la constitution, mère des batailles ?

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Révolution ou coup d’État ? Coup d’État ou révolution ? La question décisive de la qualification des événements de 2011, en juridicisant la politique égyptienne, aura sans doute perdu l’esprit de la révolution (au profit de la lettre). Retour sur cette spectaculaire séquence d’inversion des forces.

Il est frappant de constater que la chute du premier Président égyptien élu, Mohamed Morsi, fut dans les semaines suivant l’événement, envisagée dans une perspective quasi-exclusivement juridique. Si les termes employés dans le débat public — révolution ou coup d’État — relèvent a priori de la science politique, ils furent utilisés juridiquement, comme des normes justifiant la validité de la position de chacun des camps. Pour les partisans de l’usage du terme « révolution » le renversement de Morsi était légitime car le fruit de la volonté du peuple, quand pour les partisans de l’expression « coup d’État », le mandat du Président persistait en dépit d’une destitution illégitime, causée par un acte de violence de l’armée égyptienne. Qu’un événement d’une portée politique si importante soit strictement abordé par le prisme juridique aurait de quoi surprendre.

la juridicisation du processus révolutionnaire

Pour quiconque a observé l’après-révolution du 25 janvier, cela n’a rien d’étonnant. On peut en effet identifier un même paradoxe : le Président quitta le pouvoir en dehors du cadre énoncé par la constitution, mais la question juridique vint rapidement surplomber le champ politique. Un mouvement illégal par essence muta en un processus politique légalisé à l’extrême. La prégnance de la question juridique contribua à la hiérarchisation des enjeux politiques, dont le principal était la nouvelle constitution et les problèmes liés à la procédure constituante. La composition de l’organe chargé de rédiger le projet de constitution ou de l’organisation du référendum généra ainsi un grand nombre de débats et remplit fréquemment la place Tahrir. La forme juridique pénétra de la même façon le langage des acteurs, comme l’illustre la requalification de Mohamed Morsi en « dictateur », sur la seule foi d’un texte qu’il intitula « complément de constitution transitoire » et à partir duquel on inféra qu’il s’était arrogé les pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires. Enfin, le droit s’imposa comme une forme d’action matérielle. Si l’armée quitta la direction de l’État pendant la période transitoire, ce ne fut pas pour se plier à la pression de la rue ou des partis politiques, mais pour se conformer à une autre révision de la constitution transitoire du président Morsi, élaborée à cet effet.

Les juges imposèrent leur interprétation des textes : ils n’ont pas à prendre une décision, ils se contentent d’appliquer un texte.

La juridicisation des processus révolutionnaires tend à être appréhendée avec une connotation positive dès lors qu’ils sont envisagés comme un passage de l’autoritarisme à la démocratie, dans le remplacement d’un régime tyrannique arbitraire par un régime d’État de droit. Toutefois, cela revient à occulter le fait que le droit n’est qu’un discours et non une réalité immanente et que la question est moins celle de l’application du droit que de sa formulation — par qui, avec quelles intentions, quel contenu, quels effets. En Égypte, cette juridicisation de la période post-révolutionnaire et la propension des acteurs à identifier la réalité aux textes juridiques, a certainement eu des effets anti-révolutionnaires. D’une part, cette tendance ôta à la mobilisation civile qui contribua à la chute de Moubarak une partie du pouvoir pour le donner au pouvoir judiciaire. D’autre part, cela contribua à diviser les différents acteurs de cette mobilisation pendant la période transitoire, réduisant les incitations au dialogue. La division fut telle, qu’entre les Frères Musulmans et la majorité des forces séculières le dialogue politique se rompit et que cette polarisation permit à l’armée de se positionner comme arbitre et de reprendre la main sur les institutions de gouvernement égyptien.

l’identification de la réalité aux textes juridiques

Cette tendance à identifier la réalité aux textes juridiques génère une confusion entre les notions d’efficacité, c’est à dire qu’une norme juridique puisse potentiellement produire des droits et obligations, et d’effectivité, c’est à dire qu’une norme juridique soit réellement utilisée et appliquée. Comme si le droit détenait un pouvoir d’agencement autonome, sans intervention humaine, de par la seule existence des textes de forme juridique : constitutions, lois, décrets… Cette focalisation sur les textes sembla logiquement aller de pair avec une occultation de l’interprétation de ceux-ci par des autorités étatiques et juridictionnelles et, donc, du rôle déterminant de cette activité dans la définition du droit. Les acteurs semblaient ainsi postuler que les textes contenaient un sens immanent que les autorités se contentaient de découvrir puis de mettre en œuvre, et que, partant, l’énonciation juridique dans sa forme écrite était puissante en tant que telle.

