diriger l’Égypte depuis sa tombe le retour de Sayyid Qutb : 1954, 1963, 2013

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L’histoire, dit-on en boucle en Égypte aujourd’hui dès qu’il est question des Frères musulmans, se répète. Difficile pourtant de distinguer du discours sur les Frères ou de la violence des Frères, ce qui entre 1954 et 1965 ou 2013, s’est reproduit. Mise en cause, la façon dont l’État égyptien s’accommode et se protège de la popularité des Frères : une rhétorique anti-Frères, la construction d’un savoir et le lien étroit entre l’État et des autorités intellectuelles.

« Ce n’est pas son organisation ni sa pensée qui dirigent l’Égypte aujourd’hui, c’est Sayyid Qutb lui-même qui le fait depuis sa tombe », a déclaré d’un ton assuré un haut responsable de la culture au Caire en janvier 2013. Dans le contexte politique d’alors, évoquer Sayyid Qutb, le théoricien de l’islam révolutionnaire exécuté en 1966, avait des visées politiques concrètes. Depuis fin 2012, la colère de la population ne cessait de croître contre le président Mohammad Morsi et l’organisation des Frères musulmans. Les heurts entre les manifestants et les forces de l’ordre, la mise à feu des bureaux des Frères musulmans, et leur critique de plus en plus virulente dans la presse annonçait une nouvelle vague de contestations contre le régime. Avant que ce mouvement ne débouche, en juillet 2013, sur le renversement de Morsi et la prise du pouvoir par l’armée, la confrérie était accusée de multiples crimes. Parmi ceux-ci : ruiner l’économie du pays, monopoliser le pouvoir, propager le discours sectaire contre les minorités, et surtout recourir aux armes et à la destruction selon « la méthode » qu’aurait préconisée Sayyid Qutb. Le retour du nom de Qutb dans un contexte d’hostilité croissante aux Frères musulmans, servait à rappeler « le passé terroriste » de l’organisation au pouvoir.

En Égypte, le savoir commun sur Sayyid Qutb comporte bien des raccourcis. De ce poète, critique littéraire et essayiste engagé aux côtés de la révolution nassérienne de 1952, devenu militant au sein des Frères musulmans puis inculpé dans une conspiration contre l’État et exécuté, les Égyptiens ne gardent l’image que d’un être sanguinaire, dont les idées ne cessent d’inspirer les mouvements djihadistes à travers l’histoire. De son œuvre littéraire et politique, ne sont généralement rappelés que deux textes, le célèbre Les Jalons sur la route, tenu pour l’ouvrage incitant à prendre les armes contre un pouvoir corrompu, et Pourquoi m’a-t-on exécuté ?, un témoignage à l’authenticité contestée qui dévoilerait ses démarches pour l’achat d’armes et d’explosifs. Pourtant, cette réputation de Qutb trouve ses racines ailleurs que dans ses écrits ; son image s’est surtout construite sous le régime d’Abd al-Nasser, suite à deux campagnes médiatiques anti-Frères musulmans, déclenchées en 1954 et 1965 après la découverte de conspirations attribuées à l’organisation. Ces vastes campagnes de discrédit, visant à justifier la répression des Frères musulmans aux yeux de l’opinion publique, furent accompagnées de mesures sécuritaires et juridiques. Celle de 1954, déclenchée à la suite d’une tentative d’assassinat de Nasser attribuée à un Frère musulman, a conduit Sayyid Qutb en prison ; celle de 1965, faisant suite à la découverte d’un complot imputé à l’organisation et dans lequel Qutb s’est vu attribuer le rôle central, a mené à son exécution. Le ralliement actif des journalistes, des écrivains et des responsables religieux à la cause nassérienne, qu’il soit motivé par la peur ou l’expression d’authentiques convictions politiques, a donné lieu un certain nombre de contributions actives. Dessins, poèmes, textes de fiction, articles moralisants, brochures officielles de propagande, c’est tout un arsenal de produits culturels qui a été mobilisé pour dénoncer la confrérie. C’est le cas de cette caricature, parue en 1965, qui représente un père s’exclamant alors que son fils vient d’égorger un chat : « Qu’est-ce que ça aurait été s’il avait lu les livres de Sayyid Qutb ! ». Ou celle où l’on voit Sayyid Qutb en train d’enlever le cœur et le cerveau d’un individu pour les jeter à la poubelle, ou encore celle qui le représente en train de serrer la main aux agents de l’impérialisme et du sionisme en disant « Nous sommes tous frères ! ».

