Jean Nouvel court après l’époque l’architecte, son époque et la critique
par Luc Baboulet
« Garde ce qu’il faut d’ectoplasme pour paraître "leur" contemporain. » Le conseil est d’Henri Michaux. Développons : ectoplasme, celui qui se veut à tout prix contemporain. C’est ce dont a convaincu l’exposition consacrée à Jean Nouvel à Beaubourg.
Jean Nouvel a du talent à revendre, et on se dispute pour le lui acheter. Quitte ensuite à le revendre à son tour ou, du moins, à le faire circuler : c’est ce qu’a fait Beaubourg en montrant son travail dans l’exposition qui s’est achevée en mars dernier, ainsi qu’un certain nombre de publications qui ont accompagné et célébré l’événement, l’œuvre et le personnage. [1] Ainsi le travail circule, la rumeur grossit, et la valeur de l’œuvre grandit.
Et comme toute rumeur, celle-ci fait toujours entendre les mêmes motifs qui reviennent et se démultiplient, transformant les propos de Nouvel en rengaines qu’on entonne par automatisme. Est-ce par habitude ou par peur du vide qu’on reprend toujours ces mêmes airs ? Est-ce parce que, dans leur ressassement même, ils rendraient compte de la réalité de son travail ? Ou encore, la répétition les viderait-elle de leur sens, qu’il faudrait alors reprendre pour le préciser ?
le tout-image
Une première série de questions concernera donc le motif de l’image et ce que Nouvel nous en dit. L’exposition, qu’il a conçue lui-même, est essentiellement faite de planches informatiques qu’il qualifie d’hyperréalistes afin, dit-il, d’échapper à toute fiction - comme si le cadrage, la distance ou le choix de tel type de graphisme, bref, l’image que l’architecte se fait du monde et qu’il veut transmettre au spectateur ou à son client, ne construisaient pas une fiction.
Et puis il y a le langage, sous forme de longues légendes accompagnant les images : un langage lui-même très imagé, sans doute fait pour convaincre les jurys de concours qui, dans son effet, se rapproche singulièrement des images. En passant directement de l’illustration au commentaire, on saute par-dessus tout ce qui aide habituellement à tempérer la magie séductrice de l’image d’architecture, c’est-à-dire à se faire une idée de ce qui est présenté. Plans, coupes, façades, détails, esquisses, maquettes, croquis et autres documents que l’architecte utilise et produit au cours de son travail : tout ça est dans des ordinateurs, eux-mêmes rangés dans une salle en marge de l’exposition, où l’on devra s’installer si l’on veut les consulter. Le parti pris par Nouvel, très cohérent par rapport à sa description de notre époque comme règne de l’image, va de l’image dessinée à l’image dite (chacune n’étant, en l’occurrence, que la légitimation de l’autre), dans une pure immanence de l’image, recherchant la beauté d’une pure apparition.
maniérisme et littéralité
C’est dire que Nouvel, qu’on dit souvent « iconoclaste », en vérité ne casse aucune icône. Au contraire, il en produit sans cesse. Mais peut-être est-ce là son iconoclasme à lui : noyer l’icône sous le nombre et le graphisme aseptisé, n’est-ce pas la rendre indifférente et infiniment substituable ? N’est-ce pas, au-delà de la destruction des images comme objets, une destruction par épuisement du sens qu’elles emportent ? Serge Daney le disait : « Trop d’images tuent l’Image. » Et sans doute ce flot pourrait-il apparaître un instant comme la forme ultime (c’est-à-dire suprêmement efficace) de l’iconoclastie, s’il ne s’en séparait sur l’essentiel : détruire les icônes, c’était leur attribuer un pouvoir que leurs fabricants et leurs adorateurs eux-mêmes n’auraient osé espérer. Mais les noyer, c’est autre chose : l’icône, alors, ne renvoie à rien de plus haut qu’elle et qu’elle permettrait d’approcher, mais à une autre image, ou encore au réel, lui que Nouvel conçoit comme signe et comme image, ou comme extension du virtuel.
