Vacarme 73 / cahier

De la sauvagerie qui s’est abattue sur l’Europe en général et sur la Grèce en particulier

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L’idéologie dominante aime présenter les tenants de la gauche dite « radicale » comme des brutes ou comme des rêveurs de l’absolu indifférents au monde réel. Et s’il s’agissait exactement du contraire ? Et s’il y avait une sagesse révolutionnaire absolument nécessaire pour résister à la barbarie de la pensée dominante et à son envers, bien plus que son contraire, le fascisme et le fondamentalisme sanglants ? C’est ce que tentera d’élaborer Sophie Wahnich de numéro en numéro. Dans cette première chronique, elle nous invite à repenser la sauvagerie du traitement que les institutions européennes ont réservé à la Grèce à l’aune de la pensée de Saint-Just.

« Qu’on mette de la différence entre être libre et se déclarer indépendant pour faire le mal. [1] » C’est ainsi que Saint-Just au printemps de l’an II énonce une critique politique libérale du libéralisme économique qu’il identifie à l’une des armes de la contre-révolution comme arme de fait antirépublicaine. Car alors la République s’identifie à la Révolution et se fonde sur une liberté entendue comme non domination, cette liberté des Déclarations des droits qui autorise toute résistance à l’oppression.

Pour Saint-Just, dominer, être spectateur de la domination, se soumettre à la domination, c’est vivre comme des « sauvages ».

Qu’est-ce à dire ? Des êtres cruels qui, loin de vivre d’une manière sociale naturelle, vivent d’une manière conventionnelle cruelle. Le sauvage, c’est celui qui vit sous une convention politique qui autorise domination et cruauté.

Il faut écouter Saint-Just encore plus longuement :

« La plupart des erreurs de la cité sont venues de ce qu’on a regardé la législation comme une science de fait. De pareilles idées devaient perpétuer les peuples dans l’esclavage, puisqu’en supposant l’homme farouche et meurtrier dans la nature, on n’imaginait plus d’autres ressorts que la force pour le gouverner. C’est ainsi qu’on a fait des agrégations et non point des sociétés. C’est ainsi que les hommes ont abandonné leur bonne nature sociale faite d’indépendance, d’affects amicaux et amoureux.
On s’accoutuma à croire que la vie naturelle était la vie sauvage, quand ce qui est sauvage et cruel vient de la domination.
L’état social ne dérive point de la convention, et l’art d’établir une société par un pacte ou par les modifications de la force est l’art même de détruire la société qui est la condition humaine (…) ».

Il ne faut donc pas prendre la majorité des êtres humains pour des animaux sauvages à dompter mais reconnaître leur nature humaine, c’est-à-dire implicitement faite d’humanité : une indépendance qui aime la socialité.

« Il faut que vous fassiez une cité, c'est-à-dire un peuple de citoyens amis, hospitaliers et frères. »

Certes Saint-Just ne fait pas l’hypothèse de la cruauté qui peut se loger dans ces mêmes affects, mais a-t-il tort de considérer que les lois trop souvent, loin d’être garantes du contrôle de la cruauté humaine, la produisent ?

« Obéir aux lois cela n’est pas clair ; car la loi n’est souvent autre chose que la volonté de celui qui l’impose. On a le droit de résister aux lois oppressives » rappelle Saint-Just dans son troisième fragment sur les institutions républicaines.

« C’est la loi qui arrache l’homme à lui-même. » Mais pourquoi ou comment cet état de nature social a t-il été perdu ?

Pour Saint-Just, « les hommes n’abandonnèrent point spontanément l’état social. La vie sauvage arriva à la longue et par une altération insensible ». « Quand les peuples perdirent le goût des assemblées pour négocier, pour cultiver la terre ou conquérir, le prince se sépara du souverain : ici finit la vie sociale et commence la vie politique ou la convention. »

Mais ce n’est pas la figure du prince comme monarque qui pose problème à Saint-Just. C’est l’existence d’un pouvoir législatif conventionnel et d’un pouvoir exécutif faisant usage de la force qui est pour lui contraire à la liberté. C’est ainsi une société sans État qui est imaginée à la manière dont Clastres décrira les sociétés dites sans histoire non pas comme des sociétés sans État mais comme des sociétés contre l’État. « Je ne fait point de différence entre toutes les formes de législation. Dans l’une le peuple est assujetti à un seul, dans l’autre à plusieurs. Dans la démocratie à soi-même (…). Toutes les législations étant organisées par la force portent en germe l’oppression. »

Enfin « la loi de nature fut perdue lorsque la loi civile (…) mit l’homme dans le commerce, il trafiqua de soi-même et le prix de l’homme fut déterminé par le prix des choses. Or comme il est certain que chaque chose fut inégale par sa valeur, l’homme et la chose étant confondus dans l’opinion civile, l’homme et l’homme furent inégaux comme la chose et la chose sont inégales. » L’inégalité entre les hommes tient donc à leur réification, à la confusion entre objets de commerce et humains incessibles. Le commerce des hommes en devenant marchand signe la perte des sentiments naturels de sociabilité au profit des dits rapports de force oppressifs.