Depuis 2012, année qui a vu l’accession des Frères musulmans au pouvoir, une grande partie de cette production est revenue dans la presse, les réseaux sociaux ou sous forme d’ouvrages réédités. L’initiative de rediffuser cette littérature anti-Frères provenait moins des autorités officielles que des journalistes, éditeurs ou simples citoyens ayant peu de sympathie pour les Frères musulmans. Le poème « L’État des Frères », composé par le poète satirique Bayram al-Tunsi au lendemain de l’attentat contre Nasser en 1954, a été l’un des plus diffusés sur la Toile depuis fin 2012. Paru à l’origine dans le quotidien gouvernemental al-Gumhuriya, le poème décrit l’État imaginaire que les Frères musulmans auraient créé s’ils étaient parvenus à réaliser leurs projets. Dans cet État, les membres de la confrérie sont décrits comme assoiffés de pouvoir, s’emparant progressivement de tous ses rouages. Sayyid Qutb y trouve sa place également, en tant que ministre de l’Instruction. Sous la présidence de Mohammad Morsi, lorsque les Frères paraissaient effectivement exercer une politique d’exclusion, le poème d’al-Tunsi est alors apparu comme une prophétie réalisée [1]. Les écrits de Bayram al-Tunsi, et des autres auteurs de la Nahda — surnommés « les géants » — accédaient ainsi au statut de vérité historique.

En leur temps, les campagnes successives anti-Frères avaient bénéficié du ralliement à la cause nassérienne de celui qui apparaissait comme l’autorité suprême de la Nahda : Taha Hussein. Associé à l’édition d’al-Gumhuriyya dès sa fondation en 1953, Taha Hussein avait réagi à l’attentat contre Nasser dans plusieurs éditoriaux, dans lesquels il méditait sur la propagation de la violence, la perte de valeur de la vie humaine, et les dangers de la guerre civile — fitna — à laquelle pour lui les Frères musulmans allaient conduire.

Ces articles ont été abondamment repris en 2013, et cités comme preuve de la continuité historique entre 1954 et 2013, continuité qui serait due à l’« ADN terroriste » des Frères Musulmans. Les commentateurs s’émerveillèrerent du génie des « géants » de la culture égyptienne, qui avaient été capables de discerner « la véritable nature » des Frères musulmans, capacité de discernement dont les Égyptiens auraient manqué dans l’ivresse de la révolution du 25 janvier (pour la retrouver en 2013).

Ces écrits de Taha Hussein, ainsi que d’autres articles de presse parus au lendemain de l’attentat contre Nasser, ont été réunis, en 1954, dans une brochure de propagande intitulée Voilà ce que sont les Frères. L’ouvrage qui semblait avoir sombré dans les tréfonds de l’histoire, a connu une seconde vie en 2013. Sa copie en format PDF, portant un tampon de la bibliothèque de l’université britannique d’Exeter, a circulé dans la presse, les réseaux sociaux et les sites de partage de fichiers. « En lisant ce livre, j’avais l’impression qu’il avait été écrit en 2013, et non en 1954 », avouait un commentateur. « Il est merveilleux d’observer les événements se répéter de la sorte, avec un style et des mots identiques ». Des écrivains partageaient dans leurs articles d’opinion le lien 4shared, site de partage et de stockage de fichiers, en exprimant leur souhait de voir l’ouvrage réédité, ce qui fut fait en 2014, sous un titre éloquent : La Vérité de l’organisation des Frères. Les opinions des écrivains d’Égypte sur les Frères.

Le clergé religieux en Égypte n’était pas en reste. Ces derniers avaient leur propre publication de référence qu’ils ressortirent à ce moment-là. Il s’agit d’un opuscule paru en 1965, sous les auspices du Haut Conseil des affaires religieuses, intitulé L’Opinion de la religion sur les Frères de Satan. La couverture de l’ouvrage indique d’emblée la tonalité de l’ensemble : elle représente un barbu aux yeux écarquillés, tenant une grenade et un couteau ensanglanté. Parsemée de dessins de têtes de mort, de couteaux et de taches de sang, la publication a été massivement partagée sur la Toile depuis 2013. Sa lecture a été même préconisée par l’ancien mufti d’Égypte, le cheikh Ali Gum’a. Sur sa page Facebook, il avait posté les couvertures de trois ouvrages dont la lecture était nécessaire « afin de comprendre ces terroristes » : outre les ouvrages déjà évoqués L’Opinion de la religion et Voilà ce que sont les Frères, il y avait Les Crimes du gang des Frères, publié en 1965 et consacré au complot attribué à l’organisation la même année [2].

