je me souviens des mémorandums #1
Je me souviens de l’hiver 2008 : du plot où il était assis, où ils buvaient des coups et d’où il se lève avant de commencer à marcher vers le haut en insultant les flics, l’un plus en retrait, vers le parc et l’autre tenant déjà en main son arme de service, de la détonation qui perce bientôt la ville et des fenêtres ouvertes, de ces visages aux angles comme si les façades n’étaient plus soudain qu’une forêt de regards, du prénom et du nom du gamin de 15 ans debout devant le feu sur ce bord de trottoir et qui apostrophe l’homme à la caméra, Qu’est-ce que tu regardes, ils l’ont tué, du communiqué médical qui sera cinq ans plus tard publié par les journaux grecs alors que ce même jeune homme, à présent âgé de 20 ans, entame en détention son trente-et-unième jour de grève de la faim, « son cœur frôlant les 171 pulsations par minute », du visage de Níkos Romanós creusé par la lumière, coupé par les barreaux de cet hôpital de la périphérie d’Athènes au trentième, trente-et-unième ou trente-deuxième jour de grève de la faim, de toutes les nuances de l’épuisement de la fierté de la tendresse et de la peur sur le visage de son père et de la chemise bleu pétrole qu’il portait ce soir-là, de feux de poubelles s’élevant jusqu’au ciel et d’une forêt d’ombres frêles dévalant les marches de la colline de Strèfi vers la rue Kallidromíou, mains vides armées de pierres, des herses métalliques de trois mètres en travers et des blocs de marbre néo-classique dans l’air, des bouteilles de Coca grisâtres et chiffonnées dont le contenu semble avoir été aspiré par un souffle et d’un arbre de Noël en flammes au milieu de la place de la Constitution, des gaz, lacrymogènes ou autres importés de France et d’Israël par le gouvernement grec en quantités inouïes, du métal et du feu des rues, des silences qui se creusent au milieu de la ville, silences et paysages de zone tampon, de no man’s land et des regards cerclés sous les cagoules, des yeux de garçon, des yeux de fille — je me souviens des graffitis de l’hiver 2008 :
jours d’Alexis
le sang coule et demande vengeance
nous faisons la fête et l’émeute
tu es belle mon amour / comme une banque brûlée
les flics sont partout / mais l’amour nous rend invisibles
je veux vivre
tout est rue
des murs, tristesses vertes, joies blanches, dents d’allégresse rouge, éclaboussures de mots comme d’un enfant ayant sauté à pieds joints dans une flaque de boue, nappes de tristesse et gerbes de mots noirs, sexes en forme de flèches ou de cœurs, déclarations d’amour courant les rues et léchant le bord des trottoirs
de tentatives de suicide et de tentatives de vie, de tentatives de marchés parallèles
et de toutes ces choses qui peu à peu s’arrêtent, autour de nous : les voitures, les salaires, le chauffage central, les cours de danse et l’éclairage public, les chantiers de construction et les compléments de retraite
comme si les termes d’habitude et de quotidien étaient devenus impropres et ne collaient plus à nos vies
et de ceux dont l’esprit vacille ou sombre à entrevoir le gouffre d’une vie où plus rien n’est posé.
Je me souviens de Káto Patíssia : de cette passante aveugle disant « J’aimerais que quelqu’un me dise s’il fait beau »
des cloches de l’église du dimanche et du bruit de la pluie, de voix : « Bon début de mois », « Pourvu que… », « Peut-être », de très faibles gazouillements d’oiseaux et des discours haut perchés de celle qui le dimanche, très tôt, sort de sa propre initiative pour laver le trottoir, « Enlever les 6 % », « Bonjour », de silences et de voix lointaines et du souffle des voitures, plus haut, sur le boulevard, d’une portière qui claque en se refermant sur la nuit, de ces tintements de verres aux balcons sous le couvert des marquises et de ces murmures qui trahissent des présences invisibles comme si, parfois, une famille ou un groupe d’amis célébraient un anniversaire en silence
du bruit de portes coulissantes des voitures qui passent et de la voix plaintive de notre vieille voisine dans le puits à ciel ouvert et peuplé d’arbres de la cour intérieure : « Liudmila ! … Liudmila ! … Liudmila ! … Liudmila ! … », ainsi pendant des heures jusqu’à ce que Liudmila réponde depuis le rez-de-chaussée ou que la vieille femme, plus rarement, s’avoue vaincue et finisse par refermer la porte-fenêtre de sa chambre atelier
des pleurs d’une femme d’une trentaine d’années parlant au téléphone, un soir, au balcon du cinquième et de cet appartement où les jeunes femmes se relaient, certaines y demeurant deux semaines, d’autres deux mois
de sa voix chuchotée dans le soir qui implore de l’aide à des milliers de kilomètres de distance et des hurlements de la famille du troisième dans l’immeuble accolé au nôtre, crises de manie ou de paranoïa qui semblent chaque fois les jeter les uns contre les autres, la mère contre les fils, contre le père, le père contre l’aîné, l’aîné contre son frère et des bruits de chaises, de bouteilles et de meubles précipités à terre
des jeunes Africaines revenant du travail dans la nuit, vers 3 heures, depuis les rails, du gazouillement de leurs mots comme des sonorités d’eau, des gloussements, quelque chose de doux et d’enfantin, de leurs sandales battant librement l’asphalte au milieu de la rue comme si la rue leur appartenait totalement, seulement alors, et de cette nuit où l’une d’elles est attaquée, le sac arraché, les sandales défaites et du silence des immeubles, autour, du silence d’un quartier entier tandis que ses pleurs perforent tout le silence
et que les hommes aux balcons, ici, ne parlent pas, qu’ils fument seuls le soir et qu’ils paraissent toujours désarmés et pensifs.
