salafisme et contre-révolution en Égypte
par Stéphane Lacroix
Comment comprendre la trajectoire politique du parti al-Nour, principal parti salafiste égyptien, créé juste après la révolution de 2011 ? En livrant une analyse serrée d’un parcours apparemment erratique, Stéphane Lacroix montre qu’au-delà des volte-faces, des calculs et renversements d’alliance, le mouvement salafiste a tenté d’utiliser le jeu démocratique sans vraiment y adhérer tout en étant lui-même instrumentalisé par les contre-révolutionnaires. L’analyse du jeu de al-Nour avec la démocratie jette un nouvel éclairage sur l’échec de la « transition démocratique ».
Le parcours apparemment erratique du parti al-Nour, principal parti salafiste créé dans la foulée de la révolution égyptienne de 2011, ne cesse d’étonner. Sa création, d’abord, fut une surprise pour beaucoup : l’organisation qui lui donna naissance, la « prédication salafiste » (al-da‘wa al-salafiyya), avait en effet toujours rejeté le jeu partisan, et ses cheikhs s’étaient ouvertement prononcé contre la démocratie, « système impie » [1]. Les salafistes d’al-Nour, devenu deuxième parti d’Égypte au terme des élections législatives de la fin 2011 où il rassembla plus de 25% des suffrages, conservèrent longtemps un positionnement ambigu vis-à-vis des Frères musulmans. Les deux mouvements unirent leurs voix pour défendre la sharia et « l’identité islamique », mais le parti al-Nour fit tout pour faire échouer la candidature à la présidence du Frère Mohammed Morsi, allant jusqu’à apporter son soutien à un candidat improbable, Abd al-Mun‘im Abu al-Futuh, islamiste modéré se réclamant du modèle de l’AKP turc et connu pour avoir quelques années plus tôt vertement critiqué l’influence du salafisme sur l’islam égyptien. De ce fait, malgré la consigne du leadership du parti, peu de salafistes votèrent pour Abu al-Futuh, et ce dernier fut éliminé de la course. Le candidat des Frères musulmans Mohammed Morsi finit par l’emporter. A partir du début 2013, le parti al-Nour se rapprocha des libéraux du Front de Salut National, reprenant à son compte les accusations d’ « hégémonisme » et de « frérisation de l’État » dirigées contre la confrérie. Poursuivant sur sa lancée, al-Nour rejoint la coalition anti-Frères qui fit appel à l’armée pour mettre un terme au mandat de Morsi. Lorsque le général Abd al-Fattah al-Sissi annonça la destitution du premier président démocratiquement élu d’Égypte, le 3 juillet 2013, un aéropage de personnalités lui servait de toile de fond, parmi lesquelles Mohammed al-Baradei, le pape copte, le cheikh d’al-Azhar… et Yunis Makhyun, président du parti al-Nour. Al-Nour justifia ensuite la répression contre les Frères, envoya un représentant à l’assemblée constituante réunie à l’automne 2013, appela à voter « oui » au référendum sur la constitution — bien que celle-ci soit bien moins « islamique » que la précédente — et fit campagne pour al-Sissi lorsque ce dernier décida de se présenter à la présidentielle au printemps 2014.
Comment comprendre la trajectoire du parti al-Nour ? En réponse à cette question, on peut entendre en Égypte deux théories. Certains arguent des liens supposés organiques entre l’Arabie Saoudite et la mouvance salafiste égyptienne pour expliquer les prises de position successives du parti : il aurait œuvré contre les Frères car l’Arabie Saoudite était elle-même très hostile à la confrérie ; et il aurait ensuite soutenu le général al-Sissi, à l’instar du supposé parrain saoudien. Cette théorie serait séduisante si les liens entre al-Nour et l’Arabie étaient avérés, mais il n’en est rien. Tout indique que la « prédication salafiste » n’était pas en odeur de sainteté à Riyad, et que le soutien saoudien au mouvement se limitait tout au plus à des financements privés émanant de généreux mécènes [2]. Il n’est en outre pas difficile d’imaginer l’inquiétude du pouvoir saoudien voyant en 2011, en Égypte et ailleurs, des salafistes fonder des partis politiques et rejoindre, même à reculons, le jeu démocratique. L’exemple d’al-Nour aurait en effet pu influencer les salafistes saoudiens, essentiels à la légitimité de la monarchie — ce que Riyad voulait à tout prix éviter. Paradoxalement, ce n’est que depuis qu’al-Nour a soutenu le coup d’État du général al-Sissi que s’est effectué un réel rapprochement avec Riyad.
