Vacarme 75 / Courage

pas de courage

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Faut-il renoncer au courage, cette vertu secondaire dont beaucoup font usage à tort et à travers, quitte à mieux soumettre ou se soumettre ? On a presque envie de s’abandonner à la lâcheté face à ces injonctions au bon courage. Presque. Là débute la démonstration, presque optimiste, de ce qu’est le courage véritable : ni viril, ni paranoïaque, mais centré sur une affirmation simple de soi.

« (Ma morale)
— Le courage de la discrétion.
— Il est courageux de n’être pas courageux. »

R. Barthes, Journal de Deuil

L’un des principaux problèmes des sociétés corrompues comme la nôtre est qu’elles obligent à vivre dans un monde sens dessus dessous au sein duquel les mots et les vertus semblent perdre toute signification. C’est tout particulièrement vrai du courage. Les plus soumis d’aujourd’hui vivent leur allégeance aux puissances du jour (aux caïds, aux patrons, aux marchés, aux vagues de racisme sans masque, aux sondages, et plus anonymement à tous les petits chefs dont on attend une promotion ou même seulement un regard de reconnaissance) comme une forme de courage inédit. Ce n’est pas du cynisme ou de l’idéologie ordinaire, c’est-à-dire du mensonge, c’est du courage ou au moins c’est vécu comme du courage. Le jihadiste qui va tuer cinq pauvres juifs faisant leurs courses se sent profondément courageux et en un sens il l’est, c’est indéniable, puisqu’il le fait au péril de sa vie et qu’en général il n’en réchappe pas, au moins en France. Le ministre prétendu de gauche qui dit que les patrons ont une vie plus difficile que leurs salariés se sent tout aussi courageux, et c’est tout aussi indéniable : il en faut du courage pour jeter tout son surmoi avec l’eau du bain, défendre le fort contre le faible, et se préparer d’avance à affronter les huées de son propre camp. Et d’un autre point de vue, l’homme du commun qui s’accroche à son travail aliéné, ravalé, humilié, avalant toutes les couleuvres, ne maugréant jamais et supportant son joug dans le silence de la soumission abrutie, se sent lui aussi courageux, et lui aussi est indéniablement courageux : il en faut du cœur à l’ouvrage pour tenir bon face à un travail qui n’offre ni sens, ni plaisir, ni espoir de changement. Bref, il y a du courage partout, chez les bons comme les méchants, chez les vils comme chez les nobles, chez les fous comme chez les sages.

Pire encore, si on en reste à une telle acception purement subjective et affective (« Même pas peur », « Tenons bon »), tout appel au courage apparaît comme une injonction contradictoire, confuse et toxique. Contradictoire, car on n’appelle généralement au courage que ceux qui sont susceptibles d’en manquer : dire « courage » à quelqu’un c’est autant le traiter de courageux potentiel que de lâche réel. Confus, car dans tous les appels au courage on ne sait jamais précisément distinguer ce qui relève d’une pensée orientée vers soi (« je ne cèderai pas là-dessus ») et ce qui relève d’une pensée orientée vers l’autre par le désir d’en découdre ; ce qu’attestent les faits sans relâche : ce n’est pas parce qu’on aime a priori l’idée de se battre qu’on sera effectivement courageux, tout comme ce n’est pas parce qu’on déteste une telle idée qu’on sera nécessairement lâche. Toxique enfin, car il n’y a bien souvent rien de plus décourageant que de s’entendre dire « courage ! » quand on en manque cruellement, tout comme on sent bien que si l’on ne peut plus compter que sur ses propres forces, on est définitivement foutu. Le courage, c’est comme le désir et l’amour : ça ne s’enjoint pas et ça ne se commande pas.

Face à une telle bouillie morale, politique et logique, on se sent naturellement sans courage, on aimerait même par moments ne plus jamais entendre le mot courage, on aurait presque envie de s’abandonner soi aussi et pour de bon à toutes les lâchetés et à tous les renoncements : on ne se battra plus, on ne s’exposera plus, on ne travaillera plus.