la substitution du pouvoir du juge à celui des acteurs révolutionnaires

Ce présupposé contribua à légitimer l’autorité du pouvoir judiciaire sur l’aspect institutionnel du processus révolutionnaire et des organes étatiques détenant le pouvoir politique. En effet, grâce à leur fonction de contrôle de la légalité des textes, les juges imposèrent leur interprétation sur ceux-ci sans qu’elle ne soit soumise à contestation par les acteurs politiques, à partir du moment où ceux-ci semblaient postuler que les juges n’avaient pas pris une « décision » mais se contentaient d’appliquer un texte. Cet usage de la légalité comme source de légitimation donna aux juges un pouvoir considérable sur les institutions concernées par les règles qu’ils interprétaient. Une autorité qu’ils exercèrent directement quand ils procédèrent à la dissolution d’une des chambres législatives élue après la révolution et suspendirent la première Assemblée constituante. Ce pouvoir s’exerça aussi indirectement, en contraignant la seconde Assemblée constituante à se hâter de terminer ses travaux, de crainte que la Cour suprême n’ait le temps de se prononcer sur sa légalité et éventuellement de la suspendre ou de la dissoudre. Le pouvoir des juges ne fut pas tant antirévolutionnaire parce qu’il s’exerça contre des institutions de gouvernement composées d’acteurs révolutionnaires — d’autant que certains d’entre eux, comme les membres du parti salafiste al-Nour, ne participèrent pas à la révolution du 25 Janvier, et que la quasi-totalité des mouvements non-partisans très actifs pendant cette période, comme le mouvement du 6 avril, ne siégeaient pas dans ces institutions. Il fut anti-révolutionnaire en ce qu’il signifiait une capacité de changement politique forte du pouvoir judiciaire, corps qui ne participa pas en tant que tel à la révolution du 25 janvier, et qui constituait une base ou au mieux un modérateur du régime de Moubarak.

une incitation moindre des acteurs révolutionnaires à trouver un pacte de gouvernement

Les prérogatives du juge semblent en effet avoir constitué un facteur de division du champ politique révolutionnaire, en réduisant l’incitation de ses composantes à trouver un accord viable leur permettant de diriger ensemble l’État. Pour les Frères Musulmans, la priorité fut de protéger de l’action des juges le contrôle des institutions qu’ils détenaient grâce à leurs succès électoraux, même si cela impliquait de s’aliéner le reste des forces révolutionnaires. La révision constitutionnelle du 21 novembre 2012, par laquelle Mohamed Morsi s’attribua les pleins pouvoirs, en constitua un bon exemple. Elle fut principalement adoptée pour limiter l’emprise du pouvoir judiciaire sur la fonction législative et constituante détenue par les Frères grâce à leur majorité dans la Chambre haute et l’Assemblée constituante mais fut le véritable moment de rupture du dialogue entre la confrérie et la plupart des autres mouvements révolutionnaires. Quant aux forces séculières, en position de minorité dans les institutions étatiques, elles semblèrent estimer qu’un accord avec les Frères Musulmans n’était pas nécessaire pour exercer le pouvoir, dès lors que les juges étaient susceptibles de rebattre les cartes en ordonnant leur dissolution. La démission des séculiers de la seconde Assemblée constituante, dominée par les islamistes, apparaissait dès lors comme un pari en même temps qu’un appel au pouvoir judiciaire à dissoudre cet organe, comme il le fit pour la première Assemblée constituante.

une appréhension légale des événements

Non seulement la juridicisation du processus révolutionnaire divisa l’espace politique civil issu du mouvement du 25 janvier mais elle eut un impact sur la manière dont raisonnèrent ses membres. Chez eux, une appréhension légale de la réalité tendit à prendre le pas sur sa compréhension à l’aune des rapports de force politique. Cela s’illustre parfaitement dans l’amalgame qu’opéra Morsi entre légalité et légitimité avant de quitter le pouvoir. Cette confusion ressort très clairement dans le dernier discours présidentiel de Morsi, après les manifestations de masse du 30 juin 2013, où le mot légitimitéapparaît à plusieurs dizaines de reprises, tandis que la seule certitude qu’il pouvait détenir était celle d’être légalement Président, en vertu du droit en vigueur. Son recours au terme de légitimité était d’autant plus étonnant qu’il était supposé constituer une réponse aux manifestants, qui justement contestaient cette légitimité en appelant à des élections présidentielles anticipées. Cette idée que la légalité fonde inévitablement la légitimité peut polariser un champ politique dès lors que le détenteur du pouvoir légal estime qu’il n’est guère nécessaire de faire accepter sa situation aux autres acteurs par d’autres mécanismes que le droit positif. C’est bien ce qui semble être arrivé à Morsi, après son élection et surtout après l’adoption de la constitution qui légalisa solidement sa situation. Ses tentatives de restauration du dialogue avec l’opposition séculière diminuèrent d’intensité et, au contraire, il islamisa davantage son gouvernement, ce qui incita les forces séculières à augmenter d’un cran leur opposition.

Les séculiers déclinèrent les invitations de la présidence Morsi : un processus sérieux de révision de la constitution constituait un préalable à toute rencontre.

