Vacarme 74 / Cahier

le sucre

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C’est très bien expliqué dans le carnet de santé délivré aux parents au sortir de la maternité : il est préférable de commencer la diversification alimentaire des bébés par des aliments pas, ou peu sucrés, parce que le goût du sucre est le plus simple, le plus immédiat, le plus fort. Droit au but et sans préliminaires. Le sucre est comme une pornographie, qui a goûté au sucre n’a pas de patience pour les autres goûts.

Je ne suis plus un bébé, j’ai passé quarante. Depuis plusieurs années, depuis longtemps en fait, je n’ai plus tellement de goût pour la peinture. J’ai aimé ça, je m’en suis délectée, et puis, je n’ai plus aimé. Mais j’ai continué de regarder des images, les images, ça, ça allait. À qui disait : « Tout de même, un Matisse en vrai, c’est autre chose qu’un Matisse en carte postale », je rétorquais que, oui, bien sûr, mais que tout ce qui m’intéresse dans un Matisse est précisément ce qui est aussi sur une carte postale. Plus cérébrales, plus immédiates, moins encombrantes, sans chichi, disponibles sans rendez-vous dans n’importe quel moteur de recherche, les images ont gagné. Car les images n’ont pas besoin d’avoir un corps fixe. Les images incubent le spectateur, c’est lui l’amplificateur, le diffuseur, c’est lui qui fournit le corps.

D’ailleurs, souvent, je ne regarde même plus les images, je me contente d’invoquer ma playlist mentale. C’est une liste de quelques noms d’artistes et d’œuvres, j’invoque leur élégance, je me recale sur leur esthétique, voilà. Et pour la vibration des sens, autant s’allonger contre quelqu’un, c’est ce que j’ai souvent pensé.

Le dimanche d’après le vendredi 13, vers 18h30, comme je descendais la rue de la fontaine au roi, que j’arrivais à la hauteur de la terrasse de « la Bonne Bière », comme je ralentissais pour traverser la petite foule assemblée là devant des bougies et des fleurs contenues par un cordon de plastique blanc et rouge, il s’est passé quelque chose, et je me suis mise à courir. Avec les autres. Avec ceux qui étaient assemblés, et ceux qui descendaient la rue, ensemble, nous nous sommes mis à courir.

La vérité est que je ne sais pas ce qui s’est passé. Une femme a gémi derrière moi, un gémissement sonore, une lamentation, de cela je me souviens, mais ne courions-nous pas déjà lorsqu’elle a gémi ? Qu’avons nous entendu, qu’avons nous vu qui nous fasse ainsi courir ? Avec d’autres j’ai cassé le cordon rouge et blanc, piétiné les bougies et les fleurs, est-ce que j’ai été bousculée ? Je ne sais pas. Des policiers postés face au bar, immobiles dans le flux de la foule nous enjoignent, de la pointe de leur arme, à circuler plus vite, et nous courons. Je cours. Je pense, la vision est si étroite, housse de mousse avec seulement deux trous devant au niveau des yeux, et je sens mon dos vaste, aveugle, exposé. Il faudrait tourner la tête, regarder derrière, mais derrière quelqu’un court sur mes talons, et je cours sur les talons de quelqu’un, pas possible de ralentir, se retourner, pas possible. Je cours, nous courons. En panique (et c’est comme « en train » ou « en bateau »). En direction de la place de la République.

Mais de la place de la République affluent d’autres gens qui courent, eux aussi, alors nous refluons, maintenant nous courons le long du quai. Certains tentent des sorties de route, se jettent dans l’eau du canal. Mais tous sont menés par la panique.

Encore et encore nous nous sommes grillé les nerfs sur ces images pauvres mais qui, accolées aux récits de l’effroi, produisent des arcs électriques dans le cerveau.

Nous qui courons, nous avons tous lu les témoignages de ceux qui ont couru pour échapper aux tueurs, le soir du vendredi 13. Nous avons tous vu les images qui allaient avec, principalement des images de cordons blancs et rouges, de couvertures réfléchissantes, de dos de militaires. De façades connues, notre quartier, coloré en orange par l’éclairage municipal. Nous savions que ça ne nous apprendrait rien, de regarder, mais nous avons regardé encore et encore et encore, les cordons, les couvertures, les dos, les façades. Les visages des morts avant qu’ils ne soient morts, des visages de n’importe qui. Encore et encore nous nous sommes grillé les nerfs sur ces images pauvres mais qui, accolées aux récits de l’effroi, produisent des arcs électriques dans le cerveau. Nous avons eu du mal à aller nous coucher — les cordons, les couvertures, les dos, les façades. Les visages des morts avant qu’ils ne soient morts, des visages de n’importe qui, dire que moi-même j’étais dans cette rue la veille, dire que j’y étais deux heures avant, dire que j’aurais pu y être, nous sommes-nous suggéré, allongés en chien de fusil sur nos lits, le regard perdu sur la crête de nos oreillers.

« Vous savez ce qui se passe ? Vous savez ? » m’interpelle une petite femme réfugiée sous un porche avec sa poussette. Je me rends compte que mes yeux pleurent pendant que je lui réponds — je pense que ce qui se passe, c’est qu’à peine arrivés sur le décor nous nous sommes affolés d’« y être », enfin. « Non, nous ne savons pas ce qui se passe », je lui réponds.

Un homme stoppe à son tour. Lui soupçonne des petits malins d’avoir lancé des pétards. Vendredi, au Bataclan, la foule a cru entendre des pétards et c’était des kalachnikovs, aujourd’hui, l’inverse. Mais un policier nerveux nous ordonne de rester là, dans la courette derrière le porche. Le boulanger, dont la boutique jouxte le porche, baisse son rideau de fer côté rue, puis il apporte une télé qu’il plaque contre les barreaux de sa fenêtre, et qu’il vient regarder avec nous, côté cour. Replay encore : depuis le café où elle s’est trouvée recluse, ce vendredi 13 au soir près du Bataclan, une amie écrivait : « Je suis à l’intérieur de ce bar dont je regarde la façade sur BFM TV », fenêtre versus miroir et mythe de la caverne, contemple ton ombre portée sur le mur tandis que les flammes te lèchent le dos, et tandis que la télé explique qu’on ne sait pas ce qui se passe, je m’agace de mon cerveau de fille qui s’y connait en images, c’est pas un cerveau, ça, c’est un hamster, me dis-je. Mes yeux quant à eux pleurent et pleurent, chagrin confus, pleurent tout ce qui est à pleurer, et les morts vraiment morts, et aussi de me sentir si peu vivante.

« Dans ces moments, on a besoin de l’art, plus que jamais », ai-je entendu dire à la radio, dans les jours qui ont suivi le vendredi 13. D’ordinaire, je hausse les épaules, quand j’entends ça. Pas aujourd’hui. Je viens de comprendre ce que ça veut dire, « besoin de l’art », pour la première fois je comprends que ça veut dire « besoin de sucres lents. »