Vacarme 19 / processus

l’état populaire du spectateur pantelant

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Dans le n° 17 de Vacarme, Bertrand Ogilvie questionnait l’expression « culture populaire », et proposait une définition en forme d’hypothèse : « est suceptible d’être nommée "populaire" toute œuvre qui exhibe systématiquement ses conditions de possibilité et de processualité. » Il poursuit ici l’enquête.

« Johnny A., âgé de quatre ans, d’Alexandrie (Égypte), vit dans deux pays imaginaires, Tana-Gaz et Tana-Pé, où tout est magnifique. Tana-Gaz est au-dessus de Tana-Pé, et est meilleur que ce dernier. Sa mère habite Tana-Gaz, mais son père est à Tana-Pé. Quand la mer est calme, et que Johnny peut se baigner, la mer est en Tana-Gaz ; quand elle est mauvaise et que le bain est interdit, elle est en Tana-Pé. Les gens aussi se déplacent d’un pays à l’autre. Au début, les deux pays étaient bons ; par la suite, Tana-gaz est resté bon tandis que Tana-Pé devenait, tantôt inférieur à Tana-Gaz, tantôt indifférent, tantôt franchement mauvais.

Quand Johnny a sept ans, on lui demande s’il se souvient de Tana-Gaz et de Tana-Pé ; il prend alors un air embarrassé, et dit qu’il a oublié. »

Ce système de classification dualiste à l’onomastique d’allure mélanésienne, avec même une « curieuse suggestion d’exogamie », quel statut lui donner : délire paranoïaque, rêve d’enfant, mythologie mélanésienne ? Tout cela à la fois, ou plutôt la possibilité de tout cela séparément.

Quand Lévi-Strauss rapporte cette « remarquable observation » dans Les Structures élémentaires de la parenté en conclusion d’un court développement sur l’illusion propre aux rapprochements trop faciles entre l’enfant, le primitif et le fou, c’est pour illustrer une comparaison avec le langage. De même qu’un gosier humain peut articuler tous les sons et que dans ce potentiel indéterminé les langues particulières vont imposer leur sélection irréversible, de même telles constructions interprétatives font partie d’un fonds commun possible dans lequel puisent, en les sélectionnant différemment, les cultures, les délires et les rêveries enfantines. Ainsi n’y a-t-il pas lieu de rapprocher le primitif de l’enfant, car les primitifs (peut-être doit-on dire maintenant « les premiers », puisqu’il y a un musée des « arts premiers » ?), qui ont aussi des enfants, construisent leurs systèmes de représentation en opérant sur les rêveries de leurs enfants la même sélection rigoureuse que nous opérons sur les nôtres. Ne retenant pas les mêmes structures, il n’est pas étonnant que considérant comme enfantines celles que nous avons rejetées nous tenions pour enfantins ceux, pourtant adultes, qui les ont conservées. Il va de soi que ce sentiment est réciproque :

« Dans la famille Navaho, l’apprentissage du métier de tisseur ou de joaillier se fait par l’exemple : pour le jeune indigène, regarder, c’est apprendre. D’où l’absence complète d’une manière si fréquente parmi nous, même chez les adultes, je veux dire l’habitude de poser des questions telles que : « Et ça, c’est pour quoi faire ? », ou bien « et après ça, qu’est-ce que vous allez faire ? ». Plus que tout autre, cette habitude a contribué à donner aux indigènes l’étrange opinion qu’ils se font des Blancs : car l’Indien est pénétré de la conviction que le Blanc est un niais. »

On peut donc imaginer un petit Johnny Navaho qui, à sept ans (et peut-être plus tôt !), se souviendrait avec gêne du temps où il posait toujours des questions.

Ce préambule semble n’avoir aucun rapport avec le titre qui le précède. Pourtant ces deux enfants, le réel et l’imaginaire, ont à faire avec des formes, donc avec de l’art, et avec de la domination, donc avec du populaire.