L’autre théorie en vogue en Égypte postule l’existence de liens structurels entre la « prédication salafiste » et l’appareil sécuritaire égyptien. Selon les tenants de cette thèse, le création d’al-Nour serait le fruit d’une manipulation destinée à diviser le camp islamiste et à faire échouer la transition démocratique. Ceci expliquerait les différentes prises de position du parti, et in fine son soutien au coup d’État. Là encore, les choses sont plus compliquées. Pendant les trente années du règne de Moubarak, les salafistes, dont l’immense majorité se désintéressait alors entièrement du politique, ont indéniablement joui de la bienveillance d’un appareil sécuritaire désireux de contrer l’influence des Frères musulmans par tous les moyens. Les salafistes se sont ainsi vu accorder des avantages, par exemple l’autorisation dans les années 2000 de créer toute une série de chaînes de télévision pour diffuser leur pensée. Le fait que les salafistes aient pu être instrumentalisés ne fait cependant nullement d’eux des agents du régime.
Il n’est à mon sens aucunement nécessaire de faire appel aux théories du complot (saoudien ou sécuritaire) pour expliquer le comportement politique d’al-Nour. Ce dernier est en réalité beaucoup moins erratique qu’il n’y paraît, dès lors que l’on comprend la rationalité qui anime les dirigeants de la « prédication salafiste ». Le parti al-Nour présente en effet cette particularité qu’il est contrôlé par un groupe de cheikhs, dont le principal est Yasir Burhami, « numéro deux » de la prédication salafiste dont il est en réalité l’homme fort (le poste de « numéro un », auquel les salafistes donnent le nom de qayyim, étant essentiellement honorifique) [3]. Pour ces cheikhs, le parti al-Nour se doit de n’être rien de plus que le bras politique d’une organisation religieuse, dont il a avant tout vocation à défendre les intérêts. Plutôt qu’un parti classique, il s’agirait dès lors d’un « lobby religieux », relais dans le champ politique d’une entreprise de prédication. Les cheikhs comprennent en effet, en 2011, que, dans l’Égypte post-révolutionnaire, tout acteur sociétal doit, pour maintenir et, si possible, étendre son influence, être capable de peser dans le champ politique — puisque c’est le lieu où se redéfinissent les rapports de force. Ceci explique, à mon sens, la surprenante décision des cheikhs de la prédication d’entrer en politique. Si l’on suit leur logique, cette décision n’implique d’ailleurs aucune « conversion à la démocratie » — et ils resteront évidemment toujours très réservés sur cette question, s’affirmant prêts, tout au plus, à accepter « les procédures de la démocratie » tout en rejetant « ses valeurs » [4].
Dès lors, les chefs du parti al-Nour n’ont, dans les meetings destinés à mobiliser leur base, qu’une expression à la bouche : « maslahat al-da‘wa » (l’intérêt bien compris de l’organisation de prédication) [5]. L’erreur, dont découleront chez certains observateurs nombre de malentendus, serait de qualifier al-Nour de parti islamiste. De fait, l’islamisme est un projet politique qui a vocation à se réaliser « par le haut », c’est-à-dire par le contrôle de l’État. Or al-Nour n’a que faire de contrôler l’État. En ce sens, le comportement politique d’al-Nour s’apparenterait plutôt à celui des partis ultra-orthodoxes en Israël, ou encore à certains partis religieux dirigés par des oulémas, comme le Jamiat Ulama-e Pakistan, au Pakistan. L’objectif est d’obtenir une représentation politique, qui doit servir, tantôt à monnayer le soutien à tel ou tel acteur en échange de telle ou telle concession accordée à l’organisation religieuse, tantôt à former une minorité de blocage dès lors que l’exécutif s’apprête à prendre des mesures inacceptables pour celle-ci. Pour parvenir à cette fin, les 25 % de sièges que contrôlait al-Nour au parlement de 2011 le mettaient dans une position idéale.
