Vacarme 75 / Ouverture

Donc on fait quoi ? Exercices inventifs

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Illustrations d'Antoine Perrot

Quel courage veut-on de nous ? Le courage de courber l’échine, et cravacher un peu plus, quitte à même mettre du cœur à l’ouvrage ? Bon courage pour ton dîner avec la belle famille ! Pour le repas, les courses, la balade. Bon courage pour la suite... Bon courage pour obéir parce que les faits font peur, paralysent. Le courage de la résignation, de la soumission devant l’évidence du danger. Le courage d’attendre que ça passe, sans rien dire, en supportant. Courageusement. Notre histoire de courage commence autrement…

Sud de la France, divers domiciles de particuliers. Accessoires : une trousse d’infirmière, une voiture pour les trajets. C’est Line, l’infirmière, qui m’a donné l’idée. Sur sa tournée, il n’y a que ça, des terrorisés, gavés de peurs par les nouvelles, un peu obèses sur les bords des certitudes qu’ils lui répètent, entre deux soins. Une piqûre, les étrangers quand même, vous me direz pas qu’ils travaillent, un anticoagulant, les gitans je les connais, pas que des poules qu’ils volent tiens, allez on va faire la toilette, pas pour rien qu’on dit un travail d’arabe, non, et refaire le pansement, c’est pas que j’aie un truc contre eux, mais sans eux la sécu, elle irait mieux tout de même avec toutes leurs épouses toujours malades, vous le savez bien vous quand même qui êtes de la partie... C’est pas qu’elle leur en voulait, Line, de ne pas penser comme elle. Ce qu’elle ne supportait pas, c’est qu’ils répètent. Line aime bien discuter. Un jour, elle en a eu assez. Elle a trouvé le truc. Vous la voulez la piqûre, ben oui c’est important l’anticoagulant, alors d’abord écoutez-moi, non écoutez-moi d’abord : si vous leur prenez la sécu, ils choperont tous la tuberculose. Vous vous souvenez, la tuberculose ?, et vous serez malades vous aussi, parce que les maladies c’est pas raciste, ça va des bougnoules aux Français, voilà vous y penserez aux microbes pas racistes, avant de faire de la préférence nationale de soin, d’accord maintenant la piqûre. Et c’est comme ça, de piqûre retardée en douches un peu rallongées, avec ses menaces gentilles, un peu inquiétantes quand même, juste assez pour qu’ils la prennent au sérieux, qu’ils ouvrent leurs oreilles à un autre son de cloche, que Line a inventé les soins politiques.

Fond noir, Aulnay, banlieue de Paris. Salle de bain. Il se regarde dans le miroir, bouche fermée par un bouchon de liège : il poursuit un exercice de diction. « J’ai demandé à jouer dans la pièce La Mort de Danton de Büchner » dit Steve. La réponse qui lui a été faite ? Il n’y avait pas de noir à la période de la Révolution. Apparemment.

Paris, boulevard de la Chapelle. La rue. Pluie fine. Il ne fait pas froid, mais humide et très gris. Anne marche avec ses sacs de courses. Quelques tentes et matelas de fortune sont réapparus sous une arcade du métro aérien. Plusieurs personnes ont l’air de dormir.

Il ne fait vraiment pas beau dans ce pays. Ça fait peur. Elle rentre du supermarché et doit se dépêcher si elle ne veut pas être en retard à la sortie de l’école. Elle n’a rien vu hier, mais elle a lu dans le journal que la police était encore intervenue pour virer des migrants. Elle s’en veut de n’avoir pas été là. Comment peut-on habiter le quartier et ne pas être là quand ça se passe ?

Qu’aurait-elle fait de toute façon ? Que fera-t-elle la prochaine fois ? La situation se dégrade. Elle pense qu’il va falloir s’opposer d’une façon ou d’une autre. Pas seulement en signant des pétitions ou en apportant des boîtes de conserve à des gens qui sont laissés sans rien.