La réception tout sauf critique de cette littérature par les milieux intellectuels égyptiens en 2013 et 2014 est révélatrice. Aucun de ceux qui se sont attelés à commenter ces écrits n’a mis en doute l’authenticité des faits qui y étaient exposés. Pourtant, ces publications faisaient incontestablement partie du dispositif de propagande nassérienne. Toutes étaient publiées par les instances officielles d’État, fondées sous l’époque de Nasser pour diffuser la littérature cautionnée par le régime. Les contributions de Taha Hussein, elles aussi, interrogent sur son indépendance par rapport au pouvoir au moment des faits. Outre qu’elles ont paru dans la presse d’État, ses méditations sur la violence des Frères sont parsemées de flatteries à Nasser, à la police et l’armée égyptiennes. Le caractère autoritaire du régime nassérien, à l’heure où la création était entièrement assujettie aux besoins de l’État, ne fait pas de mystère dans les milieux intellectuels. En effet, beaucoup d’écrivains en furent eux-mêmes victimes dans leur jeunesse. La version des faits enregistrée dans la littérature anti-Frères, qui accusait la confrérie d’avoir réussi à se procurer des armes et des explosifs pour assassiner Nasser et d’autres hauts gradés militaires, mettre à sac la centrale électrique, détruire l’aéroport, le siège de la radio, de la télévision et les chemins de fer, afin de causer une paralysie généralisée du pays et s’emparer du pouvoir, est fortement contestée par l’historiographie des Frères musulmans. Mais leur contre-argumentaire reste inaudible. Selon un auteur commentant le poème de Bayram al-Tunsi en 2014, c’est justement le comportement des Frères musulmans observé aujourd’hui qui prouverait « de façon rétroactive » leur implication dans les conspirations d’hier [3]. Autrement dit, c’est le présent qui résoudrait les énigmes de l’histoire. Pourtant le retour de la rhétorique anti-Frères ne signifie-t-il pas plutôt que c’est le passé qui informe le présent ?

L’intérêt de cette littérature anti-Frères dans le contexte politique d’aujourd’hui, réside dans sa propension à montrer que « l’histoire se répète », phénomène suggéré par de nombreux parallèles tracés entre 1954 et 1965 d’une part, et 2013 de l’autre. Mais qu’est-ce exactement qui détermine ce retour de l’histoire ? Est-ce réellement la propension des Frères musulmans à recourir à la violence politique dès qu’ils sont menacés de perdre le pouvoir, comme l’affirme l’opinion la plus répandue aujourd’hui en Égypte ? Ou bien, ne serait-ce pas plutôt la transmission historique de la production culturelle anti-Frères qui crée cette impression d’un retour systématique de l’histoire ? Savoir avec exactitude ce qui contribue à cette apparente permanence de l’histoire — la prédisposition à la violence des Frères musulmans ou bien les mécanismes de pouvoir de l’État égyptien — ne va malheureusement pas être permis de sitôt. Tant que les archives de la période seront fermées, on ne saurait dire ce qui s’est réellement passé en 1954, en 1965 et, partant, en 2013, et l’histoire restera l’objet des manipulations.

La parole écrite est la seule arme qui puisse combattre toutes les armes des Frères.

En effet, les accusations sur lesquelles se fonde la rhétorique anti-Frères musulmans restent inchangées depuis l’époque nassérienne : accusation de conduire à la guerre civile — fitna —, de viser à l’effondrement de l’État par la destruction de ses institutions, de provoquer le chaos ou d’entretenir les rapports de complaisance avec les États-Unis et Israël. Beaucoup se souviennent d’accusations similaires, sinon identiques, portées contre les manifestants de toute obédience politique par les dirigeants qui ont successivement dirigé l’Égypte au cours des années qui ont suivi la révolution du 25 janvier de 2011. La rhétorique développée pour mettre en garde contre les risques qu’il y avait à contester le pouvoir en place — que cela soit celui de Conseil Suprême des forces armées, des Frères musulmans et du président actuel Abd al-Fatah al-Sisi — était similaire à celle qui avait cours dans les années 1950. Elle insistait sur l’imminence du chaos, l’écroulement prochain de l’économie, voire de l’État, la montée des actes de délinquance qui allait déclencher le danger suprême, la révolte destructrice menée par les pauvres. Cette rhétorique indique moins les risques réels encourus qu’elle n’est révélatrice des peurs collectives qui habitent la société égyptienne. La pertinence que gardent les accusations contre les Frères musulmans suggère une certaine permanence de ces peurs à travers l’histoire.

