Actualités

En sortant du Louxor, métro Barbès-Rochechouart Cannes à Paris ou les femmes au cinéma

par

En sortant du Louxor, métro Barbès-Rochechouart

À propos de « L’Ombre des femmes » (Garrel) & « Trois souvenirs de ma jeunesse » (Desplechin)

Pour L.V. et L.W.

Dans les deux derniers films de Garrel et Desplechin, en compétition à Cannes, cette année, les femmes ne sont pas comestibles. D’abord, on n’a pas du tout envie de manger une ombre. On préfère plutôt quand « ça consiste », même si cette « Ombre » débute, par les hasards de la typo, par une majuscule. Ensuite, on n’a pas du tout envie de digérer une trajectoire amoureuse, aussi majestueusement racontée soit-elle, quand elle est seulement vécue par un héros qui se réjouit, frontal, que la femme qu’il aime ait une « intelligence qui ne l’écrase pas » (Desplechin).

La réplique est malheureuse, malheureuse... d’autant plus qu’elle survient alors même que cette chérie, bien mignonne au demeurant, lui dit qu’elle n’est rien sans lui, rien de rien, et qu’elle se trouve surtout très bête, comparée à lui. Ne vous inquiétez pas, concernant le motif féminin, on n’a même pas encore atteint le sommet du film. A cela, rajoutons que le héros fait des études d’anthropologie à Paris et que la fille demeure fille de tailleur à Roubaix et tout est dit. Ou presque.

C’est dur d’être une femme au cinéma.

Au journaliste qui lui demande si elle kiffe toujours « la magie de Cannes », Catherine Deneuve rétorque qu’il est vraiment difficile de parler de magie quand on doit bosser en robe longue à 19 heures en lumière crue — pour la presse et la télé — et que, de toutes les façons, « Cannes, c’est du travail ».

Oui, c’est du travail.

Être une femme au cinéma, jouer le rôle d’une femme au cinéma, surtout dans ce petit cinéma français hétéro-blanc de la néo-bourgeoisie décliné comme il est par Garrel et Desplechin, c’est du travail.

Et ça paye mal.

Anissa Michalon

Surtout, lorsqu’en sortant de la salle de cinéma, du cinéma Le Louxor à Barbès, on décide, une amie et moi, d’aller visiter la brasserie qui a remplacé le Vanoprix qui a cramé à la saison dernière. On était content dans le quartier que la reconstruction soit si rapide, parce qu’on s’attendait plutôt à voisiner avec des ruines noircies et dégueulasses pendant des mois. Mais non. Reconstruction. Magique. Immédiate. Le temps, c’est du politique, spécialement dans la ville. Nous sortons, donc, toutes les deux, du Desplechin. Nous en sortons avec des mots pleins la bouche. LV me fait remarquer, en passant, que c’est amusant d’habiller en Paul Smith une jeunesse soi-disant pauvre comme celle qui est soi-disant représentée dans le film. C’est amusant, surtout, en regardant passer, la jeunesse rebeu de Barbès, un dimanche soir. Coupé-collé délicieux de la vie et du cinéma. Nous passons ainsi sans moufter devant le vigile black qui est à l’entrée de la nouvelle brasserie reconstruite si magiquement dans ce quartier en cours de réhabilitation... Et là : c’est Cannes à Paris. Ou NYC à Barbès. Ou... Bref, une faille spatio-temporelle s’ouvre sur le boulevard (Voix off : oh Barbès ! Ou es-tu ?). Brièvement, j’entrevois, là, une croisette fake. Et ce n’est pas fini. Se pavanant sur cette croisette fake, au travail, une créature, une « hôtesse », fouette l’air, gravement, en nous apercevant, LV et moi, qui nous dirigeons humblement vers une des tables libres du café — comme on fait dans un café, quoi — tandis que, de sa bouche, tombe « que nous devons attendre pour être placées car, enfin, mais enfin, il y a une liste d’attente ! » Nous devons attendre pour être placées. Et nous sommes à Barbès. A 3 minutes du camp de la Chapelle, démantelé comme on sait. A 5 minutes de Château-Rouge. A 5 minutes de la Goutte d’or, etc. Parce que ça se passe comme ça, maintenant, à Barbès. Tu sors du Louxor, t’es à Cannes. Direct. C’est peut-être amusant d’être placée à l’hôtel Meurice. Et aussi au Carlton à Cannes. Ca l’est beaucoup moins à Barbès.

