Vacarme 75 / Courage

teinté d’indignation et d’utopie, le Conseil d’urgence citoyenne porte en lui le contre et le devenir table ronde avec Éric Alt, Adèle Côte, Jérome Karsenti, Reda Lamzabi, Laeticia Ponsat & Séverine Tessier

Laeticia Ponsat Le Conseil d’urgence citoyenne (CUC) est une veille contre les dérives de l’état d’urgence, un outil pour exprimer librement sa parole, partager ses craintes, un appel à la vigilance, à la mise en garde, une base commune pour permettre l’action, l’éveil individuel, la prise de conscience de sa propre responsabilité.

Le CUC est né contre : contre l’état d’urgence, sa constitutionnalisation et l’ensemble des dérives liberticides menées par le gouvernement ou plus généralement par un modèle sociétal arrivé à son terme, mais il est probablement avant tout le laboratoire d’un devenir, un devenir politique, le reflet de la part politique qui existe en chacun de nous.

le peuple spectateur

Séverine Tessier Depuis les attentats du mois de novembre 2015, le peuple est devenu spectateur de la mise en scène d’une dérive autoritaire des pouvoirs publics via l’état d’urgence. Cette décision a ému beaucoup de militants, chercheurs, intellectuels, juristes, élus, etc., sur le principe et dans sa forme brutale. Enfin, l’annonce d’une révision constitutionnelle pour graver dans le marbre ce moment singulier dans un contexte de luttes sociales a signé la fin du doute quant aux intentions du gouvernement, transformant le mouvement de résistance en campagne citoyenne pour l’autodétermination.

Éric Alt Cette réflexion sur la dépossession de la souveraineté citoyenne prend une acuité particulière lors des premiers dévoiements de l’état d’urgence. Nous sommes, comme les autres, sidérés par l’ampleur des attentats du 13 novembre. Nous ne sommes alors pas tous hostiles à ce droit exorbitant, présenté comme provisoire et nécessaire pour être efficace. Les doutes apparaissent quand des écologistes, auxquels aucun projet terroriste n’est imputé, sont assignés à résidence. Ils se renforcent quand 317 manifestants sont arrêtés sur la place de la République, en répression de leur participation à une manifestation pacifique mais interdite. L’incompréhension s’installe quand le pouvoir instrumentalise les attentats pour modifier la Constitution.

Le préambule de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 nous revient alors à l’esprit : l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements. À Anticor, l’association contre la corruption dont certains d’entre nous font partie, nous aimons invoquer les forces imaginantes du droit pour modifier les rapports de force. Mais avec l’état d’urgence, la loi permet que la force prime le droit. L’association n’est pas directement concernée. Mais elle se dit qu’elle pourrait l’être à terme, car le pouvoir n’aime pas ceux qui peuvent le gêner. Les plus pessimistes se rappellent les paroles du pasteur Niemöller : « Quand ils sont venus chercher les socialistes, je n’ai rien dit, parce que je n’étais pas socialiste. Alors ils sont venus chercher les syndicalistes, et je n’ai rien dit, parce que je n’étais pas syndicaliste. Puis ils sont venus chercher les Juifs, et je n’ai rien dit, parce que je n’étais pas Juif. Enfin ils sont venus me chercher, et il ne restait plus personne pour me défendre... »

ST Des abus largement relayés dans les médias pour ce qu’ils ont d’accablant révèlent en fait un choix politique dont j’ai pris la mesure dans la chronologie des évènements au regard de l’histoire des changements de régime opérés dans divers pays auparavant et même dans l’histoire de France au temps de la guerre d’Algérie. Ces changements ont tous scellé une pensée autoritaire du pouvoir politique à partir d’un état d’exception né d’un choc comme une guerre ou une crise qui s’est traduite par des réformes constitutionnelles pour les légitimer. Les violations et privations de droits et libertés qui découlent de l’état d’exception font craindre que les moyens mis en œuvre ne soient pas seulement dangereux pour nos droits. Ostentatoires, généralisées et disproportionnées, les mesures entretiennent un climat de peur. Pourtant, leur efficacité est douteuse tant le truchement des guerres et des injustices commises au motif de le combattre génèrent des dégâts civils et prennent une tournure impérialiste aux relents néocoloniaux.

Jérome Karsenti La loi sur le renseignement de juillet 2015, l’état d’urgence qui a suivi les attentats du 13 novembre, ont permis au pouvoir Hollandais de dévoiler sans aucun fard sa véritable face, celle d’un état d’urgence destiné à devenir permanent, transférant le pouvoir judiciaire au pouvoir administratif. L’exécutif, grâce à un pouvoir de police exorbitant, confisquait à l’assemblée son pouvoir de contrôle. Nous changions de régime. Nous changeons de régime. Régime autoritaire, post-démocratique, ou tyrannie, peu importe le nom choisi, mais notre urgence fut de dénoncer et de nous regrouper pour porter un renouveau démocratique initié par les citoyens. Le Conseil d’urgence citoyenne est né de cette urgence à combattre l’état d’urgence qui n’est que la forme aboutie de cette transformation politique initiée depuis plusieurs années et que le système des partis encore assez vivace avait réussi à camoufler jusque-là.