Elle voudrait avoir le courage de s’opposer. Mais peut-on se préparer à être courageuse ?

Antoine Perrot

intention 1

Le désespoir à supporter, c’est là où serait le courage ? La certitude du réel, voilà où serait le courage ? Nous refusons ce « bon » courage, l’autre nom de la contrainte au nom de faits bien gluants, parure de l’impuissance.

Petite salle envahie par une table, elle-même envahie de tracts, stylos, pots de colle, rouleaux de scotch, feutres épais et ordinateurs. Je ne dis pas que je le fais toujours pour de bonnes raisons — des fois c’est vrai ça me fait oublier le reste (et alors). Mais je le fais à chaque fois. Inscrire le lieu, en vert, de l’AG, son heure, en rouge, sur les grandes feuilles blanches, lancer le mail pour convoquer, rédiger le tract et y aller, à l’heure du déjeuner, à la sortie de la cantine, passer dans tous les bureaux, boire le café et puis parler, pas forcément de politique. Le plus souvent, il n’y a personne, pas beaucoup de monde, disons. Je ne dis pas que je sais toujours pourquoi je le fais. Bruno, après le café, m’a dit que c’était courageux, pas qu’il était d’accord, mais que c’était courageux, surtout qu’il n’y a jamais personne. Je ne sais pas si c’est courageux. L’autre jour, il y a eu du monde au départ de la manif. Ils voulaient tous porter la banderole. Je les ai laissés faire.

Fond noir, Phylé, banlieue d’Athènes, cuisine. Katerina sourit d’un grand sourire Un rouleau à la main, elle repousse d’un mouvement enfantin une mèche grise, en riant, aiguillonnée par ses amies, les mots fusent, toutes affairées dans la préparation d’un dîner de mariage.

« Nous sommes un groupe ! Comment on dit déjà ? Un mouvement. Nous faisons tout ce qu’il y a à faire, décharger les camions, trier et distribuer les vêtements, même la cuisine pour un mariage. Nous le faisons pour nous serrer les coudes », dit-elle.

Antoine Perrot

Intention 2

Nous pouvons. Vous n’aurez pas notre courage. Nous agissons maintenant, nous espérons, nous rêvons. Notre courage regarde ailleurs. C’est le courage de l’incertain, de l’action répétée, et tant pis si elle semble vaine — tracter, discuter, réfléchir, portàporter, défiler, parler dans le vide, recommencer, ne pas être nombreux, venir quand même, proposer quitte à trahir, ne pas trahir quitte à ne pas proposer — le courage de l’échappée belle, de ce qu’on ne sait pas encore. C’est le courage d’inventer. C’est le courage d’une folie qui fait résister. Notre courage aime la fiction et le droit de voir autrement.

Et c’est comme ça, de piqûre retardée en douches un peu rallongées, que Line a inventé les soins politiques.

Nuit. Accessoires : une bêche, deux ou trois râteaux, graines diverses. De cela, oui, j’aurais peur, peur à ne pas oser le faire. D’où me vient ce respect effrayé pour les plates-bandes de fleurs que je longe pour rentrer chez moi, je ne sais vraiment pas. Aller la nuit arracher tout ça, et à la place installer des petits potagers, proposer à ceux qui n’ont pas de jardin de venir faire pousser des légumes ou des fleurs (les leurs) si ça leur chante, ça me ferait vraiment battre le cœur.

Mais si on était plusieurs à le vouloir, si on allait ensemble arracher pour replanter, et arracher encore, à la barbe de la police municipale, aussi inutile et coûteuse que les géraniums municipaux, je crois que j’aurais le courage.

AFP, Washington, le 14 mars 2016. Un agent non identifié des services secrets américains est activement recherché pour haute trahison par la police américaine, après avoir divulgué des documents confidentiels révélant des pratiques illégales du gouvernement, a déclaré le chef du département de la sécurité intérieure des États-Unis.