Évidemment, tout le problème repose dans ce « presque ». Parce qu’il n’y a jamais eu aucune issue, morale comme politique, dans la lâcheté et le renoncement. Sans courage, on n’est jamais rien, ni politiquement, ni moralement, ni artistiquement, ni ordinairement. Mais avoir « presque » envie de devenir lâche, donc se dire qu’on n’a pas de courage sans trop savoir si c’est un vice ou une vertu, surtout aujourd’hui, dit aussi qu’on n’est pas dupe du courage, qu’on sait d’une part que ce n’est qu’une vertu secondaire, inapte à définir par elle-même ce qui est bon, et d’autre part qu’il y a souvent pire que l’absence de courage : l’ivresse d’un courage imaginaire ou inintelligent et mal employé. Autrement dit, accepter de n’être presque pas courageux, c’est peut-être saisir au mieux l’essence vraie du courage : non pas une vertu inaugurale et discriminante, mais une vertu supplémentaire et par surcroît. Le vrai courage ne l’est que par surcroît et celles et ceux qui en sont le mieux pourvus sont généralement celles et ceux qui en parlent le moins et qui s’en revendiquent le moins. C’est assez facile à démontrer mais la difficulté vient après : comment s’exercer à être courageux malgré tout dans un monde où le courage semble préempté par tous les salauds de l’histoire ?

Au sens le plus commun et le plus simple, être courageux c’est être capable de se battre, c’est-à-dire ne craindre ni l’ennemi, ni la souffrance, ni la défaite, ni la mort. Dans le Lachès, c’est ainsi que Socrate donne une première définition du courage en s’appuyant, une fois n’est pas coutume, sur la voix des « plus nombreux » (toïs polloïs) : « combattre son ennemi tout en gardant son poste ». Plus généralement, les anciens Grecs parlaient d’andreia, dérivé d’andros le mâle, les premiers romains disaient virtu, dérivé de vir le mâle — on pourrait dire aujourd’hui dans la même veine « avoir des couilles ». Évidemment, en première analyse, la seule saine réaction est de se dire qu’on n’a pas de courage. D’emblée et jusqu’au bout du côté des femmes et de la paix, plutôt que du côté de la virilité et de la guerre. Mais tout aussi évidemment une telle réaction ne tient pas la route trois minutes en seconde analyse. D’abord parce qu’on trouve un nombre au moins aussi considérable de femmes et de mères-courage que d’hommes prétendument courageux, et ce pour le meilleur (Olympe de Gouges, Louise Michel, Rosa Parks, Angela Davis...) comme pour le pire (Golda Meir, Indira Gandhi, Margaret Thatcher...). La virilité courageuse n’est ni le propre des hommes, ni en soi aimable ou détestable. Ensuite et plus profondément, parce que cette première réaction accrédite au fond l’idée que tout vrai courage est d’abord courage physique et que le courage moral, c’est-à-dire le courage de défier la force par autre chose que la force, n’en est que la métaphore ou la dérivée. Or rien n’est moins sûr dans les faits : il existe tant de forces de la nature qui passent leurs journées à faire les matamores et fuient au premier danger véritable tandis que les plus faibles d’entre les plus faibles peuvent s’avérer très redoutables et braver toutes les peurs quand il le faut — « un éléphant que hait une souris est en danger » disait Hugo. Autrement dit, il est bien possible que le transport de sens originel s’opère en vérité dans l’autre sens : le courage physique ne serait que la métaphore ou le dérivé d’un courage moral, ou plus exactement intellectuel, premier. C’est pourquoi une autre définition du courage est donnée ultérieurement dans le Lachès  : une sorte de fermeté d’âme accompagnée d’une certaine science du bien à poursuivre et du mal à combattre ; et pourquoi Aristote situera le courage parmi les vertus dianoétiques, c’est-à-dire les formes d’excellence relevant non du corps ou du cœur mais de l’intellect. De ce point de vue, il n’y a plus à se décourager de n’avoir pas de courage ou de n’être pas courageux, parce que le courage est bien moins affaire de nature ou d’être que d’apprentissage et d’exercice. Nul ne naît lâche ou courageux, on le devient ou on le redevient. « C’est à force de pratiquer la tempérance, la justice et le courage que nous devenons tempérant, juste, courageux » dit Aristote. Ce qui est plutôt encourageant : si l’appel au courage est un appel à un peu plus de travail et de réflexion plutôt qu’un appel à bomber le torse et à montrer ses muscles, donc un appel qui exclut d’avance les brutes et les abrutis, on peut plus aisément l’entendre.

