Vacarme 73 / cahier

Valentine

par

Comme un serpent au milieu des roses, un aspic
Dans les pommes épineuses flétries je m’enroule,
Me coule vers toi. Le nom du château, c’est toi,
El Rey. C’est un relais routier
Offrant les meilleurs cafés et hamburgers de l’Utah.
C’est encore plus beau et nocturne à la lumière du jour.
Sept couches : agate mousseuse, corail, aventurine,
Cornaline, lapis suisse, obsidienne — peut-être d’autres.
Tu le sais maintenant, la structure est celle d’un quatuor
À cordes. Les différentes parties se mêlent toujours entre elles,
Entrent en conflit, chacune s’immisçant dans la part de l’autre
Pour se retirer subtilement à la fin, se détachant — de quoi ?
D’un nouveau genre de vide, peut-être baigné de fraîcheur,
Ou pas. Peut-être simplement un nouveau genre de vide.

Tu te distingues mais la météo de ce jour te joue un mauvais tour. Tu en sors en pièces détachées. Passer mon temps à te poursuivre, c’est savoir que je suis ici incapable de me retourner, incapable de te confronter à ton altérité. Je pense à une autre de mes maisons, celle d’Hamstead, la maison en briques qui est au centre d’une rue, celle que tu n’as jamais vue, même si tu as emprunté cette rue quantité de fois, parfois au printemps, sous un léger crachin qui t’obligeait à détourner les yeux, parfois en plein cœur de l’été, quand ta pensée de toute chose était littéralement envahie par l’immensité de celle des arbres, tant et si bien que tu n’as jamais vu ma maison. C’était tout près de chez Arthur Rackham. Je ne parviens pas à me rappeler le nom de la rue — inscription partiellement lisible sur une urne victorienne : E, puis MEL(E ?), peut-être une exhortation latine adressée aux pommes, ou à l’héroïsme, et dans le bas, sur la partie à peine visible, un nom comme « Rossiter », mais placé bien trop bas. Tu sais, je n’ai jamais eu l’intention de t’interdire l’entrée dans ma maison. Mais tu ne pouvais pas y entrer, parce que la maison, c’était toi.

Dans le mouvement, je réfléchis à la difficulté et à l’étonnement d’être toi. Aussi bien, je ne l’écrirai pas. Certaines choses sont simultanément trop ennuyeuses et trop excitantes pour être transcrites. Celle-ci doit en faire partie. Un jour, quand nous planerons… Dans l’intervalle, écris-moi. J’aime beaucoup tes coups de fil, mais c’est aussi agréable de recevoir des cartes et des lettres — continue sur ta lancée !

Dans le crépuscule touffu j’entends des choses du type « Voyons voir, jeune homme ! », ou « Henry Groggins, vieille branche ! », ou « Pendant une heure Lester a passé son temps à fixer des comptes, sans avancer d’un pouce ». Je sais que ces détails existent, qu’ils existent. La nuit il y a des choses en petit nombre, et elles glissent pour faire de la place aux autres. Regardés en profondeur une frise ovale, un des murs du salon. Le motif du papier-peint est conventionnel, alternant l’okra et l’anis étoilée, réunis par des bandes méchamment collées de papier de couleurs différentes, où domine le pourpre, fixé sur un fond tapissé avec des bergères en grisaille et des chiens urinant contre des tuyaux d’incendie. Se pencher sur l’art consommé avec lequel l’artiste a reproduit les gouttes jaillissant du tuyau et retombant en flaque brillante jaune soleil dans le caniveau est une expérience revigorante. Seule la tablette du manteau de la cheminée est visible. À chaque extrémité, posés sur des piédestaux légèrement divergents l’un de l’autre, deux personnages bisques, d’allure aristocratique, un garçon délicatement cerise et une fille d’un bleu centauré. Leur ombre se fond en une silhouette grotesque. Au centre, une vieille horloge dont le tic-tac rythme en métronome le son de leurs voix aiguës. À la seconde, la bouche des personnages va s’ouvrir et se fermer, comme dans une conversation ordinaire.

Je pensais que je
Ramerais jusqu’à toi cet après-midi,
Mon Irina ! Toujours en train d’écrire tes articles adorés,
À ce que je vois. Suis tombé sur l’un d’eux, récemment seulement, dans un des journaux les plus progressistes.
Brillamment écrit, il m’a semblé en tout cas, mais ta pensée n’est-elle pas un peu trop
D’avant-garde par rapport aux attentes du moment ? Bien sûr, il y avait beaucoup de vrai
Dans ce que tu disais, mais n’as-tu pas le sentiment que le public, parfois, reçoit plus de vérité
Qu’il n’en peut soutenir ? Je ne veux pas dire que tu devrais… disons, « truquer »,
Mais peut-être, disons, hum, hum, calmer un peu la force du vent qui frappe l’agneau tondu. Hein ? Qu’en dis-tu, mon vieux ?
Ou bien es-tu si épris de ta pensée « avant-gardiste » que toute autre chose
Te paraît comme un vieux chapeau, y compris, sans doute, ma conversation ? Dans ce
Cas je devrais passer mon chemin. Mon Dieu !, j’ai un rendez-vous à quatre heures et demie et il est
Déjà quatre heures cinq. Qu’as-tu fait avec mon chapeau ?

Ces choses, je ne les écris que pour toi,
Ne les juge pas trop sévèrement. Calme la force du vent,
Comme on disait. Il y a des babillages
Qui peuvent devenir enfants, peut-être - qui sait ? -
Même adultes un jour, alors qu’ils n’existent aujourd’hui que dans l’aveuglement
De ton amour pour moi et en sont les preuves.
Tu ne peux pas y penser trop longtemps
Sans les faire tomber. Ton palais est un château de cartes,
Des cartes à jouer à l’ancienne, s’élevant plus loin
Que l’œil ne peut voir dans les nuages et il est aussi bâti sur
Des sables mouvants, ses fondations se dérobent, elles aussi. Je suis celui qu’on habite.
Mais mon dos est une porte pour toi, tantôt ouverte, tantôt fermée,
Et tes baisers sont comme des rêves, ou comme un élixir
De radium, ou des fleurs d’une espèce particulière.
Souviens-toi de ce que je t’ai dit.

Post-scriptum

Traduit de l’américain par Nathalie Koble.

« Valentine » se trouve dans le recueil Houseboat Days (1976) ; ce poème qui fait alterner prose et vers de longueurs très variées date de 1975, année de publication de Self-Portrait in a Convex Mirror, qui consacre l’écriture poétique de John Ashbery. Arthur Rackham (1867-1939), évoqué dans le poème, était un illustrateur anglais célèbre, connu pour ses illustrations de livres pour enfants. L’œuvre de John Ashbery est considérable, vingt livres de poésie, des pièces de théâtre, des textes critiques et de nombreuses traductions. Elle a été couronnée par les prix littéraires les plus prestigieux : Pulitzer Prize, National Book Award, entre autres.