Je me souviens des mots employés par la mère de Konstantina, Elena, immigrée venue de Bulgarie dans le courant des années 1990 et travaillant comme elle pour les sociétés de nettoyage du métro athénien lorsqu’elle découvre le visage de sa fille après l’agression à l’acide sulfurique dont celle-ci vient d’être victime, au bas de son immeuble, dans la nuit du 26 décembre 2008, secrétaire élue des femmes de ménage après en avoir été, à partir de 2004, la représentante clandestine : « de la viande hachée sur de l’os »
des heures non payées, de l’absence de règles d’hygiène et du clonage des employées affectées sur d’autres sites que celui prévu par leur contrat d’embauche, du non versement des cotisations de Sécurité sociale et des mesures de rétorsion : tirée par les cheveux, menacée de licenciement puis menacée de mort, consignée aux horaires de nuit de façon à ce que son fils et elle n’aient presque plus le temps de se voir ;
je me souviens que durant ses congés son fils et elle déjeunent parmi les oliviers sur la colline de l’Acropole, visitent des musées et se promènent dans la ville et qu’elle lit dans le train qui la conduit au travail ou l’en ramène mais aussi, parfois, en marchant dans la rue.
On leur indique ce qu’ils devront porter, vêtements et armes, un peu avant l’attaque, à l’arrière du camion, on leur fait passer des cachets.
Je me souviens de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’Athènes, stade soudain debout dès les premières notes de l’hymne national, des projecteurs et de la pelouse brillante
des feux d’artifice de 2004 et des feux de forêts puis des feux de voitures de l’année 2008
de cette rue du quartier du Céramique, derrière les hôtels à touristes et avant la rue des bordels maquillés en studios et de ce jeune homme défoncé, le visage plaqué contre une grille d’aération, qui porte un tee-shirt blanc sans manches, largement échancré et parvient plus ou moins à se tenir debout puis commence à tourner légèrement sur lui-même et autour de moi, sans me voir, comme si ses yeux n’arrivaient pas à accrocher mes traits et, au fil des années, de ces milliers de jeunes femmes et de jeunes hommes lâchés du ciel par grappes par la main invisible et s’écrasant sur l’asphalte, sur les terre-pleins des squares et sur le pavage des trottoirs, les joues creuses et plombées comme si tous portaient la même marque, se défroquant en plein soleil et recherchant sans fin la cuillère, le garrot, le briquet, la flamme
des gants de vaisselle qu’enfilent ceux qui soulèvent les grands couvercles bleus et de la tige métallique qu’ils tiennent de l’autre main, de ces dizaines de passants marquant un temps d’arrêt et inspectant les déchets d’un regard, rue de Chypre, et de ceux qui plus tard pénètrent dans la cuve jusqu’à y disparaître
et du dépôt, rue Michaïl Vóda, vers lequel confluent les récupérateurs de ferraille venus du Nigeria ou de Côte-d’Ivoire en poussant devant eux ces caddies surchargés de boîtes de conserve, téléviseurs, bidons de fer et qu’il n’est plus rare, les mois passant, de retrouver au matin cadenassés et garés au milieu des voitures comme s’ils étaient devenus des véhicules à part entière.
Je me souviens que, quelques semaines avant la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’Athènes, au printemps 2004, la municipalité prend la décision de faire disparaître les chiens — et que les chiens disparaissent : Athènes se rêve encore en capitale européenne, il y a des feux d’artifices, des lignes de métro flambant neuves, une Apologie de Socrate sur la Pnyx, des rues libérées des voitures, on se voit parfois remettre avec le premier salaire une carte de crédit, la ville, les rues et les wagons sont à ces jeunes filles et ces jeunes gens qui portent tous le même uniforme de coton coloré et le ciel est quelquefois éclairé par la terre — on touche du doigt un rêve qui semble déjà un peu pourri, on aperçoit par intervalles dans un pan de ciel évidé le ballon dirigeable étrangement silencieux qui tourne au-dessus de la ville, la Grèce est championne d’Europe et la première esquisse timide de pogrom a lieu cette année-là, dans l’euphorie de la victoire, sur la place Omónia, à la fin d’un match contre l’Albanie remporté par la Grèce.