L’image en cache toujours une autre, et toujours une autre la précède : ce jeu vertigineux sans début ni fin porte un nom dans l’histoire de l’art, c’est le maniérisme. Si, comme période et comme genre, il est daté et situé, comme attitude, en revanche, il peut, avec des modalités à chaque fois particulières, s’inscrire dans toute époque (aujourd’hui, par exemple, l’image renverra d’abord aux signes et à la publicité [2]). Et jamais, sans doute, le maniérisme n’a-t-il bénéficié d’aussi puissants outils graphiques et d’une telle vitesse de circulation, ni eu pour alliée une flexibilité aussi généralisée : jamais l’image n’a été aussi souveraine, comme Nouvel lui-même ne se lasse pas de le dire.
Maintenant, qu’en est-il de l’image chez Nouvel et quelle place tient-elle dans sa production, construite ou non. On dira d’abord la première place, quitte à devoir préciser aussitôt : car si chez lui, une image renvoie bien à une autre image, elle ne renvoie la plupart du temps qu’à une seule autre image. Et celle-ci n’est autre que l’idée du projet, cela même que la vieille école (les architectes « Beaux-Arts ») appelait le parti et que Nouvel, pour sa part, préfère appeler concept, sans jamais réussir à nous faire sentir l’abîme qui, selon lui, sépare pourtant ces deux mots. De fait, Nouvel appuie tous ses projets sur une idée, d’emblée choisie forte et simple, et qu’il ne cessera de toujours mieux simplifier jusqu’à la condenser en une image. Alors il pourra diffracter et relayer celle-ci (mais sans jamais la compliquer ni la complexifier) par les processus classiques de l’analogie, de la métaphore ou de la métonymie : le mur de moucharabieh mécaniques de l’Institut du Monde Arabe (la plus massive des nombreuses allusions que ce bâtiment fait à l’architecture orientale), les bâtiments du port de La Corogne (qui ressemblent à des containers), le musée Guggenheim de Tokyo (dont la masse, couverte de cerisiers qui fleurissent et changent au gré des saisons, veut flatter le goût des Japonais pour la nature), l’usine d’un fabricant de freins qui fournit Ferrari (un mur de tôle laquée rouge Ferrari-immense panneau publicitaire qui court sur un kilomètre le long de l’autoroute), le noir anthracite du Palais de justice de Nantes et le rouge violent de ses salles d’audience. . . À chaque fois, on le voit, Nouvel s’empare d’une image et la pousse jusqu’à sa dernière extrémité. Parti, effet, concept ou idée (autant de mots différents pour la seule réalité de l’image) tendent, chez lui, à se recouvrir mutuellement, voire à échanger leurs significations, mais sans que la complexité et le vertige n’en soient accrus pour autant, au contraire : les différentes strates du sens - cela même dont seuls les décalages ou le jeu peuvent faire vibrer l’objet - sont ici rabattues l’une sur l’autre et les vibrations d’emblée étouffées, comme épuisées d’un seul coup. Les nuances signifiantes semblent converger vers un seul point qui les résume toutes, comme le point de fuite dans la perspective classique, à ceci près que ce point n’est pas repoussé à l’infini : Nouvel s’ingénie à le rapprocher toujours plus, de peur, sans doute, que nous ne le voyions pas, que nous ne comprenions pas ce qu’il veut démontrer. De sorte que le bâtiment n’a plus rien à donner dès lors qu’on a saisi l’idée (le parti, le concept ou l’effet) ce qui n’est ni très long, ni très difficile. La fondation Cartier, par exemple, d’une grande maîtrise d’exécution dans le jeu des reflets, brille tout autant par la maladresse qui accompagne souvent la virtuosité pure : à tout baser sur un effet - fut-il magique - et à le montrer de la sorte, on risque aussi d’en montrer les limites et de casser la magie. Et les idiots - nous tous -, après avoir assez regardé la lune, si belle et si lointaine, que leur montrait le sage, cherchent s’il y a autre chose. Mais ils ne voient que son doigt.