« Il a trahi son pays et ses concitoyens américains », a annoncé Jeh Johnson, chef du département de la sécurité intérieure. Son identité est toujours inconnue.

Les documents classés secret défense ont été mis en ligne sur un site tenu par le groupe des Anonymous, mardi dans la soirée. Ils révèlent des écoutes et des surveillances illégales, réalisées notamment grâce aux drônes de l’armée américaine.

Dans un communiqué, l’agent des services secrets, déclare « quitter l’administration américaine pour mieux servir ses concitoyens. (...) Les outils de surveillance doivent être remis aux mains de tous et toutes. »

France entière et au-delà. Lieux et décors variés. Une fois, j’ai accompagné Line dans sa tournée d’infirmière. Puis, j’ai voulu essayer à mon tour. Dans mon boulot de prof, ça marchait pas mal : bien sûr que je vais te mettre une note, en rouge, — pour ça qu’on me paye, non ? — mais avant, on va causer — oui c’est comme ça. L’autre jour, tu disais quoi sur les femmes qui font des enfants, que c’est évident qu’elles réussissent moins ? On en parle ? Après je note... Pas la peine de s’énerver et d’ailleurs qui énerverait un prof sur le point de noter.

Chacun a des trucs qu’il sait faire et dont d’autres ont un besoin plus ou moins urgent. Suffit de marchander un peu, et les gens vous prennent au sérieux. Pas que vous ayez raison mais vous avez l’air d’y tenir, à vos idées, quand même, ça donne presque envie de parler. Peu à peu cela s’est su, et pas mal de gens s’y sont mis. Ça marchait plus ou moins bien. Très bien chez les dentistes engagés, en cas de rage de dent : pas de discussion politique, pas d’anesthésie. Pas mal du tout chez les informaticiens militants : il est cassé l’ordinateur avec toutes les photos, oui ça se répare, mais avant vous avez dit quoi sur les juifs qui sont partout dans la presse, si, je vous assure, vous l’avez dit. J’ai même entendu, plus tard, quand ça avait vraiment pris, un fruitier de mes amis refuser obstinément de vendre son kilo d’oranges, tant qu’on n’aurait pas discuté. C’est fou mais les gens revenaient, ne changeaient pas de boutique. Les salauds et autres frontistes ne nous ont pas vu venir. Quand ils ont compris, c’était un peu trop tard. Les gens n’avaient pas tous changé d’avis, mais certains s’étaient mis à voir les choses un peu autrement, et dans l’ensemble ils réfléchissaient avant de répéter ce qu’on leur avait dit, certains même réfléchissaient pas mal. Et j’en connais qui se firent porter pâles pour que Line vienne discuter-soigner avec eux... C’était un peu abuser de la sécurité sociale, mais ça valait le coup, non ?

Fond noir, Paris, cours Simon. Le fond de la scène est noir, le professeur de théâtre hurle « Monsieur ». Devant une actrice, petite, blanche et sautillante, Steve tente d’incarner le noir en colère. Un rôle pour lui, ont-ils l’air de penser. « Vous n’êtes pas là Monsieur ! », hurle le professeur en jouant pour l’exemple, avant de s’adresser à l’apprenti acteur : « Montrez-nous votre colère ». Steve a soudain l’air d’une grande baraque, seul, sur cette scène exiguë où les élèves du cours Simon le regardent, il restera pour eux de la « racaille ». Il incarne, malgré lui, à leurs yeux, cette présence menaçante venue de la cité des 3000.