1/ L’Ombre des femmes (P.G.) et Soumission (M.H.)

Ce qu’on a envie de dire à ces personnages femmes qui évoluent sur les écrans de ce type de cinéma fabriqué à la Garrel et à la Desplechin, ou sur cette scène dérisoire d’un café nouvellement hip, à Barbès, c’est que les passants, qui sont aussi des spectateurs, subissent quoiqu’en décalé, la brutalité qui les façonne. Les 2 femmes du film de Garrel, ainsi qu’ Esther + la sœur du héros dans le Desplechin n’ont aucune existence hors du regard de l’homme. Elles n’ont aucune autonomie symbolique. L’une se fait baiser par un homme marié. Elle souffre. Alors, d’accord, vive le sexe et la passion, la souffrance, c’est super-sexuel, chouette, mais on finit par fatiguer quand son chéri, l’homme marié en question, l’accuse de le « vampiriser », qui plus est ! Et puis on se dit que c’est éculé de choisir un héros dépressif et égoïste, médiocre pour légitimer ce type de représentation pour les femmes. C’est exactement le même problème dans Soumission de Houellebecq : sous prétexte que le narrateur est un cave misérable, on tolère que ce soit un immonde machiste sexiste obscène et ignoble qui ne parle que des trous des femmes, et en plus très mal. Et il y a encore des lecteurs qui pensent que le jugement est suspendu et qu’on ne peut que « questionner ce regard » qui est porté sur les femmes, que cela ne veut pas dire du tout que le livre épouse la thèse du sexisme viriliste, qu’il y a une suspension du jugement, et même qu’on ne sait pas à qui quoi qui quoi est soumis à qui quoi ou qui est soumis (cf.titre), que tout est ouvert, Blanchot-Barthes et tutti. Alors, donc, si on accepte cette lecture, monsieur Garrel et Monsieur Houellebecq se permettraient tous les deux de montrer à l’écran, ou de décrire, une pauvre fille vampirique et sans existence propre uniquement parce que ce serait pour eux une façon de questionner les rapports homme-femme, en ne tranchant pas entre le regard macho du héros et la pauvreté symbolique de la maîtresse ? On n’est pas d’accord. D’autant plus que la résolution du film de Garrel, l’épilogue, c’est la femme trompée qui revient en courant auprès de son mari injuste (qui la réembauche comme assistante : on apprécie aussi). On se dit : mais à quoi bon raconter une telle petitesse ? A quelle fin ? Pourquoi dépeindre cette misère féminine si, en définitive, la fable s’en accommode très bien ? C’est comme dans Soumission. Dans Soumission, la fable fait d’autant plus place au regard de l’homme dégradant la femme que la résolution du livre, c’est une alternative impossible à cette dégradation. En gros, chez Houellebecq, les femmes, pour vivre, ont le choix entre la pédophilie + burka et l’existence en tant qu’escort ou étudiante de 2e année bonne à niquer. Chez Garrel, on est soit la femme à tromper, soit la maitresse à mépriser. Et il faudrait qu’on accepte ça en tant que spectateur/rice, et en tant que lecteur/rice. Il faudrait qu’on digère ce monde et qu’on le tolère en nous, dans notre paysage sensible. Il n’en est pas question. Parce que ce cinéma et cette littérature ne dénoncent rien. Parce que ce cinéma et cette littérature ne proposent rien. Parce que ce cinéma et cette littérature ne décrivent rien. Il n’y a pas de propos. Et ce n’est pas de la suspension de jugement, ça, non. Non, c’est du jugement en acte, tout autant que l’apolitisme est du politique en acte.