Les spécialistes de l’islam politique ont longtemps débattu de l’existence d’un courant post-islamiste. Pour enrichir ce débat conceptuel, on pourrait dire qu’al-Nour, s’il fallait le qualifier, serait un parti pré-islamiste. Le politique n’est pas pour lui une fin, mais rien de plus qu’un instrument au service d’une logique qui reste tout entière axée sur « l’islamisation par le bas ». Cette attitude vis-à-vis du politique débouche sur une très grande flexibilité en terme d’alliances, alors même que le parti al-Nour reste le plus conservateur en terme de message religieux — bien plus que les Frères musulmans, qui se contentent d’afficher un conservatisme bon teint. Un cadre d’al-Nour résumait d’ailleurs de manière édifiante ce paradoxe par la formule suivante : « nous sommes intransigeants sur les questions de doctrine religieuse, mais flexibles sur les questions de politique » (al-tamassuk fi shu’un al-‘aqida, wa-l-muruna fi shu’un al-siyasa) [6]. Le positionnement du parti dépend dès lors uniquement de ce que l’organisation religieuse peut espérer obtenir en échange de celui-ci. Comme dans le cas des partis ultra-orthodoxes qui n’hésitent pas, en Israël, à s’allier à la droite laïque, al-Nour n’a que faire de l’appartenance idéologique de ses alliés.
Dans cette logique, le principal adversaire du parti al-Nour sont les Frères musulmans. En plus d’un mouvement islamiste, ces derniers sont en effet, aussi, une organisation de prédication. Depuis les années 1980, Frères et salafistes ont été en compétition pour le contrôle des mosquées. L’incompatibilité structurante entre les uns et les autres découle d’une rivalité organisationnelle réelle, mais aussi d’authentiques divergences dans le message religieux. Pour les salafistes, ultra-puritains dans leur pratique sociale et arc-boutés sur leur prétention à incarner l’orthodoxie sunnite, le conservatisme mainstream des Frères autant que leur relatif œcuménisme sont la preuve que ces derniers sont, au mieux, de dangereux déviants. Ceci explique la peur panique des dirigeants d’al-Nour au printemps 2012 à l’idée que les Frères puissent remporter l’élection présidentielle. Pour al-Nour, en effet, l’arrivée des Frères au pouvoir se traduirait inévitablement par une hégémonie croissante de la confrérie sur le discours religieux et, en pratique, par leur prise de contrôle des mosquées, diminuant mécaniquement l’emprise exercée par la prédication salafiste. Ainsi, lorsque les salafistes d’al-Nour dénoncent en 2013, à l’unisson des libéraux, les risques de « frérisation de l’État égyptien », ils pensent « frérisation du ministère des awqaf (en charge des affaires religieuses) et des mosquées ». Paradoxalement, il est préférable, du point de vue des salafistes, d’avoir au pouvoir des acteurs militaires, ou même séculiers, car ces derniers n’ont pas, en théorie, de prétention sur le champ religieux.
Comme les partis ultra-orthodoxes qui n’hésitent pas, en Israël, à s’allier à la droite laïque, al-Nour n’a que faire de l’appartenance idéologique de ses alliés.
