours une particularité significative. Ici, 8 lignes sous la lettrine, la répétition de nombreux homonymes d’Abbott, puis un groupe de tirailleurs algériens aux patronymes très longs.

Notre but était de créer un lieu à arpenter qui soit un véritable espace de lecture. Le nombre de signes moyens par brique étant de 18, multiplié par 600 000 cela fait 10,8 millions de signes, ce qui équivaut à 23 romans de 220 pages. Un mois et demi de lecture, jour et nuit, sans interruption. Tout visiteur sent intuitivement l’ampleur du travail de lecture qui s’offre à lui. Il sent physiquement qu’il a besoin d’être guidé pour s’orienter dans cette masse. L’ambition initiale de la Région ne devait pas conduire, paradoxalement, à rendre anonymes ces soldats qu’on voulait honorer. Dès le départ j’avais noté que le geste politique contenait sa propre contradiction. Avec l’architecte nous avons toujours gardé à l’esprit que nous étions en train de créer un espace collectif de lecture permettant à chacun de se recueillir. C’est très émouvant aujourd’hui de voir que ça marche, que les gens arrivent, vont très rapidement vers le nom qu’ils cherchent et, du coup, prennent leur temps, regardent d’autres noms, se déplacent à leur rythme.

Dans ma note d’intention du 29 septembre 2011, j’avais écrit : « Il ne s’agit pas de construire un cortège funèbre pour laisser le visiteur en état de sidération, mais d’orienter le deuil, la mémoire et la prise de conscience vers l’action et vers la vie. »

Ces vers d’Aragon chantés par Léo Ferré m’ont guidé :

« La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées
Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri. »

Pendant deux ans et demi j’ai vécu avec les noms de ces 600 000 soldats sur l’écran de mon ordinateur et dans l’espace de mon atelier. J’ai porté, modestement, une forme de deuil. J’ai essayé d’être passeur, d’ailleurs le métier de graphiste, c’est ça tout le temps. En faisant les essais techniques, j’ai aussi compris que c’était important que l’on puisse toucher les noms. L’écriture n’est pas abstraite, elle émane du corps et y revient.

Post-scriptum

Sites de Pierre di Sciullo http://www.quiresiste.com et de Philippe Prost, architecte du Mémorial, http://www.prost-architectes.com.