Le pire, c’est que les actrices de Garrel s’en tirent bien. Elles sont de très bonnes interprètes. Trop bonnes. Leur jeu, leur liberté de jeu, transcendent la petitesse de leur personnage qui demeure asservi à cette mystique masculine de pacotille (« J’aime baiser avec ma maîtresse dont je ne peux pas me passer, mais que je me méprise, et en même temps j’ai très peur de quitter ma femme qui m’aide dans mon travail, mais, malheur, que je ne désire plus, mais, bonheur, qui me donne la sécurité. »). Chez les deux actrices du Garrel, ce bonheur du jeu est — en définitive — pathétique, parce qu’il donne une noblesse au personnage contre l’écriture du personnage même. Voilà, quand on est une actrice, il se passe qu’on se doit de jouer très bien pour donner de la grandeur à des personnages auxquels la narration refuse, par principe, la grandeur. Clothilde Coureau lirait le bottin qu’elle nous séduirait plus, avec sa voix mouillée, son regard si particulier. C’est un corps. Malheureusement, ce corps joue le rôle d’une femme trompée qui finit par tromper en retour sa pauvre tarte de mari. Et avec qui, je vous le donne en mille ? Avec un Rebeu ! Je vous laisse apprécier cette perfection d’axiologie contemporaine. Ce qui se passe, c’est que, plan après plan, on finit par regarder le film contre lui. On finit par haïr la fable qu’il raconte. On se dit que ce film ne méritait pas d’être tourné et, même, qu’il est une injure à la très belle photographie en noir et blanc qu’il utilise. Et quand bien même, il s’agirait sans parti pris de raconter une histoire parmi d’autres, alors ce film ne serait qu’un symptôme de l’immense petitesse de l’imagination de Philippe Garrel à propos des femmes. Savourons maintenant le titre de cet opus projeté dans « Cannes à Paris » : « L’Ombre des femmes ».

Anissa Michalon

Pour la fille de la nouvelle brasserie chic à Barbès, c’est presque pareil. Sauf qu’elle n’est pas actrice. On la plaint qu’elle soit obligée de jouer ce rôle-là, ce rôle de Messaline de la gentrification. En plus, elle doit sûrement payer son loyer avec difficulté, on est à Paris, peut-être qu’elle fait des études, ou pas, on ne sait pas, on spécule, on spécule... On se dit qu’elle ne se rend pas compte. Et puis on finit par en avoir marre et par la traiter de conne parce qu’être le bras armé de la gentrification à Barbès, c’est pas recommandable du tout. Mesdames et Mesdemoiselles les actrices, inventez-vous une nouvelle vie au cinéma ! Passez derrière la caméra ! Faites jouer la concurrence entre tous ces hommes réalisateurs ! Refusez d’apparaître dans toutes ces fictions virilistes à deux balles ! Mademoiselle de la Brasserie, vous méritez tellement mieux que ce job si brutal qui consiste à « placer » à Barbès !

2/ Trois souvenirs de ma jeunesse (A.D.)

Le cas du film de Desplechin est plus intéressant. Parce qu’il est plus « paillettes ». En effet, il s’exhibe, et cette exhibition est, en soi, une forme de courage, déjà. Il y a un parti pris dans ce cinéma. Il y a un choix. Ce n’est plus « vogue la galère » comme dans le Garrel ou dans le Houellebecq. On peut discuter, presque. Du moins, le film donne envie de réfléchir aux représentations qu’il propose : pour les retailler, pour les rêver. Beaucoup est à mettre à distance mais, en mettant à distance, on se prend à réfléchir à ce qu’est, possiblement, une muse, à ce que c’est qu’une femme aimée pour un homme qui aime. Ce n’est jamais simple ce qu’on aime, ce qu’on désire. Aimerait-on une idée abstraite de femme ? Aimerait-on une femme qui échapperait à l’impureté de nos propres fantasmes ? On n’aime pas une femme comme on aime une idée juste ou qu’on aime une révolution ou comme on aime Un amour de Swann de Proust. Ou un tableau. Ou si, c’est comme ça qu’on l’aime ? Comme un tableau ? Comme une image ? Comme un poème ? Comme une Justice ? Comme une image ? Et Godard, avec BB et ses belles fesses, se pointe. Enfin, se pointe de très loin, mais, en étant très loin, il fait écho à la fable proposée par Desplechin qui est aussi un manifeste bancal de la représentation de la femme au cinéma.

Il était une fois Esther.
La star du lycée.
(dommage qu’elle ne soit pas la narratrice,...)
(heureusement qu’elle ne fait pas le boulot d’hôtesse à la nouvelle brasserie chic de Barbès, déjà ça)
Puissance. Tous les hommes sont à ses pieds.
Les filles la détestent.
« Les filles, c’est toutes des connes, même ta sœur ».
Elle n’a pas d’ami-e-s. Que des prétendants (qu’elle ne traite pas bien).
Tête de Jean-Baptiste sur plateau.
C’est l’Actrice
C’est la Femme.
Les ongles des mains. Les cheveux. Les coiffures.
L’anti-intellectualisme total. Puissant.
Le Corps.
Elle fait couler du jus de pêche
sur le couvre-lit du père du héros
« et elle s’en fout ».
Et elle est belle.
Et elle est malheureuse.
C’est sexy, les larmes, et chez Desplechin, ça le fait bien.