Dans la chronique précédente, l’intention était de remettre en jeu les formules vagues d’art populaire, ou de culture populaire, non pas pour les mieux définir qu’elles ne l’auraient été par le passé, entreprise toujours prétentieuse et fatigante, mais pour voir si elles étaient capables de produire encore des effets, et mieux encore de nouveaux effets. Des effets de connaissance (voir les œuvres d’art autrement), d’émancipation (cesser de demeurer asservi à des catégories, à des jugements, à ceux qui les soutiennent), de production (libérer de nouvelles potentialités dans la création). Il va de soi qu’une telle pratique (se servir de ces mots) ne va pas sans un peu de théorie (réfléchir à leurs définitions possibles), mais là n’est pas l’objectif premier. D’ailleurs définitions ne peut s’écrire ici qu’au pluriel, et ces lignes s’efforcent de faire varier ces définitions, d’en proposer de nouvelles versions, non seulement pour qu’aucune ne l’emporte sur les autres mais aussi pour faire apparaître plus clairement encore que c’est en s’éloignant d’elle-même, en dérivant, en perdant de vue ses rivages d’origine que la notion a le plus de chance de devenir intéressante.

Des voix amies se sont élevées pour faire différentes remarques. L’une d’entre elles, centrale, est la suivante : pourquoi conserver, pour désigner ce qui n’a plus aucune attache sociologique ni ethnique mais ne caractérise qu’un mouvement infini d’explicitation des conditions de possibilités, ce mot de peuple, de populaire ? Serait-ce parce qu’il resterait attaché de manière indélébile, ou seulement sentimentale, à ce au nom de quoi se font les révolutions, étant accordé que ce mouvement d’explicitation a bien une valeur politique ? Il n’en est rien et c’est pour approfondir ce point qu’il fallait faire un détour par l’anthropologie.

On sait que dans la mentalité occidentale, il n’y a pas que les étrangers colonisés que nous considérons comme des enfants, c’est également le cas du peuple. De « notre » peuple, pourrait-on dire. Chaque peuple considère ainsi « son » peuple et le traite politiquement en conséquence : comme un mineur. Pour échapper aux vertiges de cette ambiguïté, le vocabulaire s’est diversifié : on a « populaire », « le populo », le « gros populas » (La Boétie), la « populace ». On entend en général par art populaire précisément ces formes frustes, simples et si charmantes générées par nos populations agricoles : nos primitifs ; éventuellement par nos banlieues, moins charmantes (« apaches » italo-auvergnat, musette, maintenant « beurs », rap, mais aussi les « jeunes » qui pour le coup se rapprochent commodément des enfants, et leurs multiples musiques, etc.). Poursuivons la comparaison. Ces formes aussi résultent d’une sélection opérée dans « ce capital commun de structures mentales et de schèmes institutionnels, qui constituent la mise de fonds initiale dont l’homme dispose pour lancer ses entreprises sociales » (Lévi-Strauss), mais elles se distinguent de celles des classes dominantes selon les nuances subtiles et les systèmes de hiérarchisation que Bourdieu a longuement analysés. Le primitivisme ou l’authenticité sont donc largement fantasmatiques et grevées de lourds enjeux politiques ; et si la dimension de la résistance peut parfois transparaître dans ces choix, c’est souvent à une place et dans des formes assignées par l’état d’un rapport de forces. En ce sens on doit redire qu’il est vain « d’identifier » art ou culture populaire, parce qu’on ne saisirait alors que des formes inversées, en miroir, le négatif des « cultures savantes ». L’intéressant est ailleurs. Si l’on accorde que l’insistance de la répétition dans les formes populaires (réitérations décoratives, collections, glossolalies, comptines - largement exploitées depuis longtemps par les formes sophistiquées) présente au moins deux faces, celle du stéréotype qui nous renvoie à la domination que nous laissons de côté, mais aussi celle du rite et du jeu qui conduit à la question de la sélection formelle, alors il est possible de proposer la définition suivante : le populaire c’est l’affleurement dans toute forme artistique de l’appartenance de son auteur à un autre peuple possible. En ce sens, il demeure fructueux de réutiliser ce terme pour désigner cette contestation interne qui guette toute œuvre d’un « devenir populaire » auquel elle réagit de manière variable, du déni le plus farouche à l’abandon le plus complet.