radical-populisme
En ce sens, Nouvel est assurément un extrémiste ou, à la lettre, un radical : car c’est la même attitude qui pousse l’idée vers son extrémité ou la remonte vers sa racine, allant jusqu’à déterrer celle-ci pour l’exhiber. Nouvel ne lâchant une idée qu’après en avoir lui-même livré - c’est-à-dire détendu - tous les ressorts, l’intensification du processus produit paradoxalement la plus faible intensité de résultat. Car le sens ne vaut que fort et vif c’est-à-dire prêt à s’échapper à nouveau. La littéralité le livre à coup sûr, mais elle le livre mort.
Cette stratégie fatale atteint son comble dans le projet pour le musée des Arts Premiers, destiné à être construit sur le quai Branly, à Paris. « Un lieu, dit Nouvel, marqué par les symboles de la forêt, du fleuve, et les obsessions de la mort et de l’oubli. » Les poteaux qui soutiennent ce Cœur des ténèbres, recouverts d’écorces exotiques, seront comme des arbres de la forêt tropicale et le jardin, comme la savane. On le voit, l’image tient ici du cliché. L’ethnographie et l’histoire y sont ramenées à la géographie, elle-même préalablement réduite à sa dimension physique la plus plate, celle de description d’un paysage éternel, alors même que tous ceux qui s’intéressent au paysage (géographes, écologues, historiens de l’art et de la culture) n’ont eu de cesse, depuis des décennies, d’historiciser leur objet. Mais sans doute est-ce là l’accompagnement logique d’un Musée qui, à vouloir privilégier la valeur artistique des œuvres sur leur valeur ethnographique, n’en reconduit pas moins le stéréotype de « peuples sans histoire », traduits en signifiants architecturaux aussi efficaces qu’ils sont simples. Du « Musée de l’Homme » ou du « Musée des Arts Africains et Océaniens », on est passé à Arts Premiers : le trans-historique est remplacé par le pré, l’extra ou le para-historique. Que diraient Bataille, Leiris ou Griaule, mais aussi les rares architectes à s’être préoccupés d’ethnologie - Aldo Van Eyck ou Hassan Fathy, par exemple, qui ne font guère école aujourd’hui ? Est-ce trop demander à l’architecte (surtout s’il prétend à une architecture spécifique, adaptée et contextuelle) que de faire ce qu’on attend tout naturellement de l’écrivain, de l’artiste, de l’ethnologue ou du politique : participer à la réflexion que le programme soulève avec les moyens et les outils qui lui sont propres, c’est-à-dire assumer, voire honorer la position dans le débat public que lui confère le passage à l’acte bâti ?
Mais, certainement, la savane est une réponse pensée et mûrie. Elle est de fait, au sens très large et confortable que revendique Nouvel, éminemment contextuelle : remarquablement adaptée au populisme bon enfant du président Chirac. On peut alors rééclairer le radicalisme de Nouvel : c’est un radical-populisme tout fait pour la séduction. Populisme réel ou de composition ? Mais la question importe peu : un de ses collègues du top ten appelait un jour Jean Nouvel, à bon droit, « le Johnny Halliday de l’architecture ». Irait-on poser une pareille question à Johnny ?
l’époque
Une deuxième série de questions devrait concerner la nature de ce que Nouvel appelle « l’époque », le « contemporain », ou encore « l’actuel ». Est-ce une simple formule qui, répétée comme une incantation, en vient à persuader celui qui l’entend - mais aussi celui qui la répète - de la nouveauté et de l’importance de l’œuvre ? Si oui, Nouvel et ses critiques l’entonnent-ils pour faire la blague (une simple complaisance tactique, irritante mais de bonne guerre) ou bien parce qu’ils y croient vraiment (alors c’est de la complaisance sincère, et il faut s’inquiéter) ? Sinon - si ça n’est pas une simple incantation mais une réalité complexe -, comment l’abordent-ils, et comment la présentent-ils ?