À ce moment du portrait cinématographique, qui prend une sacrée place dans le film, on se lasse. Trop, c’est trop. Qu’aimer transforme l’autre en objet, que l’autre sous l’effet de l’amour soit objet, que le désir, ce soit la transformation en objet. Oui. Qu’être un objet, ce soit être un cliché. Ou un impur fantasme. Pour une femme, être Esther. Pour un homme, être..., ou je ne sais... Oui. Que la réinvention des représentations ne soit pas toujours au rendez-vous de l’amour et du désir : comment le déplorer ? On aime comme on aime... La ravissante idiote excitera, à jamais. Il y a un secteur du marché, on le sait, pour les nunuches, chez nos amis chéris qui sont les hommes. On comprend qu’il y ait un charme. Une nunuche, au cinéma, c’est délicieux. C’est cinématographiquement délicieux. C’est un corps qui se donne. Et qui se donne très bien à la concupiscence scopique du spectateur. L’amour au cinéma, ça doit être spécial, toujours, puisque ça ne passe que par la représentation. Tout, tout, tout doit devenir image. Qu’il y ait la possibilité d’une féminité insurrectionnelle qui passe par le renversement de tous les codes, codes intellectualistes, codes politiques, féministes, égalité homme-homme, parce que la Femme, la vraie Femme, échapperait par principe à tous les principes, parce que cette échappée, c’est la condition fondamentale du désir et de l’amour : pourquoi pas ? Il y a aussi dans la galerie du personnage de la Femme par essence et par amour insurrectionnelle le type de la femme alcoolique, de la chienne lubrique, de l’ethnique, et même, de l’homme, de la gosse Lolita, bref, tout ce qui déjoue, de près ou de loin, tous les codes, et même les codes qui font de la femme un sujet possible. Ok. On comprend.

Et ce n’est pas tout.

Il en va aussi de la transformation de l’aimée en œuvre d’art. Qu’aimer, ce soit aussi transformer la fille en cinéma, ou en peinture, en poème... Entendu. Belle scène d’Esther en tableau sous le regard de Quentin. Que ça cristallise dans un sens, ou dans un autre, on aime. Il y a une mythologie de l’amour qu’on s’invente, même si c’est parfois au petit pied. Que ça se sublime mais en images pauvres, on comprend aussi.

Qu’est-ce qui fait alors que le film de Desplechin ne marche pas ? Qu’est-ce qui fait qu’on fatigue de cette Esther et de son amoureux ? Qu’on fatigue de ce cinéma des femmes que se fait à lui tout seul ce réalisateur qui est un homme ?

Le photographe Didier Lefèvre raconte qu’en guerre, dans les hôpitaux de guerre, dans les mouroirs, dans toutes ces situations où il s’est retrouvé à photographier en grand reporter, à chaque fois, il se devait, disait-il, de faire du sujet qui arrivait à lui une « belle » photographie. En dépit de l’épouvante et du sang. Pour faire justice aux objets photographiés. Qui sont aussi des sujets. Pour que leur histoire soit justement racontée. Sensible. Même si « belle », dans ces contextes, c’est difficile à définir. On peut dire, très simplement, pour éviter le gros débat d’esthétique, que lorsque c’est une belle photographie, c’est que c’est réussi : le photographe a réussi son coup, il y a du talent, parfois du génie. On n’oubliera jamais la photographie qu’on a vue. Les sujets sont vivants, représentés, même s’ils sont morts ou qu’ils vont mourir dans la seconde qui suit le cliché. Pareil au cinéma ? Le cinéma de Desplechin, la petite machine du cinéma de Desplechin ne fait pas justice à la femme, à la représentation de la femme qu’il a décidé de prendre pour objet, alors même qu’il cherche à donner le maximum d’incarnation à l’objet choisi. C’est comme si, plus il aimait, plus il tournait, plus l’objet ne pouvait devenir sujet. Il y a quelque chose de manqué. Sans doute, l’enjeu technique, c’est le dosage ? Il y a des photos de guerre trop pathétiques (parce qu’il ne suffit pas de montrer un cadavre pour faire une photographie, entre autres, dit Didier Lefèvre). Il y a, avec Trois souvenirs de jeunesse, un cinéma d’amour qui se sature lui-même. Trop de clichés d’amour qui, subtilement, mystérieusement, étrangement, transforment le film en cinéma sexiste. Tout à coup, Esther, ça devient une image pauvresse. Pauvre parce que trop pleine d’elle-même, du principe poétique à l’origine de son apparition. Esther est trop grosse de son esthétique de muse.