Reste à savoir à quoi réfléchir et sur quoi s’exercer quand tout semble confus de tout côté. Que veut dire « combattre » ou « s’affronter » quand il semble y avoir des ennemis partout ? Que veut dire « tenir son poste et ne pas fuir » quand la multiplicité des luttes fait que chaque engagement dans l’une d’elles peut immédiatement s’apparenter à un abandon de poste dans une autre ? Que veut dire « fermeté d’âme » dans un monde qui semble divisé entre des sociétés fluides exigeant pour survivre adaptation, flexibilité, souplesse, âmes élastiques, et des sociétés guerrières et religieuses qui exigent des âmes rigides et pétrifiées autour de haines inexpiables ? Et que veut dire « accompagnée d’une connaissance du bien à poursuivre et du mal à combattre » quand nos ennemis (néo-libéraux, néo-fascistes, néo-fanatiques) sont gorgés de suffisance et de certitude comme s’ils avaient avalé le souverain Bien de toute éternité, suffisance d’autant plus difficile à déconstruire qu’ils se nourrissent souvent dans chaque camp des arguments par lesquels nous-mêmes prétendons lutter contre les autres, et certitude d’autant plus difficile à ébranler qu’il faudrait pouvoir y introduire un peu de doute alors que le doute est peu compatible avec le courage comme sus-remarqué par Platon et Aristote ? Certes, « ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou » comme disait Nietzsche, mais il n’y a pas non plus de courage sans une certaine espèce de certitude, en tout cas de forte conviction, due au savoir, à la croyance ou à la foi — quoique d’un point de vue sceptique ces trois sortes de connaissance soient de même nature. Bref, il semble difficile de penser le courage comme les Anciens, c’est-à-dire de manière an-historique — à l’époque d’un capitalisme insituable (puisque mondialisé), multi-polaire, protéiforme, « liquide » et nourrissant en son cœur comme à ses marges les pires intégrismes, le courage est nécessairement une vertu à la baisse.

L’essence vraie du courage : non pas une vertu inaugurale et discriminante, mais une vertu supplémentaire et par surcroît.

Il n’empêche, la seule façon de s’en sortir oblige malgré tout à prendre au sérieux ce que nous disaient les Anciens : le vrai courage n’est pas à chercher du côté du corps, des muscles ou des attributs virils mais du côté de la parole et de la pensée, c’est-à-dire du côté d’une part de la parrhesia, le parler vrai ou le « courage de la vérité », d’autre part de la fortitudo animi, la fortitude ou force d’âme. On a beaucoup écrit en histoire de la philosophie sur la fortitude comme « première des choses de l’esprit » pour reprendre les mots de Spinoza, et on a plus encore écrit, après Foucault, autour de la parrhesia comme affirmation au risque de sa vie d’une vérité déliée de tout régime de vérité encadré par un pouvoir et donc comme puissance de résistance et d’échappement à tous les pouvoirs (Foucault nous dit ceci : « étymologiquement, parrhèsiazestai signifie « tout dire », de pan (tout) et rhema (ce qui est dit). (...) le parrhèsiaste est quelqu’un qui dit tout ce qu’il a à l’esprit : il ne craint rien, mais il ouvre complètement le cœur et l’esprit aux autres à travers son discours »). Mais cette avalanche de gloses risque parfois de masquer le trait essentiel et lapidaire de ces deux concepts : si le courage originel est à chercher davantage dans la ténacité de la pensée que dans la force physique (aussi parce qu’on ne sait jamais d’avance ce que peut un corps : héroïsme inouï ou lâcheté), ce n’est pourtant qu’en revenant à ses formes les plus simples. La fortitudo animi, au moins à suivre Spinoza, ce n’est rien d’autre que l’animositas et la generositas, la fermeté d’âme ou la ténacité et la générosité, rien d’autre. Et la parrhesia, au moins celle de Diogène à suivre Foucault, c’est seulement la réduction de toutes les subtilités de la philosophie à un « credo minimum », c’est-à-dire à quelques principes clairs et simples sur lesquels on ne lâchera pas. Autrement dit, le vrai courage a beau relever de l’esprit, il n’en constitue pas moins sa part la plus simple et la moins subtile — c’est à certains égards la part de bêtise nécessaire à son fonctionnement : ce sur quoi l’esprit refuse de s’interroger pour pouvoir interroger tout le reste. Autrement dit encore, avoir vraiment du courage ce n’est pas primordialement ressentir de l’énergie, des forces pour surmonter ses peurs, ou une insensibilité soudaine à la souffrance et à la mort, ce n’est pas une affaire de sensation ou d’absence de sensation, de sentiment de la vie ou de sentiment de la mort, c’est avoir seulement quelques idées simples et refuser pour ces idées de leur appliquer les règles ordinaires de l’esprit de finesse et de complexité. C’est l’esprit dérogeant à l’esprit au moins au triple sens du terme : refuser de calculer (« penser c’est calculer » disait Hobbes), refuser de croire à ses propres croyances (« penser c’est croire » disait Hume) et refuser de classer (« penser c’est classer » disait Lévi-Strauss). C’est l’esprit ou la pensée réduit à sa forme minimale : non seulement avoir des idées mais n’être que ces idées. Ou si l’on préfère c’est l’esprit, dans certaines situations exceptionnelles, reconnaissant que son sol et sa raison d’être sont en-dehors de lui-même : dans l’affirmation butée d’être ceci plutôt que cela.