de la lutte contre la corruption à la lutte contre l’état d’urgence

ST Mon expérience dans la lutte anticorruption au sein de l’association Anticor depuis 2002 m’a fait prendre conscience de l’impérieuse nécessité d’exercer un pouvoir citoyen contre les abus commis par des pouvoirs publics. Lorsqu’un homme politique assène qu’« il faut dire la vérité aux Français », il se contente le plus souvent d’exprimer son choix fait des influences du moment. En affirmant le primat de l’économie sur le social, nos représentants se soumettent d’abord aux intérêts privés lucratifs. Or, la société civile, à savoir toutes les structures d’action citoyenne, doivent se contenter de réagir aux événements, et ne peuvent qu’en dénoncer les causes et effets.

« Notre urgence fut de dénoncer et de nous regrouper pour porter un renouveau démocratique initié par les citoyens. »

EA En 2013, l’affaire Cahuzac semblait ouvrir une fenêtre d’opportunités pour améliorer la législation en matière de probité publique. Le Président de la République se proclamait impitoyable contre la corruption et le gouvernement paraissait ouvert à des avancées ambitieuses. Mais les propositions d’Anticor se sont heurtées à un plafond de verre, dès lors qu’elles heurtaient les intérêts du pouvoir. Il ne s’agissait pas seulement du secret défense, du secret fiscal ou du secret des affaires. La simple proposition d’exiger des candidats à une élection publique un casier judiciaire vierge — comme pour les fonctionnaires ou même les agents de sécurité — a vite été rejetée... L’idée s’était déjà imposée alors d’une réflexion sur les institutions et les règles qui éloignent les représentants de ceux qui les ont élus et qui dépossèdent les citoyens de leur pouvoir souverain.

JK Adhérent et avocat de l’association Anticor, je me suis trouvé depuis un an environ, à l’étroit dans ce combat contre la corruption. Certes la corruption est un des facteurs essentiels du délitement du lien social, du sentiment d’injustice, de la fabrique d’une caste aux multiples privilèges, mais elle ne se nourrit que du sang d’institutions à bout de souffle, sans contrepouvoir, d’un système partidaire en pleine décomposition, ne représentant plus la réalité des clivages politiques de la société française et dans lequel le citoyen se trouve privé de ce qui devrait être au cœur de la démocratie, la souveraineté. La confiscation progressive du pouvoir par une oligarchie politico-économique est manifeste en Europe avec l’émergence des régimes autoritaires sur fond de repli identitaire et de vagues migratoires liées aux conflits armés et aux problèmes environnementaux.

François Hollande, en tournant officiellement le dos tant à la pratique du pouvoir qu’il avait dégagée durant la campagne électorale, qu’au programme pour lequel il avait été élu, sans que nous, citoyens, nous ne puissions rien faire d’autre que de manifester ou de pétitionner m’a conduit à démissionner en décembre 2014 du PS, et au sein d’Anticor nous avons été un certain nombre à entamer un redéploiement de nos axes de réflexions et d’actions autour de la nécessité d’exiger en 2017 la réorganisation des pouvoirs. Des journées à Jarnac, un Colloque à Nancy ont permis des échanges croisés avec d’autres associations et acteurs de ces mobilisations émergentes, la Convention pour une VIe République, « Pour une Constituante », Médiapart, Anne Cécile Robert, Sophie Wahnich, Tenons et Mortaises, etc... et permis de mesurer l’importance de nous regrouper.

EA Une première réponse, pour Anticor, est d’imaginer avec d’autres, associations, conseils citoyens, coalitions informelles, de nouveaux lieux du politique, pour y explorer ce que pourrait être une réforme constitutionnelle visant à radicaliser la démocratie [1]. Nombreux sont les citoyens qui veulent rénover la démocratie, en changeant des règles du jeu qui profitent à l’ordre établi. Ils connaissent La Boétie, qui écrivait : « Soyez résolus de ne plus servir, et vous serez libres ! »

Un consensus devrait être possible au-delà des appartenances ou des sensibilités politiques : il n’est pas nécessaire d’aimer la même cuisine pour s’accorder sur des règles d’hygiène et de sécurité alimentaires. Les principes ne devraient pas être trop difficiles à poser, surtout si leur déclinaison devait être confiée à un pouvoir constituant. Reste à imaginer les conditions d’une transition démocratique — d’une démocratie formelle vers une démocratie réelle. C’est un défi dans un contexte où ce sont encore les règles de la Ve République qui s’appliquent, et où les hommes de la Ve République n’ont pas envie de céder le pouvoir dont ils jouissent.

Ce défi ne serait qu’un rêve ? « Quand un homme rêve, ce n’est qu’un rêve. Mais quand beaucoup d’hommes rêvent ensemble, c’est le début d’une réalité ».

devenir et utopie

LP Deux raisons donc de rejoindre le CUC, d’abord une réaction épidermique de rejet face à l’état d’urgence et ses dérives puis une volonté constructive, curieuse et engagée. À l’origine un constat : je suis contre chaque injustice qui entrave nos droits fondamentaux, nos libertés. Mais très rapidement j’ai en tête autre chose, autre chose qui n’existe pas encore et qui est préférable, qui n’existe pas encore parce qu’elle nous attend : l’utopie.