Antoine Perrot

Un petit matin. Lumière d’hiver à l’aube. Devant un bâtiment administratif. Accessoires : une carte de séjour, un livret de famille. Bien sûr que je lui ai proposé qu’on se marie... Il était gay, algérien, et bientôt sans papier. J’étais lesbienne et française. Il voulait vivre en France, pour plein de bonnes raisons. Et moi je pouvais lui offrir ça. Ensuite, quand tout le monde m’a dit qu’elle ne l’aurait pas fait, je me suis dit que ça devait être courageux. Mais ce n’était pas courageux, parce que je n’avais pas peur. Et maintenant que nous avons rendez-vous aux RG, et qu’il me fait la leçon, m’explique comment on fait pour avoir l’air amoureux, je n’ai toujours pas peur, et plutôt envie de rire. Ce que je regrette, c’est que je ne pourrai pas recommencer avant longtemps — il ne faut pas non plus se faire repérer. Mais si tout le monde le faisait…

Tu veux voter contre un truc qui va passer de toute façon
et saboter ta réélection ?

Grande Synthe (Nord), barres longilignes construites dans les années 1960. « Ma famille habitait ces HLM, quand on a emménagé, tous les gamins qui sont venus nous aider étaient Maghrébins, se marre le maire Damien Carême. Grande-Synthe est vraiment une ville de l’immigration, c’est ce que je dis quand on me parle des migrants d’aujourd’hui. Il y avait une forte communauté polonaise, venue après la fermeture des mines, des Espagnols, des Portugais, des Italiens et plein de Maghrébins qu’on est allé chercher chez eux pour les besoins de l’industrie. »

Dans l’ombre, Phylé, banlieue d’Athènes. Depuis la crise, les chantiers ont tari. Sans retraite Katerina et son mari vivent de rien. Le grand corps de Katerina se découpe en clair. La discussion est en suspens. « Et ma fille est au chômage. N’en parlons plus ».

Katerina fait partie de la solidarité de Phylé, qui depuis 2012 s’organise péniblement pour rétablir des moyens de subsistance. Un pas de côté. Acheter les patates aux producteurs, mettre en place un centre médical avec ses médecins volontaires, distribuer de la nourriture. Sans État, s’organiser, mettre au pouvoir un parti qui devra desserrer l’étau, le voir échouer, et s’accrocher encore.

Grande Synthe (Nord), bâtiments flambant neufs, les jardins partagés au pied des immeubles, les panneaux solaires sur l’îlot des peintres, les canaux qui serpentent. « Quand on est maire, on se prend toute la difficulté des gens en travers de la figure. Moi, j’ai 24% de chômage. Je vais pas être démago et dire : « Je vais vous trouver du boulot, attirer les entreprises sur la ville. En revanche, je compte faire dégringoler les factures grâce à des logements mieux isolés, permettre aux habitants de cultiver des légumes, et leur dire « ça, ça vous rend du pouvoir d’achat ». L’écologie et le social, ça peut aller ensemble, et quand il le dit c’est évident, on comprend.

Dans l’ombre d’une salle de théâtre à Paris. « Souhaiterais-tu en dire plus à ton professeur ? » « Je ne me contrôle pas encore assez, répond Steve. Je crains de laisser exploser ma colère ! Je me sens illégitime. » La colère est rentrée. Il a entrepris seul, sans en rien dire à ses amis de la cité des 3000, la démarche d’enfin suivre une formation d’acteur à Paris, et il est entré au cours Simon. Là, il bataille encore contre l’effroyable puissance de cette « assignation à » jouer seulement certains rôles, comme le noir en colère, être encore et toujours assigner à ce passé, hypothétique, ce futur supposé, de racaille. Cette façon d’assigner à qu’on réserve à ceux d’ailleurs.

Dans la rue en France. Et puis, il y a les gens dans la rue contre la loi El Khomri. Pourquoi est-ce que cela devient tellement fort de voir un cortège de lycéens et de syndicalistes remonter le boulevard Voltaire ? Pourquoi est-ce que cela donne du courage ? Pourquoi on a envie d’y aller ?

Bâtiment officiel et imaginaire. Sous-sol : salle de sport. Accessoire : vélo d’appartement dernier cri doté d’un écran digital. Elle est députée à l’Assemblée nationale, élue dans un parti politique imaginaire qui appartient à la majorité gouvernementale, sans avoir de portefeuille au sein du gouvernement.