Si on applique alors une définition aussi étonnamment simple du courage à la situation actuelle, on sera peut-être surpris par sa fécondité. Elle nous enjoint en effet à ne pas nous complaire à répéter à l’envi le troisième psaume (« Ô éternel, comme mes ennemis sont nombreux ») en rappelant analytiquement les seuls ennemis qu’il faut combattre : une certaine conception du libéralisme qui prétend réduire toute pensée à un calcul coût/avantage qui exclut d’avance tout courage en tant qu’affirmation de l’idée au-delà de toute question d’intérêt ; les intégrismes religieux en tant que réduction du phénomène originellement toujours ambivalent de la croyance (croire c’est douter) à une certitude qui exclut tout autant tout courage puisqu’il n’y a plus rien à surmonter ni à risquer : tout est acquis d’avance ; et les fascismes de tout poil en tant qu’éloges de la force brute puisqu’encore une fois le courage ne relève pas d’une telle force. Nous avons aujourd’hui plusieurs ennemis, mais nous n’avons pas d’ennemis partout. C’est cela aussi le premier courage, ne pas céder à la paranoïa et à la misanthropie inhérentes à toute situation de pluralité des fronts. Et du même coup refuser les ennemis imaginaires qu’on nous propose : le libéral, le croyant, l’électeur du Front national. Du point de vue du courage, qui est une idée, ses ennemis concrets à combattre ne peuvent être que des idées, pas des personnes (sauf, évidemment, Manuel Valls et François Hollande).

Avoir vraiment du courage, c’est avoir seulement quelques idées simples et n’être que ces idées. Affirmer de façon butée d’être ceci plutôt que cela.