Une autre implication de cette appréhension légale fut la propension des acteurs à se focaliser sur les textes juridiques, au détriment du contexte politique, afin d’analyser les événements. Là encore, la révision constitutionnelle du 21 novembre 2012, par laquelle Morsi, qui détenait déjà formellement les pouvoirs exécutif et législatif, affranchit ses décisions de tout contrôle juridictionnel, offre un parfait exemple. L’opposition séculière qualifia ce texte « d’établissement d’une dictature » comme une énonciation juridique dans laquelle le pouvoir du Président était délesté de tout contrepoids, possédait un effet performatif aussi immédiat qu’absolu. Bien que l’analyse des séculiers semblait parfaitement fondée en logique juridique, une analyse de la position de Morsi dans le rapport de force politique de l’époque aurait pu offrir une compréhension radicalement différente de cette révision constitutionnelle. On aurait pu en déduire que loin de s’imaginer comme un président omnipotent, Morsi estimait au contraire que son pouvoir était fragilisé, car il pensait que l’armée et le pouvoir judiciaire étaient hostiles aux Frères. Sous cet angle, le texte ne serait plus apparu comme l’établissement d’une dictature maisa contrariocomme l’aveu de faiblesse d’un Président désireux de préserver son statut des actions de l’État profond.

l’investissement total du débat sur l’écriture de la nouvelle constitution

Enfin, un autre facteur de division impliqué par la juridicisation du processus révolutionnaire est l’investissement extrême des acteurs dans le processus d’écriture de la nouvelle constitution, qui apparut comme l’enjeu principal de la révolution. À titre d’exemples, on peut citer le fait qu’un des partis politiques issu de la révolution du 25 janvier se soit appelé « la constitution » ainsi que le slogan : « La constitution est la mère des batailles ». Partant de l’axiome de la théorie normativiste du droit selon lequel la constitution est la règle suprême dont découlent toutes les autres règles, l’identification, déjà évoquée, de la réalité aux textes juridiques, couplée au postulat de l’existence d’un sens immanent de ceux-ci, semble avoir rendu particulièrement difficile la quête d’un consensus autour du texte constitutionnel. Le débat adopta une tournure existentielle sur l’avenir de l’Égypte et le texte fut présenté soit, par ses détracteurs séculiers, comme annihilant les droits et libertés et établissant une dictature religieuse, soit, par ses partisans islamistes, comme une garantie de l’instauration d’un régime politique équilibré et respectueux tant des individus que de l’identité islamique du pays. Cet investissement total du texte constitutionnel constitua un obstacle majeur dans la quête d’un compromis entre les différentes forces révolutionnaires, attendu que chaque concession à l’adversaire tendait à signifier une perte aussi lourde en soi que difficilement justifiable auprès de la base populaire. Une fois le texte adopté, cet effet segmentant perdura, contribuant à la perpétuation de la division entre Frères Musulmans et séculiers. L’invocation de la dangerosité de la nouvelle constitution faisait de son abrogation ou de sa révision l’objectif prioritaire des séculiers, au détriment de la restauration du dialogue avec la présidence Morsi, dont ils déclinèrent les invitations au motif qu’un processus sérieux de révision de la constitution constituait un préalable à toute rencontre. La puissance attribuée par les acteurs à la constitution semble avoir ainsi, en amont, bloqué le débat constitutionnel et, en aval, figé la division du spectre politique que ce débat avait contribué à créer.

la disparition de la cohésion nécessaire à la poursuite de la dynamique révolutionnaire

Cette polarisation de l’échiquier politique et le pouvoir de changement politique conféré aux juges par cette situation, profitèrent aux militaires évincés des institutions de gouvernement par Morsi en août 2012. Dans une situation de blocage politique, due aussi bien à l’absence de dialogue entre Frères Musulmans et séculiers, qu’à l’interruption par le pouvoir judiciaire des élections législatives, une pétition demandant à Morsi la tenue d’élections présidentielles anticipées rencontra un important écho et se concrétisa dans une manifestation de masse le 30 juin. Après le refus de Morsi, l’armée trancha le conflit entre le peuple des urnes et le peuple de la rue, en faveur de ce dernier. Dans un premier temps, les militaires laissèrent officiellement une partie du contrôle de l’État à certaines forces séculières révolutionnaires, puis l’armée affirma progressivement son emprise, jusqu’à contrôler la Présidence après l’élection du maréchal Sissi. Bien qu’il convienne de souligner que certaines pratiques étatiques autoritaires attribuées au régime de Moubarak, particulièrement celles de la répression des manifestations, ne furent pas gommées par la révolution du 25 janvier, l’autoritarisme se manifesta de manière bien plus saillante après la reprise en main des militaires. Cet échec des participants à la révolution du 25 janvier à poursuivre le processus révolutionnaire et à préserver ses acquis, comme la libération de la parole politique et l’ouverture de l’accès aux institutions étatiques de gouvernement, trouve une explication dans la juridicisation de ce processus : la focalisation des acteurs révolutionnaires sur l’enjeu des textes juridiques entrava leur cohésion dans le rapport de force contre les acteurs non révolutionnaires, cohésion qui semblait pourtant nécessaire à la poursuite de la dynamique initiée par la révolte contre Moubarak.

Post-scriptum

Alexis Blouet est ATER à l’Université de Paris Ouest Nanterre la Défense, il prépare une thèse sur le droit dans la période post-révolutionnaire en Égypte.