Par son particularisme explicite, son absence de prétention à l’universalité, le « populaire » se manifeste comme signal différentiel. La tension qu’il crée au sein d’une culture donnée réside dans l’évocation inévitable de formes potentielles non sélectionnées, qui, par leur étrangeté au regard du code d’accueil, produisent ce décollement de la forme par rapport au monde dans lequel elle s’absorbe habituellement, la rupture de « l’amalgame » référentiel et représentatif (David Freedberg) qui est le trait dominant des cultures qui font « monde ». Faisant miroiter les multiples versions qu’on peut obtenir à partir des signifiants primitifs (chaque village a sa version d’une danse ou d’un chant, constituée de petites différences), il les remet en jeu à partir même de leur annulation possible, de leur absence éventuelle. Comment comprendre la scatologie dans l’Ulysse de Joyce, qui ne peut apparaître comme une provocation que par une rationalisation après coup, autrement que comme une telle remise en jeu (ici à partir du corps). Pensons encore à Michel Leiris qui dans Biffures (premier chapitre intitulé : « ...reusement ») fait apparaître par touches successives comme dans une comptine ou une ballade l’événement majeur et insignifiant de l’entrée d’un enfant (lui) dans le langage socialisé. N’est-ce pas le même Proust enfin qui écrivait que toute œuvre littéraire est écrite comme dans une langue étrangère, et qui construit son œuvre à partir d’un système dualiste (le « côté de Méséglise » et le « côté de Guermantes ») auquel on ne peut que penser en lisant l’observation du petit Johnny rapportée par Lévi-Strauss.

Ici l’on retrouve le « manque » dont il était question dans la contribution précédente. Ces œuvres sont traversées par un mouvement populaire dans la mesure où elles laissent transparaître en elles leur contingence, la possibilité de leur avènement comme une sélection opérée sur fond d’autres configurations qui les auraient annulées et où elles véhiculent par là-même des variantes refoulées dans le monde auquel elles appartiennent. Elles ne sont donc plus seulement des œuvres (des entités) mais aussi des expériences formelles imposées à ceux qui les recueillent.

Donnons un exemple récent. Dans la ville de Bobigny, le 6 mars dernier, on a pu assister à un concert au cours duquel l’Italian Instabile Orchestra jouait une « œuvre » du pianiste américain Cecil Taylor, produite pour la première fois en public. Il s’agissait donc de ce qu’on appelle couramment une « création ». Ce vocabulaire convient-il en l’occurrence ? Un concert de « free jazz » aussi exigeant, c’est-à-dire aussi fidèle à sa logique que celui-ci, appelle en effet quelques catégories spécifiques. Au demeurant, on les connaît déjà : il s’agit d’une logique de l’événement plutôt que de l’être, de l’interaction plutôt que de l’exécution, de la matérialité plutôt que du sens, du chaos en gestation plutôt que de la forme arrêtée, etc., comme d’ailleurs le soulignaient clairement les bribes de paroles que l’on pouvait percevoir dans les interventions vocales de Taylor lui-même et de Trudy Morse, qui avaient une allure furieusement lucrécienne. Un tel concert ne peut être appréhendé tout à fait de la même manière que d’autres : il faut au moins se demander ce qui apparaît en lui de si visible qui n’existe qu’à l’état latent ou refoulé ailleurs. L’une des différences tient en ceci qu’il est moins une œuvre exécutée ou réalisée devant un public qu’une expérience proposée (et, à partir du moment où elle est commencée, imposée). Il n’y a pas seulement à entendre quelque chose mais aussi et surtout à être saisi par quelque chose qui se passe entre des individus. L’improvisation (plus ou moins préparée et encadrée) est bien sûr l’une des dimensions de cette spécificité, mais ce n’est pas la seule : il y a aussi le fait que la musique jouée ne renvoie à aucune réalité extérieure qu’elle évoquerait mais qu’elle en crée une, inédite, qui s’impose dans l’instant et englobe ceux qui l’écoutent : elle n’aurait pas lieu sans eux (ce n’est que par une analogie en partie artificielle et forcée, pilotée par les lois du marché, qu’une telle œuvre peut ensuite exister en disque, plus difficilement encore sans doute en partition).

Une telle manifestation n’est pas une anti-œuvre, ou une non-œuvre, la dimension de l’œuvre, de l’objet-monde (Blanchot : « Une œuvre d’art dont rien ne peut être dit sinon qu’elle est ») subsiste fortement en elle, mais elle passe au service d’autre chose. De même la dimension de l’expérience n’est évidemmment pas absente de l’exécution des œuvres « classiques » (il ne s’agit pas de genres), mais elle est entièrement au service de la restitution de l’acte créateur d’un grand auteur, psychologique ou social (un auteur, une société, une époque, etc.). Dans l’expérience, au contraire, ce qui est mis en avant n’est pas l’entité-source comme absolu, mais c’est le processus de formation et de déformation vécu en temps réel et donc montré à nu sans souci de lui trouver un aboutissement, un résultat, de le figer, de l’arrêter en une « œuvre », autre entité (faussement) simple qui correspondrait et serait le pendant, à sa hauteur, de son auteur. Le face-à-face de l’auteur et de l’œuvre, deux entités délimitables, est écarté ici au profit d’une explicitation du processus qui relie les deux, considéré en lui-même et donc dans son caractère interminable.