Dans les Fragments d’institutions républicaines, Saint-Just revient à plusieurs reprises sur cette confusion et la manière dont la question économique est une question de moralité politique : « je passe à l’examen de notre économie et de nos mœurs. Ces deux choses sont pleines d’analogies, on ne peut guère les traiter séparément. (…) Les monnaies ont dans tout État une souveraine influence, le peu d’attention que nous y avons fait doit avoir nourri, chez les ennemis de la Révolution française, l’espérance de la voir un jour s’absorber. » Et plus loin : « En 1789, le numéraire se trouva resserré, soit par la cour qui conspirait, soit par les riches qui projetaient leur émigration, les banques transportèrent au-dehors et le commerce et les valeurs du crédit français. (…) les monnaies étant resserrées, les denrées le furent aussi. Chacun voulut mettre à l’abri ce qu’il possédait, cette défiance et cette avarice ayant détruit tous les rapports civils, il n’existât plus un moment de société, on ne vit plus de monnaie. L’avarice et la défiance qui avaient produit cet isolement de chacun, rapprochèrent ensuite tout le monde lorsque le papier remplaça les métaux qui avaient disparu. Chacun craignant de garder les monnaies nouvelles se pressa de les jeter en circulation, le commerce avait repris sur la défiance et les monnaies perdirent de leur valeur. (…) la vente des domaines nationaux et les tributs étaient le seul écoulement des monnaies, l’État qui vendait les fonds ne se trouva plus assez riche pour en acheter les produits. Celui qui avait acheté de l’État un arpent de terre six cents livres, lui vendit trois cent livres son produit, cette ingratitude envers la patrie contraignit d’user de lois pénales. (…) notre état est précaire, nous dépensons comme le prodigue insensé. Trois cent millions émis par mois par le trésor public n’y rentrent plus et vont détruire l’amour du travail et du désintéressement sacré qui constitue la République. »

De fait on a ainsi corrompu les mœurs, et promu ce que Saint-Just appelle le fédéralisme civil : « un fédéralisme où chaque commune s’isole d’intérêt. » « L’immoralité est un fédéralisme dans l’état civil, par elle chacun sacrifierait à soi tous ses semblables, et ne cherchant que son bonheur particulier, s’occupe peu que son voisin soit heureux et libre ou non ». Là serait la défaite de la résistance à l’oppression : l’indifférence. « Vous êtes des bêtes féroces vous qui divisez les habitants d’une république et tracez un mur semblable à celui de la Chine autour de toutes les peuplades. Vous êtes des sauvages vous qui isolez la société d’elle-même. (…) bientôt les Français n’auraient plus parlé la même langue. Il s’est fait depuis quelque temps peu de mariages éloignés ; chaque maison étant pour ainsi dire une société à part. »

« Il y a trop de lois, trop peu d’institutions civiles », entendez les institutions sociales qui humanisent.

Nous connaissons aujourd’hui les bêtes féroces qui divisent les peuples européens au nom de lois produites par une science de fait et non par un sentiment commun d’humanité. Nous aussi vivons comme des sauvages, avec cruauté, indifférence, dans des rapports politiques et économiques de domination qui n’en finissent pas de détruire nos sociétés. C’est pourquoi la sagesse pourrait consister à renouer avec certains mots d’ordre, notamment celui de Saint-Just : « il faut que vous fassiez une cité, c’est à dire un peuple de citoyens amis, hospitaliers et frères ».

Notes

[1Les citations de Saint-Just sont toutes tirées du volume Saint-Just, Œuvres complètes, présentées par Miguel Abensour et Anne Kupiec, Paris, Gallimard, 2004. La réflexion sur les affects naturels provient du texte De la nature, probablement écrit en 1792. Les autres citations proviennent de ses textes politiques prononcés à la Convention au nom du Comité de salut public au printemps de l’an II (1794) et des fragments d’institutions républicaines notés entre 1792 et 1794.