Car l’actuel ne se laisse pas facilement saisir. C’est, disait Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne, cette part essentielle du moderne qui relève du fugace et de l’éphémère, celle qui, dans moderne, fait écho à « mode ». Nouvel se distinguerait-il alors précisément par ce talent-là ? Serait-il notre « architecte de la vie moderne », notre nouveau Constantin Guys ?
L’actuel, en somme, c’est ce qui échappe, ce pourquoi Nietzsche peut aussi bien l’appeller l’inactuel, ou encore l’intempestif. Cette contradiction-là est au cœur de la notion même de « contemporain ». Mallarmé -lui qui s’y connaissait en modernité-, nous en avait prévenus :
« Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain, désertant, usurpant, avec impudence égale, quand du passé cessa et que tarde un futur et que les deux se remmêlent perplexement en vue de masquer l’écart. »
(Quant au livre)
Impudence, donc, de celui qui aurait la prétention d’être « son propre contemporain » ; impudence « mal informée », qui plus est - fondée sur une grossière erreur d’appréciation quant à la nature de ce dernier -, qui expose l’impudent à la déception de voir que ce qu’il croyait actuel était, par avance, toujours déjà dépassé. Impudence pesante, enfin, qui revient, pour celui qui prétend parler au nom de l’époque, à faire de nous tous ses contemporains à lui.
darwinisme et eschatologie
Mais comment Nouvel, pour son compte, choisit-il dans l’époque, lui qui, à « l’architecture [. . . ] considérée comme l’art d’organiser l’espace », préfère « sans nier cette évidence, [. . . ] voir l’architecture comme la pétrification d’un moment de culture ». Si sa capacité à tout pétrifier par insistance sur les effets spéciaux est aussi claire qu’indiscutable, il faudra alors se demander comment il cerne le moment de culture qu’il va décider de figer.
L’opération est grandement facilitée par le fait qu’il postule explicitement quelque chose comme un sens de l’histoire de l’architecture, ce qu’il appelle un « darwinisme architectural ». Notre culture serait alors -dans ce schéma linéaire qui satisfait l’esprit par sa simplicité-, celle où l’architecture, relayée par le progrès technique (en particulier le développement des produits verriers) irait vers toujours moins de matière. Le but ultime (les darwinismes sont souvent plus extrémistes et radicaux que Darwin : ils aiment tirer l’évolution vers une cause finale) n’est autre que la disparition de l’architecture au profit d’une « essence » de l’espace : « L’espace redevient global, essentiel, préalable, initial ; il redevient métaphysique. C’est dans cet espace que flotte le visible. [3] » N’est-on pas là dans l’Étendue telle que Newton la définissait en son temps : « L’espace absolu, sans relation aux choses externes, demeure toujours similaire et immobile » ? Qu’est donc cet espace indifférent aux contingences, mais pourtant « pas indépendant, ajoute Nouvel, des techniques du virtuel. Toutes ces images qui apparaissent sur nos écrans sont des images sans épaisseur [. . . ], parfaitement désincarnées. [. . . ] On aurait envie que le réel ait cette légèreté et cette hyperabstraction ». [4]
Sans doute cette posture dit-elle quelque chose de ce qu’est, pour Nouvel, le travail de l’architecte : la production bâtie n’est que reproduction d’une image, sa restitution la plus fidèle dans l’espace -d’où l’hyperréalisme des images, auxquelles il s’agira ensuite de coller du plus près qu’on peut. Ce qui est passé sous silence, c’est la production de l’espace : ses enjeux économiques, son appropriation, le travail qu’elle requiert mais aussi son usage [5], tout cela est gommé au profit de ce qu’il appelle une « esthétique du miracle ». On le voit, l’ineffable ici est partout. On pourrait alors -face à cette posture démiurgique qui, dans l’histoire, guetta souvent l’architecte-, paraphraser Sartre qui s’adressait à Mauriac et dire : Dieu n’est pas architecte, Jean Nouvel non plus.
contexte
Une troisième série de questions, enfin, pourrait interroger le « contextualisme » de Nouvel. Contexte et contemporain sont liés. Tous deux désignent la complexité de ce qui co-existe, la co-présence des choses (où interviennent aussi bien, comme le dit Mallarmé, des blocs de passé et des projets d’avenir). En ce sens, la critique a raison de souligner simultanément l’attention de Nouvel au « contemporain » et son goût du « contexte » : non seulement les deux sont chez lui inséparables, mais le dernier terme est aussi flou que le premier. Tout cela est d’une grande cohérence.