21h30. Mercredi soir. Elle fait du vélo d’appartement à la salle de sport depuis près de 40 minutes. Elle regarde fixement le chiffre de son rythme cardiaque sans le voir vraiment. Il oscille légèrement. 163. 165. 162. C’est trop haut. Son portable sur la tablette à côté a vibré 4 ou 5 fois jusqu’ici, mais elle l’a ignoré. C’est Élise, cette fois-ci (pouls à 164). Elle est essoufflée mais elle décroche. Elle ralentit la cadence. Elle tourne un peu autour du pot, mais très vite la question du vote du lendemain est posée.

— Je me prends la tête. Que te dire d’autre ? (pouls à 138)
— En gros, je risque de me mettre tout le monde à dos.

C’est la cinquième loi sur la sécurité nationale. Le crescendo se poursuit. Le Ministre de l’Intérieur a bien chargé.

— Avec la bombe dans le RER B, ils ne reculent devant rien. Le gouvernement est convaincu que les citoyens voient les formes de contrôle et de surveillance comme des mesures qui les protègent plus que comme des entorses à leurs libertés. Les gens ont peur, l’État doit paraître fort et omnipotent.

— Tu crois ça ?
— C’est ce que disent les sondages qu’ils ont commandés. Je n’en sais rien.
— Tu vas voter quoi ? De toute façon ça va passer.
— Si je vote contre, je fâche des soi-disant alliés du parti au gouvernement, qui nous en tiendront rigueur dès qu’ils en auront l’occasion. Or chez nous on aimerait bien croire qu’on aura un jour leur soutien sur certains sujets, voire des postes à un moment ou un autre. C’est pourquoi, en votant contre, je me mets aussi à dos une partie de mon parti qui ne me soutiendra pas quand il faudra décider des candidats pour les prochaines élections. Et si j’en crois les sondages, je décevrai aussi une grande partie de l’électorat. Pas forcément le mien, mais tous ces gens qu’on rêve de convaincre de nous rejoindre. Je vais alimenter l’idée qu’on est irresponsable.
— Tu veux voter contre un truc qui va passer de toute façon et saboter ta réélection ?

Sans s’en rendre compte, elle s’est remise à pédaler avec la ferveur du désespoir.

Grande Synthe (Nord), des tentes fichées dans la boue noire, fragiles remparts contre la bruine et le vent. Mais voilà qu’au tournant de l’été, ça se tend dans le quartier du Basroch. Mi-juillet, ils sont une cinquantaine sous les tentes, 800 en octobre, 2 300 en janvier. Soit plus de 10% de la population. « Avec mon équipe, on s’est mis autour de la table et on s’est dit : “On fait quoi ?” Moi je disais : “Faut pas démanteler. Les mecs vont revenir. C’est pas une solution politique et humaine. On fait quoi ?” » En 2012, avec d’autres, le maire avait lancé le réseau des élus hospitaliers, persuadé que l’accueil serait plus gérable s’il était partagé. « On n’a pas eu de candidats. »

En attendant, il faut bien gérer. « C’est un camp de Kurdes à 98%. On ne peut pas les renvoyer chez eux, c’est un pays où il y a la guerre. On fait un nouveau camp où ils vont pouvoir vivre dignement », arbitre-t-il.