Je me souviens d’une infirmière épongeant une flaque de sang dans le fond d’un couloir désert, de milliers de visages scrutant le vide et murmurant un poème silencieux et de ces nouveaux jeunes à tout faire de l’horreur, travailleurs précaires dans les drapeaux à croix gammée payés 150 euros à chaque sortie nocturne, de l’équipement en poings américains ou matraques et des blouses qu’ils leur fournissent, tee-shirts à l’effigie de l’organisation commercialisés par un « homme de la nuit » qui deviendra quelques années plus tard député de l’Assemblée nationale grecque
du visage souriant de sa mère, des oliviers en fleurs entre les maisons basses des réfugiés de Kallithèa, d’un immigrant en fuite au milieu des phares affolés de l’avenue Patissíon, d’une silhouette franchissant un pont, de l’abri en toiles de plastique bleu sous les pylônes du métro aérien de Távros, des bouteilles de plastique entassées là, au coin, et qui semblent être des offrandes à une sainte populaire d’Amérique latine, du terrain-vague d’Aigálèo, petites frappes s’entraînant jusqu’à en perdre haleine à l’arrière d’un immeuble très haut, façade presque aveugle percée de trois fenêtres sous les ordres d’un ancien officier des renseignements grecs
du visage émacié comme un fil d’un jeune de l’Alliance populaire faisant signe de la main d’attaquer, d’un homme souriant, le visage un peu empourpré, marchant dans l’herbe ses chaussures à la main sans quitter des yeux la fenêtre d’un troisième étage
de milliers de visages retenus derrière les barrières dans des cirés noirs, jaunes, gris, dans les drapeaux, de la nuit cerclée par les lumières et eux, au loin, adolescents escaladant une butte de ciment avec des restes de couleurs — mains fouillant les cuves à la recherche de métaux et de bouteilles de bière consignées
de nuits dans une citerne transformée en abri — le matelas, le réveil posé sur la brique, le drapeau tendu sur le mur —
de lieux épars mais toujours dans la même ville : ils ne quittent jamais la ville, ne vont jamais plus loin que le mont Parnasse, n’ont jamais eu le désir d’aller voir au-delà, ailleurs, de découvrir ne serait-ce que le Nord ou les îles comme si l’idée même de voyage présentait un danger obscur
de leur première parade en vêtements noirs, sous nos fenêtres, en ordre dispersé le long de la rue Michaïl Vóda, hélant les Grecs et leur demandant de descendre et de reprendre le quartier
puis des premières attaques au couteau ou aux chiens, aux abords de l’hôtel New Dream et de la station Attikí, à quelques pas d’ici :
on leur indique ce qu’ils devront porter, vêtements et armes, un peu avant l’attaque, à l’arrière du camion, on leur fait passer des cachets —
d’une attaque au couteau contre un jeune homme d’Érythrée
à l’entrée d’un tunnel sous les yeux de l’employé de nuit de la station
assistant à la scène sans lâcher le sandwich enveloppé dans une serviette de papier blanc qu’il tient dans sa main gauche
ni son téléphone portable —
d’Heil Hitler sous la gorge de la jeune fille en jupe écossaise et bottes militaires
de sacs poubelle dans lesquels ils entassent à la hâte les photos d’Himmler et de Goebbels à brûler —
de la casquette grise, du visage aiguisé et des gants de celui qui tient le couteau
de la façon dont l’homme slalome entre eux en faisant soudain un bond pour échapper aux lames.
Je me souviens des mémorandums : de la Bulgarie d’avant l’effondrement du mur, de la Grèce des cartes de crédit et de l’exploitation sans frein de la main-d’œuvre venue de l’Est et du quartier de la Défense, à Paris, où elle vit désormais et où une chirurgienne plastique s’efforce de réparer son visage détruit
de ce que Zaher Rezaï a vu dans les yeux de Sardar Ayari et de la phrase : « C’était comme si une bombe avait explosé dans son ventre »
que le plus beau des films sur la crise grecque s’intitule Une livre de chair et ne sera jamais tourné même si nous sommes peut-être cinq ou six à l’avoir vu en rêve ; que le plus beau des films sur la crise grecque n’aura pas lieu, de la même façon peut-être que n’ont pas eu lieu ces six mois de négociations que nous avons pourtant vécus, ce non que nous avons pourtant dit, cette joie d’être plusieurs et de parler ensemble qui était la nôtre et n’est plus
de trafiquants d’épaves middle class, de la confiance des marchés, de jeune homme recherche avenir, de Syntagma connexion with tram / Aigaleo / Doukissis Plakentias & the airport, de petite sœur le monde plein de bruits tu es contente de ton travail & de beaucoup de maisons ont perdu leurs personnes, de nous sommes les enfants du big bang & pourquoi tant d’espoir ?, d’il y a des choses belles et de ce qu’Eleni, ma fille, a dit hier qu’elle ferait aujourd’hui, je resterai éveillée et je verrai mes rêves.
Athènes, décembre 2015.
Post-scriptum
Né en 1971 à Paris, Dimitris Alexakis est écrivain et il anime le KET (« Atelier de réparation de télévisions »), un espace de création né au cœur de la crise dans le quartier de Kipseli, à Athènes. Son blog Ou la vie sauvage.