Ce qui serait spécifique au travail de Nouvel, nous dit-on, c’est d’être « contextuel », c’est-à-dire attentif à ce qui est spécifique. Sortir de la tautologie suppose de définir ce que veut dire précisément « contexte » chez Nouvel. Or, nous dit-on encore, il peut être -en proportion variable- économique, politique, historique, programmatique, technique, environnemental, etc [6]. On voit mal, à ce niveau de généralité, ce qui pourrait ne pas être contextuel : il y a toujours un contexte, ce dont tout le monde, au demeurant, se doutait un peu. [7]
Reprenons, donc, et tentons de préciser :
D’une part, le contexte ou le contemporain, surtout entendus de manière aussi vague, ne valent pas pour eux-mêmes, mais pour ce qu’on en fait. Or l’architecture, sur ce point, est comme tout le reste : elle ne vaut pas en tant qu’elle épouse et traduit son temps (que l’artiste soit celui qui exprime son temps dans une forme est bien l’idée la plus vieille et la plus fausse qui soit) mais parce qu’elle nous force à penser notre temps et, ce faisant, à lui échapper : c’est ainsi que les créateurs peuvent, en s’attachant à « l’actuel », nous arracher au présent ; ils nous font entrevoir l’éclair d’un autre monde en germe dans celui-ci -un monde à éviter ou à rechercher selon qu’il nous paraît pire ou meilleur que le nôtre.
D’autre part, le contexte et le contemporain ne valent que par ce qu’on en sélectionne : quelles données choisit-on (ou mieux : comment les construit-on), au nom de quoi et dans quel but ? Car l’époque n’est pas que ce qui triomphe ou qui brille, de beaux miroirs qui mutuellement se reflètent à l’infini. Les miroirs n’ont pas d’odeur, mais derrière il y a de l’ordure, du rebut : l’époque pue, aussi. Du coup, et même s’il se prétend prudemment le témoin, le traducteur ou l’interprète des grandes tendances de son temps, le créateur ne peut être seulement vitrier ou miroitier. Il lui faut être un peu fouille-merde, un peu chiffonnier : un glaneur, en somme, comme le réclamait récemment Agnès Varda dans son beau film.
Rem Koolhaas, en ce sens, explore véritablement la matière de l’époque dans sa complexité (chez Nouvel, et malgré son insistance sur le mot, la « matière » n’est que surface, ou se limite au matériau). Son acharnement à faire feu de tout bois, à pousser les choses jusqu’au point où elles se retournent contre elles-mêmes - la construction contre la rationalité constructive, l’urbain contre l’urbanité, etc. - tout cela rend son architecture étrange et sa pensée aussi inquiétante que fascinante. Mais c’est à ce prix-là qu’un créateur peut nous forcer, nous, à prendre position par rapport à ce temps, qui est aussi le nôtre.
époque et politique
L’air du temps, en somme, est comme le vent : ce qu’il peut transporter de fétide et de méphitique n’affecte pas le vol du cerf-volant, qui n’est sensible qu’à l’énergie du vent. Mais nous savons, nous, que celle-ci n’est pas toute bonne à prendre et que la mauvaise, il nous faut l’éviter, ou bien la transmuter. Il faut donc inséparablement sélectionner et faire, sélectionner pour faire. Et cette sélection, ce faire, puisqu’ils engagent notre capacité à appréhender et à produire le « réel », sont toujours et à chaque instant des actes politiques.