Route départementale de l’Oise. Matin d’hiver. Voiture. Voix-off. Ce qui rend dingue, c’est de penser que Steve avec la cinéaste Alice Diop dans le film La mort de Danton, et Katerina avec la Solidarité de Phylé dans Alcyons-αλκυονίδες, trouvent des moyens, dans leur extrême fragilité, des ressources, individuelles d’abord, collectives ensuite, qui leur permettent d’aller à l’encontre de cette « assignation à ». La route défile de la cité des 3000 vers Grande Synthe en passant par Senlis et les bords de l’Oise. Francois Hollande, président depuis 2012, élu donc après la crise, par ceux qui contestent la politique « courageuse » néo-libérale de Sarkozy, lui n’a le courage de rien et surtout pas de faire un pas de côté, et de renoncer à « l’assignation à » — passe le joli village de Pont-Sainte Maxence, et cette Picardie agricole avec son industrie manufacturière en déroute — Car enfin, des hommes politiques ont vu qu’au lieu de la fermeture des frontières et de la politique de soi-disant séduction des grandes entreprises, au nom de la création d’emploi, à tout crin, à tout prix, et en particulier de la dignité des plus vulnérables, il y avait d’autres politiques possibles, il y en a. Hénin-Beaumont, Roubaix, la Rue Saint Jean de Steenvorde qui pourrait être n’importe où dans le Nottinghamshire industriel, et puis Dunkerque.

Antoine Perrot

intention 3

Notre courage c’est une histoire, des histoires à fabriquer ensemble et autrement, des histoires de révolution. Comme un scénario, du théâtre, des fragments de rêve, des aventures de chacun et tous, le courage de la révolution appelle à des histoires de révolution.

Quelque part à 200 km au sud de Paris. Autoroute. Voie ferrée. Accessoires : téléphones mobiles. 19h15 : le bus, très sécurisé, le plus sûr des moyens de transport (à part le train et l’avion bien sûr, mais comparons ce qui est comparable), à 15 euros le trajet, qui ne met que 15h à rallier Marseille depuis la porte d’Italie (départ 6h05, interdiction d’emporter de la nourriture à bord), est tombé en panne vers 9h10, non loin des rails où passe le TGV 1604 qui, pour la modique somme de 150 euros, relie la gare de Lyon à Marseille en 2h58 minutes. A 9h15 le moteur fumait. A 9h20, 10 mn après l’arrêt complet du moteur, un coup de fil fut passé et un téléphone portable sonna dans le TGV 1604. A 9h30, l’ensemble des passagers du bus très sécurisé s’était installé, sandwich compris, dans le TGV 1604, arrêté sur la voie, peu après qu’un signal d’alarme ait été opportunément actionné. Tout le monde arriva à Marseille en deux heures. Tout le monde téléphona. Les TGV ont été pris d’assaut à Paris et à Marseille. Le lendemain tout le monde voyageait gratuitement. Ainsi que le jour suivant.

Ce qu’on n’avait jamais vu, c’est une ministre, et tout son cabinet, d’ailleurs, qui s’installe dans une ZAD.

France. Entre Paris et Notre-Dame-des-Landes. Des ministres qui démissionnent, ensemble, par groupes d’affinité politique, après délibération, et avec communiqué de presse, ça c’est déjà vu, bien sûr. Un ministre qui démissionne, par stratégie ou même par principe, avec photo et interview, on connaît par cœur. Ce qu’on n’avait jamais vu, c’est une ministre, et tout son cabinet, d’ailleurs, qui vient s’installer dans une ZAD, pour faire autrement ont-ils dit, mais sans démissionner, pourtant. Le cabinet du premier ministre n’a pas souhaité communiquer.

Partout dans le monde, nulle part, partout. Parce que le lundi matin, le chauffage dans les salles de cours ne fonctionnait jamais, que ce jour-là à l’hôpital il y a eu trois morts — arrivés trop tard pour se soigner, transports trop chers et l’ambulance n’y pensez pas, que des morts de faim, il y en avait eu un lot, mais aussi de cancers diagnostiqués trop tard à cause de drôle de trucs dans l’air — les filtres à moteur et les normes anti-pollution, c’est pas du tout rentable, et parce que des morts aussi dans la mer Méditerranée, il y en avait eu ce jour-là et chaque jour depuis si longtemps, et des flics qui la même semaine avaient fait beaucoup de ball-trap sur des délits de sale gueule, et que les TER étaient bondés mais vraiment, à ne plus pouvoir travailler, les trains de banlieue aussi, et qu’on ne pouvait pas rentrer chez soi, ni en partir non plus d’ailleurs, ce jour-là, tout le monde n’a pas rien fait, est resté au lit, puis tout le monde est sorti, s’est assis dehors dans la rue — on a discuté, lu, chanté, mangé aussi, et fait des feux. C’était à Washington, à Delhi, Bamako, Rekjavik, Tokyo, Bordeaux, Madrid, Sidney. Le soir c’était fini, mais n’empêche : ça avait été la première grève générale mondiale.