Entre muse et nunuche, la femme se perd.

Dans la vraie vie, on dirait que jouer toujours le même rôle, c’est chiant. Que ce qui est beau, chez quelqu’un, c’est l’impossibilité, justement, de le réduire à quoi que ce soit, surtout pas à une formule. Ce qui est l’objet d’amour, c’est l’imprévisible (pardon pour la banalité). Et ça ne veut pas dire que ça ne cristallise pas quand même à partir de l’objet... C’est subtil. On va dire que c’est la liberté du sujet qui permet la cristallisation du désir ; et non son immobilisation en figure préprogrammée qui le suscite. A fortiori au cinéma, dans un roman... On est même plus exigeant, peut-être, quand c’est en représentation que tout se joue. Esther est un code surcodé. Exemple : le chéri étudie le grec pour devenir anthropologue, mais la chérie, elle, l’étudie « parce qu’elle aime bien la forme des lettres, et que ça faisait code secret, et ensuite ça l’a fait chier ». C’est un trait définitoire parmi deux-mille-cinq-cents autres de la même eau dans le film. Ils conduisent à la peinture d’une féminité monotone, si bien que toute notre empathie pour cette pauvreté fantasmatique de l’amour telle qu’on a essayé de la définir plus haut, ou encore toute notre empathie pour ce type de désir chez les hétérosexuels masculins que cette pauvreté provoque s’envole. Au bout du compte, on refuse le film. Au vestiaire des codes, Esther, pardon.

3/ Le vrai scandale est ailleurs

Ce qui est triste, disait LV, en sortant du Desplechin, en sortant du Louxor, c’est le radotage. Ce qui est triste en sortant du Garrel, c’est aussi le radotage. Ce qui est triste en fuyant Cannes à Paris, en se prenant en pleine face la nouvelle brasserie hip de Barbès, c’est encore et toujours le radotage. C’est ce qui se répète, toujours, qui fatigue. On savait déjà beaucoup de choses sur l’idéalisation sexiste de la femme et, quand même, il faut qu’on se la farcisse encore. On savait tout sur la gentrification, sur les années Giuliani à NYC (Giuliani = maire de NYC, 1994-2001), sur le canal Saint-Martin relooké, sur la rotonde de Ledoux transformée en espace à clubbing vulgaire. On savait déjà tout sur tout, sur cette façon insidieuse qu’a la mairie socialiste de détruire ce territoire de la ville en réhabilitant les façades et en livrant l’espace à ceux dont le principe d’existence est, par essence, l’exclusion politique d’une partie de la population. On savait déjà tout cela. Le cygne de CB qui patauge dans le canal, on l’avait déjà repéré, à Paris. Et pourtant, paf ! On se le prend encore : et à Barbès ! Que faire ? Mettons au compte de l’âge, et de la mélancolie, l’irrépressible sensation de gâchis rabâché qui saisit parfois le spectateur devant sa ville et au cinéma, et concentrons nous sur ce qui, toujours, légitime, en dépit de ce radotage, la colère.