Elle nous rappelle plus encore au moins les deux positions qu’il est essentiel de ne pas céder face à eux. D’abord, non, tout n’est pas trop complexe, il y a des évidences simples, partageables et non-négociables : le refus de la mise à mort de pauvres gens (sans doute pas innocents — qui l’est ? — mais pauvres) n’est pas négociable, que ce soit en les égorgeant, en les bombardant à coups de drones, ou en les mettant au chômage, et il n’y a donc aucune lâcheté à refuser de prendre parti dans le faux conflit qu’on nous propose entre méchants Orientaux et bons Occidentaux ou entre fous de Dieu et fous de l’argent ; le refus de toute déchéance de la nationalité non plus n’est pas négociable parce que là aussi c’est une idée simple, aussi simple que la pauvreté : on ne peut pas externaliser les appartenances, ce serait rompre le pacte social ; l’exigence d’accueillir les réfugiés qui n’ont plus rien est tout autant non-négociable sans quoi la notion même d’hospitalité perd tout sens ; etc. On pourrait allonger la liste encore longtemps, ou on pourrait la raccourcir à un seul point, l’essentiel serait toujours de refuser au moins sur certaines idées, au moins sur une idée, le « c’est plus compliqué », parce que la formule « c’est plus compliqué » étendue à toute chose est le schibboleth de toute lâcheté, et par voie de conséquence de toute tyrannie, au sens du « ne pensez plus, on s’en charge ». En second lieu, si le courage est affaire de pensée et d’exercice mais non de force, donc de devenir et non d’être, il faut tenir bon contre toute assignation à renoncer au nom de son être : parce qu’on serait trop nul, trop faible, trop perdu, trop impuissant. C’est justement aux lieux mêmes où l’on se croit totalement perdu qu’il faudrait pouvoir se penser courageux. Parce que, comme on vient de le voir, on n’est jamais « totalement » perdu : il y a toujours une idée qui demeure claire, intangible, non-négociable. Et le vrai courage n’exige rien d’autre. Sûrement pas de devenir le meilleur, un héros, un surhomme, un autre ; simplement d’incarner l’idée qu’on a toujours eue, fût-elle la plus naïve du monde (du genre « se soumettre, acquiescer à l’ordre inique des choses, c’est moche »). Autrement dit, il n’y a même pas besoin d’illusion, de se rêver plus beau et plus fort qu’on est, pour se retrouver subitement courageux. C’est peut-être même au contraire du fond de son absence apparente de courage, du fond du constat lucide et navré de sa propre impotence, que l’on peut retrouver un peu de courage. Non pas donc « deviens ce que tu es », impératif bien trop présomptueux et mensonger pour qui se connaît malheureusement trop bien, mais « deviens l’idée qui perdure au fond de toi, négligée, oubliée et pourtant intouchée, insubmersible, par-devers tous tes naufrages ». Par exemple la justice, ou l’hospitalité, ou la haine de la mort, c’est-à-dire une autre vertu dianoétique dont le courage ne serait que l’actualisation concrète. D’où le caractère à la fois toujours second ou supplémentaire du courage et pourtant nécessaire. Ce que nous prétendions initialement démontrer. CQFD.

CQFD vraiment ? Pas tout à fait, parce qu’on a encore péché par optimisme en posant qu’il y a toujours une idée qui surnage dans tous les désastres intimes et extimes. Parfois, souvent même, parce que c’est peut-être là la condition ordinaire des hommes ordinaires, il n’y a même pas une idée ou opinion solide que l’on puisse encore incarner : non seulement on n’a plus d’intérêt pour rien, plus de croyance en rien, mais plus même d’idée sur rien. Et pourtant, le rien, l’absence radicale d’idées tenaces, n’est toujours pas une objection contre le courage. Car c’est peut-être justement dans ce creuset du rien que se fomentent les courages les plus inattendus. C’est peut-être quand on a tout perdu (c’est-à-dire toute idée, sans quoi on a encore l’idée de ce qu’on a perdu) que l’on peut devenir l’être le plus courageux du monde. Le fond de son néant est peut-être encore gros de ressources insoupçonnées, tout comme les plus glorieux héros de toutes les révolutions sont peut-être ceux qui n’y ont jamais cru. C’est en tout cas une possibilité. L’admettre n’invaliderait pas en tout cas notre thèse mais lui apporterait une nuance comique. Au fond, pour devenir ou redevenir courageux quand on ne se sent plus aucun courage, il s’agirait de chercher à tout prix et avec la plus haute lucidité à saisir en soi et à tenter d’incarner les idées, ou même seulement l’idée sur laquelle on ne peut pas céder ; mais si par malheur on ne découvrait aucune idée, eh bien ce pourrait être une vraie aubaine, l’ouverture en tout cas pour devenir au moins un instant du pur courage, c’est-à-dire l’éclat du néant se reflétant lui-même. L’idée est assez belle et peut s’exprimer en termes bien plus simples : si malgré toutes les apologies publiques et factices du courage des héros on continue à choyer cette étrange et secondaire vertu, c’est peut-être parce qu’en sa vérité la plus profonde, c’est uniquement une vertu de gens de peu et même de gens de rien. Pour tous les autres, il ne s’agit que de maquiller en courage la poursuite éperdue de leur intérêt ou de leur folie.