Paris. Devant un bâtiment administratif. Quand ils ont crié « fonctionnaires solidaires », la chef a hurlé (c’est la stratégie de hurler, c’est censé les affoler, leur faire perdre courage) : « On n’est pas fonctionnaire, on est militaire ». Quand ils ont crié, « militaires en string léopard avec nous » (peut-être à cause des tenues de camouflage qu’ils ont dit ça), je sais pas pourquoi, mais ça m’a fait rire. C’est comme ça que j’ai démissionné de la gendarmerie. Et comme les copains rigolaient aussi.... Je me demande s’ils vont pas faire pareil.

Dans un pays imaginaire (ou pas). AFP, Paris, le 20 mars 2016. Suite à la démission massive et inexpliquée des brigades de gendarmerie de trois provinces et de la capitale, les occupations des réseaux de transports se sont généralisées, ont indiqué ce soir différentes sources administratives.

Le cabinet du premier ministre a immédiatement saisi le ministère de l’Intérieur. Réponse a été faite tardivement par le commandement en chef des forces spéciales, les communications informatiques et téléphoniques des postes gouvernementaux étant ralenties par un virus depuis identifié sous le nom de slow-anonymous.

Le rapport finalement apporté par un garde républicain à cheval fait état d’un nombre croissant de phénomènes d’occupation des principaux axes de circulation du pays, par des manifestants arrivés là en bus, et profitant de la température clémente pour se livrer à ce qu’ils ont apparemment nommé un pique-nique citoyen.

Ce matin, il a été impossible d’empêcher l’occupation des voies du TGV 1604 reliant Paris-Marseille. À la mi-journée, quelques unités seulement seraient parvenues à proximité des voies occupées. Ces difficultés de circulation n’ont toutefois pas empêché le blocage et l’occupation des principaux lycées, universités, hôpitaux, grands magasins, et services publics du pays, la majorité des personnels ayant, semble-t-il, prévu dès la veille, de dormir sur leurs lieux de travail.

Peu après, le collectif des gendarmes en colère annonce officiellement avoir choisi son camp : la mort de Rémi Fraisse, on ne leur referait pas faire ça. Devant chaque caserne de gendarmerie et dans les théâtres occupés, lecture continue est faite par les Intermittents solidaires des noms des suicidés de France Télécom.

Malgré la décision présidentielle de décréter le nécessaire surétat d’urgence exigé par la situation, une réunion de crise avec les principaux ministères concernés n’a pas pu être tenue, en l’absence des ministres et de l’ensemble de leur cabinet — on signale leur présence quelque part près de la Vendée. Les forces spéciales de la Présidence et la Brigade montée de la Garde républicaine seraient toutefois suffisamment équipées pour permettre un rapide retour à l’ordre, déclare-t-on de source présidentielle.

En début d’après-midi, les États-Unis d’Amérique ont fait part de leur entière solidarité avec notre pays et ont annoncé l’envoi massif de renforts. On s’interroge toutefois sur la possibilité réelle de ces renforts de pénétrer sur le territoire national, les postes frontières étant apparemment contrôlés par des fêtes géantes dites de « bienvenue aux autres », et le collectif citoyen des contrôleurs aériens refusant par ailleurs l’atterrissage à tout avion ne transportant pas de réfugiés climatiques, économiques, ou politiques.