La rediffusion récente de la littérature produite contre les Frères musulmans sous le régime nassérien dévoile comment concrètement « le savoir » sur les Frères est transmis d’une époque à l’autre. Faire usage des opinions émises par des personnalités égyptiennes contre la confrérie à des fins politiques est une pratique ancienne. En novembre 2010, quelques jours avant les élections législatives en Égypte — dont les fraudes constatées seront une des causes du soulèvement du 25 janvier — le parti de Moubarak avait mis en ligne un document de 12 pages intitulé « Ce qu’ils ont dit sur l’organisation interdite ». L’opuscule contenait des citations de grands hommes égyptiens, divisées en chapitres selon leur profession : les penseurs, écrivains et chercheurs, le clergé religieux, les hommes politiques… L’héritage de la propagande anti-Frères, accumulé sous les régimes politiques passés, explique en partie la véhémence avec laquelle la population égyptienne s’est opposée aux Frères en 2012 et 2013. Cet héritage est trop lourd pour disparaître des consciences. Dans cette transmission historique de la rhétorique anti-Frères, la sacralité qui entoure les « géants » de la culture égyptienne a une grande part. La parole écrite et signée par « un grand » comporte suffisamment d’autorité pour ne pas être contestée, même lorsqu’elle parle en tant que voix de l’État. « Comme si [Taha Hussein] savait que la parole écrite est la seule arme qui puisse combattre toutes les armes des Frères », notait un commentateur dans un journal égyptien en 2013 [4], sans penser probablement que cette remarque pouvait également avoir un autre sens.

Couverture de « L’Opinion de la religion sur les Frères de Satan »

Brochure de propagande anti-Frères parue en 1965.

Poème « L’État des Frères de Bayram al-Tunsi »

Paru au lendemain de l’attentat contre Nasser en 1954. Traduction : « Serait-ce un bien, ô Égypte, si al-Hudaybi* et ses sbires montaient sur le trône de l’empire ? Ils accorderaient à Sayyid Qutb* l’Instruction publique, / Alors que Sayyid Farghali* prendrait la Commerce ? / Ils accoutumeraient ‘Awda* à lancer des fusées, / Et le sieur ‘Abd al-Hakim ‘Abdin* à [gérer] les Affaires étrangères. / Assis au siège de conducteur, / Le sieur ‘Abd al-‘Aziz ‘Ahmad* aurait le feu vert pour assumer les Transports. / Chaque organisme nommerait ses partisans / Aux postes de chefs de villages et de quartiers : / Au poste de maire du Caire un diplômé en tannage du cuir, avec pour délégué, un spécialiste en menuiserie. / La plus grande ferme serait à un contrôleur de tramway et la plus grosse maison reviendrait à un ferronnier / Si l’Égypte en finissait avec les Dakhakhni, ce ne serait que laisser place à des Sharara et Hawatki / Le jour où les barbes des Frères seront rasées, et le haschisch remplira les cigarettes roulées, / Croyez-moi, pas un seul voleur ne verra sa main coupée, aucun bordel ses portes fermées / Et les plaisirs du peuple se borneront aux falafels**, les cornichons de Hagg Sayyid et bisara**. » (* Membres de l’organisation des Frères musulmans. ** Noms de plats populaires égyptiens).

Qutb opérant.

[Un des symptômes de la maladie des Frères Shurum Burum est] d’être amputé de ses parties du corps inutiles. Fragment d’une série de caricatures sur Sayyid Qutb, diffusés dans l’hebdomadaire Sabah al-Khayr en septembre 1965.

Post-scriptum

Giedre Šabasevičiūtė est chercheuse à l’Institut oriental de Prague ; elle a mené des recherches en Égypte de 2011 à 2015. Elle est l’auteur d’une thèse sur Sayyid Qutb.

Notes

[1Sa’id al-Shahat. La prophétie de Bayram al-Tunsi sur le règne des Frères, 1er septembre 2014, al-Yawm al-Sabi’.

[2Page Facebook de Dr. Ali Gum’a, 25 octobre 2014

[3Sa’id al-Shahat. La prophétie de Bayram al-Tunsi sur le règne des Frères, 1er septembre 2014, al-Yawm al-Sabi’.

[4« Taha Hussein dénonce la violence des Frères et leurs projets du meurtre », Veto, 13 juillet 2013.