On peut alors opportunément rappeler l’attitude de Nouvel dans l’affaire de l’île Seguin : lettre ouverte cinglante, parue dans Le Monde, qui visait trois personnages importants dont un ministre de la Culture -source fraîche et jubilatoire pour bien des citoyens comme pour beaucoup d’architectes (bien que saumâtre pour ceux d’entre eux qui se trouvaient attaqués) ; rappel enflammé de la « mémoire ouvrière » de l’île, et création immédiate d’une Association pour la Mémoire de l’Île Seguin (AMIS), suivie de réunions propres à faire croire un instant aux architectes qu’ils avaient quelque chose en commun, non pas entre eux mais avec d’autres qu’eux. Pas du tout un classique lobbying, donc, mais un rassemblement spontané, hétérogène et sans doute provisoire de gens dissemblables, liés par une même idée du territoire et par l’urgence d’une action à mener : une identité élective (non de « nature » ou de raison sociale), voire l’ébauche d’une communauté ; ensuite, dialogue militant avec Bernard Thibault (CGT) dans les Inrockuptibles -qu’on relit aujourd’hui en riant -, et interventions dans certaines écoles d’architecture, qui surent susciter chez les étudiants la mise au point de beaux contre-projets ; et pour finir, approbation silencieuse du projet Pinault.
Ce fut donc beau et bref : sans doute une manifestation typique de ce qu’est pour Nouvel notre « contemporain ». Une communauté, disions-nous, est toujours provisoire et hétérogène ; mais à ce point d’inconsistance. . .
culture populaire
L’adhésion finale au projet Pinault viendrait de ce qu’il s’agit d’un musée. On aurait pourtant pu se méfier un peu : l’acceptation sans réserve du tout-culturel ne signe-t-il pas le triomphe achevé de la « société du spectacle » ? Mais l’essentiel, pour Nouvel, n’est sans doute pas là : c’est qu’il s’agit maintenant de culture populaire comme il s’agissait, en défendant le « krak des ouvriers », de sauver de l’oubli une mémoire populaire, voire de l’arracher au déni. Sans doute est-ce là cette attitude positive, cet opportunisme méthodologique que Nouvel revendique comme son outil de travail, et qu’il appelle « opportunisme au bon sens du terme ». [8]
Mais supposons que ce soit bien le même combat qui continue (fut-ce sous d’autres drapeaux. . . ), supposons-le sincère et authentique. Est-ce en soi un gage de justesse, ou encore : est-ce le bon moyen de garder vivante la culture populaire ? Si le peuple est bien « ce qui manque » (je renvoie ici aux réflexions de Bertrand Ogilvie dans le n° 17 de Vacarme) comme l’actuel est ce qui échappe, peut-on sérieusement penser que François Pinault va trouver l’un et l’autre ? Et sinon, suffit-il d’assumer ses contradictions, de tenir sa position avec une arrogance sereine ou -ce qui revient au même - de bien se camoufler, en calculant finement qu’à l’époque dite de l’image et du simulacre (qui n’intéressent pas Nouvel par hasard), le meilleur déguisement est de se montrer nu ?
Mais assumer ses contradictions n’est pas une chose facile. Deleuze fait à ce propos une distinction utile, très nietzschéenne, entre le traître et le tricheur. Le tricheur, dit-il, on peut le débusquer : il ne fait que se cacher temporairement sous telle ou telle identité d’emprunt. Le traître, lui, ne dissimule rien, il est pur devenir : « C’est que traître, c’est difficile, c’est créer. Il faut y perdre son identité, son visage. Il faut disparaître, devenir inconnu » (et le cas exemplaire d’un Jean Genet montre bien qu’être inconnu n’a rien à voir avec l’absence de notoriété).