URGENT — En ce début de soirée, des bombardements se seraient faits entendre dans certaines régions du pays. Les hôpitaux autogérés ne signalent toutefois pour l’instant que quelques cas d’intoxications alimentaires.

URGENT — L’AFP ne sera plus en mesure de vous permettre de suivre l’évolution de la situation en direct, une Assemblée générale pour la refonte citoyenne des médias ayant été appelée et l’ensemble de notre agence ayant voté le principe d’une participation.

Elle aimait Walter Benjamin et Karl Marx, mais elle trouvait ça triste, elle aurait aimé n’être portée que par la joie. Les passions tristes emportent trop de choses sur leur passage et elle aimait aussi la joie, et Baruch Spinoza…

Le même pays. Le lendemain des élections, le pays avait prévenu dans une immense pétition : si le candidat n’appelait pas à une constituante, le pays se lèverait et bloquerait les flux jusqu’à obtention de cette convocation. 6 millions de signatures, 10% du pays. Le monde regardait ce qui allait se passer dans ce pays, l’un des cinq plus riches du monde, mais qui avait profité de la vague de terrorisme pour brader ses libertés au nom de la sécurité, maltraiter ses réfugiés, asservir dans un contrat de travail inique les descendants de l’histoire du mouvement ouvrier ; 1936, 1945, 1968, c’est comme si cela n’avait pas existé. Ils avaient fini par criminaliser toute opposition intempestive, la plus pacifique soit-elle : gardés à vue, assignés à résidence, notes blanches avaient fait revenir les souffrances de l’arbitraire vécu comme une blessure faite au corps politique tout entier et donc en chacun. Mais loin de paralyser les énergies, le souvenir de l’injustice nourrit la détermination. Demeure la suprême hésitation qui glace les hommes au moment même où ils franchissent le pas décisif. Face à cette masse, que le pouvoir fasse le choix de Ben Ali et de Moubarak, pas celui de Bachar el Assad, qu’il décampe. On était en Europe quand même. Ce ne serait pas un septembre chilien...

La mémoire de ceux qui avaient été réprimés et écrasés au nom de la loi renseignement et de l’État d’urgence, ceux qui avaient été niés dans les camps de réfugiés, ceux qui avaient perdu leur emploi dans des licenciements abusifs devenus légaux, ceux qui avaient été criminalisés, et même ceux qui étaient morts de balles perdues par soi-disant excès de prudence des policiers armés et autorisés à tuer étaient là, dressés face au passé.

Anne pensait à son ami d’enfance, Walter Benjamin qui aimait lire Marx et le faire lire. « La classe combattante est la classe opprimée (...) dernière classe asservie, c’est une classe vengeresse, qui au nom de générations de vaincus mène à son terme l’œuvre de libération. » Bien sûr elle aimait Walter et Karl, mais elle trouvait ça triste, elle aurait aimé n’être portée que par la joie. Les passions tristes emportent trop de choses sur leur passage et elle aimait aussi la joie, et Baruch Spinoza...

Mais il fallait bien qu’elle le reconnaisse, cette part vengeresse leur donnait aussi à tous la possibilité de dépasser leur peur. Comment ne pas avoir peur, quand on aime la vie libre et que l’on sait d’expérience que le slogan « insurrection non violente et radicale » n’est pas seulement un signe de ralliement, mais un risque à courir, tant la répression avait déjà laissé des traces et des deuils profonds ?

Allaient-ils oser tirer, avec quoi, des flash-ball, des tasers ? Des balles réelles...

Le pire n’est jamais sûr...

Ils étaient quand même dans ce matin frais plein d’espérance.

À l’heure actuelle alors que le son de nombreuses fêtes citoyennes parvient jusqu’aux fenêtres de la maison de la Radio, on peut seulement dire que la nuit qui vient sera décisive…