On comprend dès lors les efforts déployés par les dirigeants du parti al-Nour pour empêcher l’élection de Morsi. Face à une base qui ne comprendrait pas que les salafistes soutiennent ouvertement un candidat séculier, le parti se met en tête d’appuyer un candidat islamiste concurrent. Or al-Nour, fidèle à sa logique, se refuse à présenter son propre candidat. Il reste donc trois candidats susceptibles de recevoir son soutien : Muhammad Salim al-‘Awwa, dont les bonnes relations avec l’Iran embarrassent les salafistes, très anti-chiites ; Hazem Salah Abu Isma‘il qui, s’il se réclame aussi du salafisme, est très hostile à al-Nour et jugé incontrôlable par les cheikhs de la prédication ; et Abd al-Mun‘im Abu al-Futuh, dissident des Frères musulmans qui fait campagne sur une ligne islamo-centriste et engrange des soutiens tant chez les islamistes que chez une partie de la gauche et des libéraux. Malgré les divergences profondes qui séparent al-Nour et Abu al-Futuh, ce dernier apparaît aux cheikhs de la prédication comme un moindre mal. C’est ainsi qu’ils décident de lui apporter leur soutien. Abu al-Futuh arrive quatrième avec 17 % des suffrages (signe notamment que la base salafiste n’a pas beaucoup suivi les consignes de ses dirigeants), et le second tour se joue donc entre Morsi et Ahmed Shafiq, dernier premier ministre de Moubarak. Soucieux de son image, al-Nour se résigne in fine à appeler, sans conviction, à voter Morsi — mais, dans le même temps, Burhami rencontre en secret Shafiq pour lui garantir que, s’il l’emporte, al-Nour le soutiendra [7].Pendant les premiers mois du mandat de Morsi, al-Nour adopte un positionnement ambigu. Certains membres du parti acceptent, à l’invitation de Morsi, de rejoindre l’équipe présidentielle et le parti al-Nour s’allie avec les Frères au sein de l’assemblée constituante pour faire adopter en décembre 2012 la constitution la plus islamisée de l’histoire de l’Égypte. Mais, à peine le référendum sur la constitution achevé, le parti al-Nour fait volte-face. Et dès janvier 2013, al-Nour hausse le ton et accentue ses critiques envers Morsi, tout en se rapprochant du Front du Salut National d’obédience libérale. Il faut dire que certaines nominations de Frères effectuées par Morsi au sein du ministère des awqaf (dont dépendent les mosquées) ont ravivé les peurs des salafistes [8]. Ce revirement n’est pourtant pas sans créer de tensions au sein d’al-Nour : il est l’une des causes de la première scission que connaît le parti, puisque certains cadres, et non des moindres, le quittent pour fonder un parti salafiste concurrent — et cette fois allié aux Frères — le parti al-Watan (« la patrie »), qui n’aura jamais vraiment eu le temps d’exister autrement que sur le papier. Ce départ finit de réduire toute opposition interne à la ligne suivie depuis 2011 par les cheikhs, Burhami en tête.
Les salafistes d’al-Nour observent dès lors avec intérêt la constitution d’un front anti-Morsi autour du mouvement Tamarrud (« rébellion »), rassemblant libéraux et partisans de l’ancien régime et soutenu par l’appareil sécuritaire et l’armée. Lorsqu’un appel à manifester est lancé pour le 30 juin 2013, Burhami indique qu’il n’appelle pas ses partisans à descendre dans la rue, mais qu’il n’hésitera pas à exiger le départ de Morsi si les manifestants sont en nombre important [9]. En conséquence, après que des millions d’Egyptiens ont envahi les rues du Caire et des grandes villes égyptiennes, le parti al-Nour soutient officiellement le coup d’État militaire du 3 juillet.
On comprend, là encore, le calcul effectué par Burhami et ses partisans. Il devenait nécessaire, de leur point de vue, de neutraliser Morsi, accusé de vouloir empiéter sur leurs « parts » du marché de la prédication. Avec les militaires, al-Nour se considère d’abord en position de force puisqu’il estime que le nouveau régime aura besoin de la « caution islamiste » que les salafistes s’apprêtent à lui fournir. Le scénario imaginé par les salafistes serait un scénario à la soudanaise (avec le coup d’État d’Omar al-Bachir en 1989) ou à la pakistanaise (dans les années 1980 pendant le mandat de Zia ul-Haqq) : un pouvoir militaire qui s’appuierait sur un mouvement religieux pour assurer le contrôle social. Cette répartition des tâches conviendrait parfaitement aux salafistes qui, nous l’avons vu, n’ont pas d’ambitions politiques stricto sensu.
