Vacarme 73 / cahier

de l’écoute et de l’inécoute

par

« Dans le mouvement, je réfléchis à la difficulté et à l’étonnement d’être toi ». Cette phrase de John Ashbery, qu’on lira avec beaucoup de trouble et de grâce un peu plus loin, résume peut-être tout l’enjeu de ce cahier et de tous nos cahiers. Dans chaque numéro de Vacarme, il y a en effet [un dossier-mot227] (qu’on appelle chantier parce qu’on ne sait jamais d’avance si on parviendra à en faire un dossier : c’est un nom modeste, pas snob, en tout cas pas trop snob, on l’espère, puisqu’il donne envie de porter un casque et des vêtements fluo) et un cahier. Dans le chantier, il faut asséner. Certes, on problématise aussi, on a fait des études, on essaie de garder aussi longtemps que possible le sens de la complexité des choses, mais on assène et on simplifie aussi, il le faut bien, sinon on ne fait pas de politique. Mais dans le cahier, on n’assène pas, on essaie d’écouter. C’est ce que nous apprend ici Ashbery : écouter c’est tenter de se situer exactement à la place de l’autre, c’est-à-dire pas dans une case, pas dans un rapport de forces qui le réduirait d’avance à une force comparable, plus grande ou moins grande que la sienne, pas davantage dans un alter ego qui est surtout un ego avant d’être un autre (ruse pauvre du latin qui inverse adjectif et substantif pour mieux tromper son monde), encore moins dans un grand Autre sans prise, sans porte ni fenêtre, mais dans l’événement de ce que c’est qu’être autre, en premier lieu pour l’autre, avec une toute petite minuscule : essentiellement une difficulté et un étonnement. Ashbery a raison.

C’est pourquoi chaque cahier fait autant qu’il peut la part belle à la poésie. Le poète c’est d’abord celui qui est capable de saisir ce qui se passe dans l’autre. Y compris, surtout peut-être, quand il parle à la première personne. Le poète est la femme ou l’homme à l’écoute de l’autre. Nous aimons la poésie pour cela : qu’on nous décentre, qu’on nous libère de nos certitudes et de nos présomptions, qu’on nous apprenne à écouter ce qui se murmure ailleurs. Les poètes ne sont pas là pour nous apprendre la poésie, ils sont là pour nous apprendre la vie.

Mais c’est pourquoi aussi chaque cahier ne fait pas de place qu’à la poésie. Il lui juxtapose des paroles de militants, d’étrangers, de savants, de jardiniers, de fous. Tout appel souverain à l’écoute est encore une surdité. Ou plus exactement ce qu’on devrait appeler une inécoute. L’inécoute, c’est là le vrai ennemi. On peut écouter et ne pas entendre, cela n’est pas grave, on a le droit d’être con tout de même, mais on n’a pas le droit d’inécouter. Inécouter, c’est ne pas entendre les autres formes de l’expérience de la vie. Même le poète n’y échappe pas toujours : il écoute sa forme de l’expérience de l’autre, il s’y ouvre et s’y expose peut-être comme personne, mais du même coup il se renferme pour tout autre altérité.

C’est pourquoi les vrais poètes et les vrais fous d’aujourd’hui sont si sensibles à ce qui se dit hors de la poésie, y cherchent leur dehors et leurs nouvelles rencontres, tout comme les vrais combattants obscurs du jour et ses vrais militants penchent toujours, à un moment ou à un autre, vers la poésie. C’est une question d’oreille : il faut savoir entendre, puis ne plus rien entendre de ce qu’on croyait entendre, pour entendre de nouveau, jamais complètement, mais au moins un peu.

Savoir écouter, c’est donc savoir ne jamais entendre complètement, décisivement, pour toujours, afin d’entendre aussi une autre chose qui puisse traverser en son cœur la chose que l’on croyait avoir un jour saisie et la rendre à nouveau insaisissable. Le contraire, effectivement, de l’inécoute.

Nous voulons apprendre sans cesse, sans relâche, à ne plus inécouter. Et pour cela il faut bien un cahier, c’est-à-dire une suite désordonnée mais sérieuse d’expériences différentes.