De fait, on a beau être malin, le monde - l’époque- est toujours à demi plus malin. Celui qui place consciemment ses ambitions à hauteur de « l’époque » devrait savoir qu’elle est par nature hors-concours, et qu’à courir avec elle, on ne fait que lui courir après. Le grand contemporain (puisqu’il semble que ce soit de ça qu’on parle) est celui qui la trahit à point.
top ten
Qu’en est-il, alors, au sein de ce top ten de l’architecture, auquel Nouvel déclare appartenir (ce qu’il retient de son époque - le monde est un hit-parade - montre d’ailleurs à quel point, et surtout en quel sens, il est « de son temps ») ?
Rem Koolhaas, ou bien Herzog et de Meuron, nous semblent assurément des traîtres, et l’insaisissable perversité de leur pensée n’a pas fini de nous égarer et de nous faire réfléchir. Nouvel (mais aussi, à sa manière à lui, Frank Gehry), c’est différent : certes, il sait faire, et tout faire est inséparable d’un penser, mais la pensée n’est pour lui qu’un outil pour projeter. Ses réalisations sont toujours magistrales (Lucerne ou Euralille sont certainement bien plus aboutis que le Congrexpo de Koolhaas), mais on ne peut pas dire qu’elles nous forcent à penser, pas plus que les projets qu’on peut voir à Beaubourg : ils ont certainement mobilisé la pensée de Nouvel mais ils ne mobilisent guère la nôtre, tant leur surélégance, leur littéralité dans l’emploi des références et leur capacité de provocation livrent vite leurs ressorts. C’est pourquoi son frère en art est bien Jeff Koons, comme on l’a récemment suggéré (et l’on pourrait aussi bien citer Damien Hirst, ou le duo Benetton/Toscani. . . ), mais pas Mario Merz ou Richard Long, qu’on a pu aussi lui associer, et qui doivent se demander ce qui leur vaut une si brutale instrumentalisation. Quant à Robert Smithson ou Marcel Duchamp, tombés là eux-aussi, leur retraite doit y trouver un peu de gaîté et leur tombe être secouée de rire face à ce name-dropping absurde. À moins qu’ils ne se disent tranquillement, comme Nouvel lui-même lorsqu’il suggère que Piano lui a repris l’idée de la Tour sans fin qu’il avait projetée pour La Défense : « Les bonnes idées sont faites pour être utilisées. [9] »
Mais sans doute ne fait-on que s’entre-citer et s’entre-imiter ; sans doute est-ce là ce qui fait l’époque, le contexte, le mouvement du monde. L’extraordinaire sociologie de Gabriel Tarde, qui étendait le social à tous les aspects de l’univers et donnait de celui-ci l’image la plus mouvante, chatoyante et différenciée qui soit, faisait ainsi de l’imitation le moteur de tout comportement social (soit de l’univers tout entier) y compris créatif, voire révolutionnaire. Et il ajoutait ceci : « Dans les sociétés en progrès, on imite de plus en plus ses compatriotes, et en général tous ses contemporains, et de moins en moins ses ancêtres. [10] » En ce sens-là encore, Nouvel est bien le fruit talentueux de notre « société de progrès ». Or on nous parle de lui comme d’un grand contemporain. Non : Nouvel est « de son temps », mais il n’est que cela. Il lui manque, pour être « actuel », d’être un tant soit peu intempestif.
la critique
Heureusement — car nous avons besoin de toutes les variétéspossibles de bons architectes —, d’autres le sont pour lui : certains font partie de cet odieux top ten autoproclamé, d’autres sont moins connus, et puis il y a tous ceux qu’on ne connaît pas du tout. Jérôme Lindon — lui qui savait découvrir des auteurs — le répétait souvent à propos des écrivains : on ne remarque pas l’absence d’un inconnu. Comment, alors, créer les conditions pour que les inconnus paraissent et que la création s’en trouve enrichie et multipliée ? C’est là précisément le travail d’une critique et d’une presse d’architecture à la fois attentive et créative -tout comme c’était, pour Lindon, la raison d’être des Éditions de Minuit : guetter l’intempestif (et de temps en temps, s’efforcer de « nuire à la bêtise »), plutôt qu’encenser ceux qui prétendent parler au nom de l’époque.