Malheureusement pour al-Nour, les choses ne se passent pas selon ses calculs. D’abord, la décision du parti de soutenir le renversement de Morsi est très impopulaire parmi ses militants. Il faut reconnaître en effet qu’il existe beaucoup plus de fluidité au niveau de la base de la mouvance islamiste qu’à celui du leadership. Ainsi, si les chefs d’al-Nour voient en les Frères d’irréductibles rivaux, les membres des deux mouvements fraternisent volontiers. On trouvera même, pendant l’été 2013, quantité de membres « encartés » d’al-Nour dans les manifestations pro-Frères. Ces derniers ne comprennent pas le soutien aux militaires, et cette incompréhension grandit lorsqu’en août 2013, le nouveau pouvoir réprime les Frères avec une violence sans précédent dans l’histoire de l’Égypte moderne, faisant plus d’un millier de morts dans leurs rangs. Le parti al-Nour va pourtant continuer à apporter un soutien sans faille au nouveau pouvoir, allant jusqu’à faire campagne pour le général Sissi lorsque celui-ci décide de se présenter à la présidence.
Il est préférable, pour les salafistes, d’avoir au pouvoir des acteurs militaires, ou même séculiers, car ils n’ont pas, en théorie, de prétention sur le champ religieux.
Dans un premier temps, al-Nour cherche à calmer sa base en lui promettant que la « prédication salafiste » touchera bientôt les dividendes espérés. Mais le nouveau régime ne l’entend pas de cette oreille. S’il est un terme pour définir l’idéologie qui anime al-Sissi et ses partisans, c’est l’étatisme (al-dawlatiyya) — c’est-à-dire la vénération de l’État et de ses institutions, vues comme le pilier inébranlable autour duquel doit tourner la société. Difficile dès lors de faire confiance à un groupe qui, en dépit de son attitude ultra-loyaliste, demeure l’émanation d’un mouvement social potentiellement menaçant. Et pourquoi prendre ce risque puisqu’il existe une alternative ? En l’occurrence, al-Azhar, institution de l’Islam officiel dont les réseaux ont perdu de leur superbe pendant la révolution, mais qu’il suffirait de raviver pour reprendre le contrôle du champ religieux. C’est cette option qui va être choisie par le pouvoir. Pour les salafistes, c’est le retour à la case départ : alors que sous Morsi, ils craignaient la concurrence que les réseaux fréristes pourraient exercer à l’encontre de leur entreprise de prédication, ils doivent désormais affronter ceux d’un al-Azhar revigoré. Et cela dans un contexte où leur réputation dans les milieux conservateurs a considérablement souffert. Ils pensaient que le 3 juillet 2013 serait une aubaine — or tout ce qui s’en est suivi s’est avéré un enfer.
Il s’agit, de surcroît, d’un enfer dont ils ne peuvent plus s’extraire. Dans le contexte ultra-répressif actuel, revenir sur leur position leur vaudrait probablement de subir les foudres du régime et de finir dans les mêmes cellules que leurs rivaux des Frères musulmans. Les salafistes d’al-Nour continuent donc, avec de moins en moins de conviction, de chanter les louanges d’al-Sissi, quitte à voir s’éroder plus encore ce qui leur reste de popularité. En témoigne leur piètre prestation dans les élections législatives (par ailleurs ultra-verrouillées) d’octobre-novembre 2015, alors même qu’ils étaient le seul parti religieux en lice.
Tout cela n’annonce évidemment pas la fin du salafisme en Égypte. Beaucoup de salafistes, à l’instar de certains des principaux cheikhs de la mouvance, se sont aujourd’hui repliés sur le religieux, jurant qu’on ne les reprendrait plus à un jeu politique où il n’y a rien à gagner et tout à perdre. D’autres se sont radicalisés, rejoignant aujourd’hui les mouvements violents qui luttent contre le régime, que ce soit Ajnad Masr ou l’État islamique. D’autres enfin continuent à se ranger aux côtés des Frères et à manifester à leurs côtés. Le référent salafiste reste donc très présent en Égypte — mais al-Nour en a largement perdu le contrôle.