Anissa Michalon

C’est que, parallèlement à cette tardive efflorescence du cinéma néo-bourgeois, nous avons reniflé dans ces deux films une tentative d’excursion dans la modernité sociale, ou plutôt une tentative de récupération du cinéma social pour consolider l’édifice symbolique défaillant et radoteur du représenté. Pour le dire vite, Garrel comme Desplechin, on ne sait pas pourquoi, soudainement, produisent un chouia de « social » dans leur cinéma. Chez Garrel, de pauvres personnages sous-rohmeriens, qui ne font rien que se perpétuer eux-mêmes dans l’épuisement, sont soudainement dotés d’un vernis d’existence sociale. Comme si rajouter un peu de socialité sous la forme d’un peu de misère pacotillée, ça faisait bien. Ca donnait de l’épaisseur. Le résultat est terrible. Je ne sais pas qui a signé les décors du Garrel (et je ne veux pas le savoir) mais ils sont indécents, tout à fait indécents. Sont indécents les trous de la tapisserie qui apparaissent en arrière-plan sur les murs de l’appartement de ce couple petit-bourgeois qui ne sait pas aimer. Tout comme est indécente la visite inopinée du propriétaire, qui entre chez le couple néo-bourgeois comme dans un moulin, avec sa propre clef ! — au prix d’une invraisemblance de dingue — pour se plaindre de l’utilisation d’un réchaud. Un réchaud chez ces bohèmes ! N’est pas Dardenne qui veut, Garrel. La peinture sociale, c’est pas un apéritif décoratif, un apéricube destiné à pimenter la représentation de l’amour : pardon. Et puis la maîtresse qui touille sa petite tisane d’étudiante, et qui est la seule de la fratrie à avoir fait des études supérieures... Franchement, on se demande en quoi cette esquisse de bio sociologique fait sens, dans la mesure où jamais, jamais l’économie du film ne pense en profondeur, dans sa narration, et dans sa représentation de l’amour, ces petites touches disparates de socialité pauvre qu’il dissémine, ça et là, au petit bonheur de la caméra et la réplique. Notre hypothèse est que la socialité est à la mode, aujourd’hui, au cinéma et que l’objet du film est si ténu que le désir inconscient de le renflouer à peu de frais a sans doute joué.

Chez Desplechin, ça se joue autrement. C’est l’épilogue qui intervient comme une sorte de coda du sens pour décrypter une part du mystère Esther. En fait, ils étaient amoureux, mais ils étaient aussi pauvres et c’est pour ça que ça foiré entre eux. Cette résolution se joue entre deux hommes ( !) qui sont deux anciens rivaux. On n’aura pas droit au regard d’Esther, même dans l’épilogue, puisqu’il faudrait alors postuler qu’elle pourrait avoir, elle aussi, un point de vue construit et donc qu’elle puisse sortir de son statut d’image : or ce n’est pas possible, on sait déjà pourquoi. Pour faire une bonne figure, une gonzesse est quand même présente à l’écran, dans cette scène finale, pour agrémenter, peut-être, la pseudo-joute, la pseudo-rivalité, entre ces deux anciens adolescents — sur fond de toile sociale — mais cette gonzesse est niaise, délicieusement, ad libid. C’est comme si cet angle social rajouté ultimement était destiné à nuancer l’irréalité de ce bildungscinéma un peu fabulaire : pour tenter d’incarner autrement, peut-être, la muse et le chevalier anthropologue amoureux de sa muse. Mais, ciel ! Quelle anthropologie ! Et dire que le héros lit Levi-Strauss ! Aux yeux d’Anthémis Johnson, c’est un échec, cette tentative. Parce qu’il ne suffit pas de le dire pour que ça advienne. Ce serait trop simple.

En définitive, c’est Cannes à Paris, la brasserie hip-pourave de Barbès, qui demeure la seule scène assumant entièrement son caractère d’image close, indifférente au monde, indifférente à la rue, indifférente à ce qui se passe autour d’elle. Elle seule ne prétend pas raconter plus qu’elle-même puisque sa productivité ne commande aucun supplément d’âme sociale. Oui, elle n’a pas besoin de se déguiser pour vendre sa soupe puisque tous ceux qui cherchent à s’abreuver à sa source recherchent justement sa faculté de néantisation du réel. Vous me direz, c’est normal : c’est une brasserie, pas du cinéma. Alors, que faut-il déplorer le plus ? Un cinéma qui cherche, péniblement, à dépeindre une sortie de ghetto ou une brasserie qui le revendique pleinement ? Si les trous dans la tapisserie étaient à la mode chez les bobos de Barbès, parions qu’ils arriveraient vite sur les murs de la brasserie.

Post-scriptum

Une lectrice fait remarquer à Arthemis Johnson qu’elle se plante sur le nombre d’années qui ont été nécessaires à la destruction du Vanoprix brûlé et à la construction de la nouvelle brasserie au coin du boulevard Barbès. Quatre ans, et non une année, ont été nécessaires, semblerait-il, en réalité. Pardon pour l’imprécision. — A. J. (qui se demande si ces trois années supplémentaires concurrencent vraiment le sentiment qu’elle a d’une hâte municipale à blanchir ce croisement).