Par là, ce qui est mis en avant n’est pas le plein d’une œuvre auto-suffisante (qui serait comme un monde), mais le vide de la dépendance, du manque qui caractérise cette activité créatrice en tant qu’elle se rattache à des codes, des éléments mémoriels individuels et collectifs, des conflits, des interdits et des obligations dont elle peut s’éloigner en les contestant mais qui restent ce dont elle s’éloigne, ce à partir de quoi elle existe dans une dépendance irrémédiable.

Ce manque, qu’elle partage avec tous les spectateurs et qu’elle leur propose, un moment, de revivre (les invitant à faire l’expérience de se défaire, de se laisser rappeler à leur chaos, ou à leur néant comme aurait dit Pascal, pour les laisser ensuite se reconstruire comme ils peuvent - d’où se comprend qu’on puisse sortir de quelques unes de ces expériences, musicales, théâtrales, picturales ou autres, « pantelant », ou, comme aurait dit Bataille, « tué, cloué »), c’est celui qui leur retire précisément la qualité d’individu, de masse, de peuple donné, pour leur faire sentir qu’ils peuvent toujours le devenir, le redevenir, le devenir autrement. Ici le peuple manque car il apparaît qu’il n’est jamais donné mais toujours en formation, en reformation, en réinvention possible. Il manque parce qu’il est toujours à venir. Lors de tels moments, comment qualifier l’état dans lequel se trouvent les spectateurs, un par un et en masse ? Manquant à eux-mêmes, défaillants, oublieux de leur être, en voie de recomposition, comment dire mieux qu’à ce moment ils forment un peuple, ou mieux un mouvement populaire : non pas un peuple donné, ni un peuple constituant (surgissant de son énoncé performatif, « nous le peuple »), mais un peuple absent, hors de lui-même, dessaisi, aliéné.

Cet état où se trouvent les spectateurs est précisément un état populaire. Ce qui ne signifie pas politiquement subversif, car on ne peut guère attendre la révolution de la part d’êtres pantelants, mais potentiellement subversif comme toute mise en valeur d’un processus l’est. Ils manquent à l’appel, tout saisis qu’ils sont par l’appel de leur manque.

Tentons de donner un équivalent spatial, une sorte de cadran solaire qui permette d’apprécier ces variations d’intensités. Il faut imaginer un plan sur lequel se croisent deux axes, coulissant lui-même le long d’un autre axe vertical. Tout acte de création ou de consommation doit pouvoir être situé à partir de ce système de coordonnées. Le premier axe nous conduit du peuple entité (sociologique, ethnologique, politique en un sens) au peuple manquant (peuple à venir, peuple possible, autre peuple, politique en un autre sens). Le second mène du monde (objet de la représentation ou de la narration) au code (la langue, la forme dans son autonomie, jouissance de la combinaison pure). Ainsi l’on pourra situer la culture bourgeoise à l’entrecroisement des deux axes, le folklore en un point f situé à mi-chemin du peuple-entité et du monde, et le mouvement populaire en un point f’, diamétralement opposé, à mi-chemin du code et du peuple manquant. Les situations particulièrement intéressantes et jouissives sont les plus complexes : par exemple quand, située complètement du côté du monde, l’œuvre crée un raccourci fulgurant vers le code (Chateubriand, dans la Vie de Rancé, évoquant l’ambivalence de Rancé à l’égard de ses propres manuscrits, qui les jette au feu puis les retouche quand on les lui sauve : « Une des copies postflammes était parvenue à Bossuet »), ou inversement quand, située complètement du côté du code, l’œuvre convoque brutalement le monde pour faire valoir sa puissance d’évocation par absence (dans le free jazz, le surgissement d’un standard mélodieux, non joué, mais déduit inévitablement de l’écoute négative des notes qui l’appellent avec la plus impérieuse nécessité). Le troisième est le plus décisif, c’est celui sur lequel se situent les configurations qui font brusquement apparaître la situation-auprès-du-monde elle-même (les narrations d’Edgard Poe) ou la situation-auprès-du-code (la lutte d’Artaud contre la syntaxe) comme chose, réel non symbolisable, bord ou surplomb donnant sur l’épouvante.