L’exemple du parti al-Nour, qui fut un temps le second parti d’Égypte, est évidemment loin d’expliquer à lui seul l’échec de la « transition démocratique » engagée en Égypte au lendemain de la révolution de janvier 2011, mais il en éclaire l’une des facettes. Les salafistes d’al-Nour sont entrés dans le jeu démocratique sans y croire, avec un agenda complètement déconnecté des enjeux politiques du moment. Cela ne les a pas empêché, en s’appuyant, entre autres, sur les réseaux constitués depuis les années 1980 et sur la popularité de leurs prêcheurs, de réunir un nombre important de suffrages lors des premières élections législatives du pays. Mais leur approche singulière du politique a aussi fait d’eux une force aisément instrumentalisable par les tenants de la contre-révolution. Ils en paient aujourd’hui le prix.
Chronologie
2011
- 11 février Démission de Moubarak.
- 30 mars Promulgation d’une constitution transitoire par l’armée.
2012
- Février Victoire des salafistes et des Frères Musulmans aux élections législatives.
- 10 avril Suspension par le pouvoir judiciaire de l’Assemblée constituante chargée de rédiger la nouvelle constitution.
- 12 juin Désignation par le Parlement d’une seconde Assemblée constituante.
- 16 juin Dissolution de la chambre basse du Parlement par le pouvoir judiciaire.
- 30 juin Victoire du Frère Musulman Mohamed Morsi aux élections présidentielles.
- 8 août Morsi évince l’armée du pouvoir.
- 18 nov. La majorité des acteurs séculiers démissionnent de l’Assemblée constituante au motif que la domination des islamistes y serait trop importante.
- 22 nov. Morsi s’attribue les pleins pouvoirs.
- 25 déc. Adoption de la nouvelle constitution par référendum.
2013
- 30 juin Manifestations de masse appelant à des élections présidentielles anticipées.
- 3 juillet Destitution de Morsi et abrogation de la constitution.
Post-scriptum
Stéphane Lacroix est politiste. Ses travaux portent sur l’autoritarisme politique et les résistances qu’il génère, les mouvements sociaux et les liens entre Islam et politique à l’époque contemporaine. Ses terrains de prédilection sont l’Arabie Saoudite et l’Égypte. Il a codirigé avec Bernard Rougier l’ouvrage collectif L’Égypte en révolutions, PUF, 2015.
Notes
[1] Sa‘id Abd al-‘Azim, al-dimuqratiyya fi-l-mizan (la démocratie dans la balance), Dar al-iman, 2009.
[2] Entretiens avec des cadres de la prédication salafiste, Le Caire/Alexandrie, automne 2011.
[3] Voir le portrait de Burhami dans Stéphane Lacroix, Bernard Rougier (dir.), L’Égypte en révolutions, PUF, 2015.
[4] Entretien avec Imad Abd al-Ghaffur, président du parti al-Nour, octobre 2011.
[5] Observation lors d’un meeting organisé en soutien à Abu al-Futuh par le parti al-Nour à Alexandrie, avril 2012.
[6] Entretien avec un cadre de parti al-Nour, décembre 2012.
[7] « Yasir Burhami ya‘tarif bi liqa’ihi bi-l-fariq Ahmad Shafiq » (Yasir Burhami reconnaît avoir rencontré le colonel Ahmad Shafiq), 27 septembre 2012, www.youm7.com/story/0000/0/0/-/798790.
[8] Patrick Haenni, « Les causes de l’échec des Frères musulmans », in Stéphane Lacroix, Bernard Rougier (dir.), L’Égypte en révolutions, PUF, 2015.
[9] « Yasir Burhami : idha kjaraja al-malayin fi 30 yunyu sa-atlub Mursi bi-l-istaqala » (Yasir Burhami : si des millions de gens sortent dans la rue, je demanderai la démission de Morsi), 5 juin 2013, www.almasryalyoum.com/news/details/....