On peut alors à bon droit se demander si l’intempestif est tellement plus facile à définir que l’époque. Et sans doute il n’en est rien, mais sa nature même porte à repousser la question. Car si l’intempestif désigne l’être même du devenir, alors il ne s’agira pas de le définir, et encore moins de faire avec lui ce que Nouvel, après bien d’autres, aura voulu faire de l’époque ou du Zeitgeist : en tirer une image « hyperréaliste » et facile à comprendre, d’un optimisme séduisant et qui nous rassure tous, qu’on pourra punaiser au mur pour se dire en la contemplant « voilà notre époque ».
Car ce serait vouloir épingler au mur un papillon vivant. Face à un modèle de collection si absurde et si vain, il nous a semblé plus juste de donner quelques pistes où l’on pourra rencontrer et observer les papillons vivants : pour celui qui travaille avec les images, le maniérisme contre les clichés. Pour celui qui s’intéresse à l’espace, la production de l’espace plutôt que l’espace comme produit, ou, qui plus est, un espace essentiel et abstrait. Pour celui qui cherche à saisir l’époque, le devenir et non les définitions. Pour celui qui fait l’histoire, la profusion des récits plutôt que le tableau d’ensemble. Et pour le critique, les papillons en vol plutôt que les embaumés vivants, sauf quand ceux-ci bougent encore frénétiquement, et font tant de bruit qu’on risque de ne pas entendre ce qui, peut-être, se dit ailleurs : alors il faut s’éloigner d’eux pour redevenir attentif au bruissement du temps et, dans l’immédiat, moins entendre celui, mal informé, qui se crie son propre contemporain.
Notes
[1] La plupart des revues spécialisées (AMC, Architecture d’Aujourd’hui, Techniques et Architecture) ont publié des numéros spéciaux consacrés à Nouvel. S’y ajoutent de nombreuses interviews, télévisées ou écrites et, bien sûr, le catalogue de l’exposition.
[2] C’est tout le travail du pop art que d’avoir fait entrer dans l’art ces images-là, et sans doute le maniériste le plus conséquent de l’architecte moderne est-il un pop-architecte : Robert Venturi, par son œuvre construite mais surtout par ses deux principaux livres : Complexity and Contradiction in Architecture et Learning from Las Vegas.
[3] Jean Nouvel : Conférence donnée dans le cadre du XIXe Congrès de l’Union Internationale des Architectes à Barcelone, le 6 juillet 1996, reprise dans le catalogue de l’exposition Jean Nouvel, Paris, éd. du Centre Pompidou, 2002.
[4] Ibid.
[5] On se réfèrera, sur ce point, aux expériences de logement social que sont Nîmes ou Bezons, belles et frappantes architectures, mais dont les habitants semblent bien peu compter pour Nouvel.
[6] Sur ce point, voir en particulier le hors-série d’AMC.
[7] Rem Koolhaas nous éclaire doublement sur ce point : en un premier sens, son fameux Fuck context, qui concernait de manière très spécifique le cas d’Euralille et uniquement celui-là, était à l’évidence éminemment contextuel ; mais en un second sens, et plus profondément, ne nous signifiait-il pas par là combien l’idée de contexte est souvent creuse, un mot vide de sens qui recouvre une évidence ? C’est que la notion lénifiante et très générale de contexte ne saurait camoufler la présence, plus explosive parce que plus concrète, d’un certain nombre d’enjeux. La question humaniste du contexte - Que faire pour répondre au mieux à cette situation-ci ? -, ne doit pas faire oublier celle des enjeux : Quels pouvoirs, quelles positions cette situation met-elle en jeu, et où nous plaçons-nous dans ce jeu ? Le territoire ou l’époque - fussent-ils ceux de l’image- ne sont pas des surfaces neutres, mais des champs de bataille.
[8] AMC hors-série, interview avec Jean Nouvel.
[9] AMC hors-série, interview avec Jean Nouvel.
[10] Gabriel Tarde : Monadologie et sociologie, Paris, 1895. Réed. Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1998.