La réaction épidermique passée, je sens une autre nécessité, plus positive, celle de construire ensemble un devenir. Pour ne pas laisser grandir un sentiment de culpabilité ou d’indifférence, il fallait agir, participer, construire, douter, remettre en cause, devenir responsable. Pour une conscience toute jeune de 25 ans, l’état d’urgence et les dérives avérées ou possibles auront au moins eu le mérite d’interpeller ma redoutable complicité : toujours cette question si « la France agit, qui suis-je ? ». Le sentiment de culpabilité m’a élevée au rang de sujet libre qui naît et existe parce que je suis capable de me prendre en charge et que je refuse de laisser faire en mon nom ce que je ne peux cautionner. Je ne suis pas coupable de leurs actes, mais responsable de mon inaction. Dès lors, ma responsabilité suppose ma liberté.

EA La vie a repris une apparence normale. Mais les libertés sont érodées. Les institutions en charge de la garantie des droits font profil bas. Le Conseil d’État a accepté la notion de menace indirecte : des personnes ne présentant aucun risque terroriste auraient pu, en manifestant, détourner les forces de l’ordre de leur mission de prévenir le terrorisme et ce seul motif justifie la contrainte qui leur est imposée. Le Conseil constitutionnel a jugé que les perquisitions prises en application de l’état d’urgence, ne portaient pas atteinte aux libertés au sens de l’article 66 de la Constitution (qui réserve le contrôle de ces atteintes au juge judiciaire).

Le projet de loi constitutionnel de protection de la nation (par l’état d’urgence et la déchéance de nationalité...) ne sera peut-être pas adopté. Mais les lois d’exception seront inscrites dans le code pénal. Le projet renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement et améliorant l’efficacité de la procédure pénale comprend des dispositions qui s’ajouteront à celles résultant de la loi sur le renseignement et de nombreux autres textes adoptés au motif de lutter contre le terrorisme. Cette législation pourrait bien faire le lit d’un pouvoir autoritaire, dont nous connaissons de multiples avatars : Poutine, Orban, Erdogan...

De plus en plus, la démocratie ressemble à un village Potemkine : toutes les institutions fonctionnent, mais la réalité du pouvoir est ailleurs. Nos représentants ne nous représentent plus. Les réformes se poursuivent, mais l’accumulation des projets ne peut dissimuler une perte de sens. Dans le meilleur des cas, c’est le syndrome du Pont de la Rivière Kwaï : l’action se suffit à elle-même, qu’importe le but. Dans le pire, c’est une version française de la théorie du choc qui se met en place : Naomi Klein a décrit comment des chocs permettent d’altérer le discernement et la volonté, individuellement ou collectivement, et d’imposer un ordre nouveau.

Que faire ? Lincoln disait : « c’est quand ils se taisent, alors qu’ils devraient protester que les hommes deviennent des lâches ». Comment travailler au surgissement de l’improbable [2] ? Comme opposer l’optimisme de la volonté au pessimisme de la raison ?

qu’attendre de cette nouvelle institution : le CUC ?

Adèle Côte D’emblée la question produit un malaise dans tout mon corps : ma poitrine se serre et je sens que mes os se rétractent... je cherche le mot des maux dans la phrase. Ce n’est pas l’attente, non, nous sommes en droit d’attendre, voire d’exiger de nos réunions le défrichage et le déchiffrage de ce monde qui advient. Alors quoi ? Le souci commun qui nous taraude ? Cet État en mauvais état, sa maladie qui nous saisit en notre intime, car nous sommes lui et il est nous ?

Un suspect se dégage : l’institution ! Vous avez dit institution ? Comme c’est étrange !

Oui, c’est bien lui le mot qui fige mon squelette. Si je m’approche du terme et que j’en retrace brièvement l’histoire, l’institution me dit qu’elle vient du latin instituere dont la racine statuo est la même que celle de stable, de statue et de... État. Le mot se déclare lui-même comme une délimitation, une forme structurée, établie et donc close sur son territoire. L’institution a deux missions prioritaires, la durée et la stabilité, qui exigent un ordre, des moyens de coercition et des moyens financiers. Elle ne connaît qu’une menace, l’ouverture incontrôlée qui risquerait de l’altérer. Mais que faire quand les cadres qu’ont choisis de pérenniser ces sociétés humaines ne nous correspondent plus ? Que faire des avatars d’une organisation gouvernementale plus étriquée que protectrice, plus coercitive que soucieuse de nos libertés ? Que faire face aux rigidités d’un système arthritique, cacochyme et désormais si facilement corruptible par des petits malins qui prétendent lui servir de soutien (les groupes de pression qui veulent s’accaparer les missions prioritaires) ?

Dans notre conseil citoyen, nous devenons des thérapeutes de la cité, des masseurs de territoire, nous voulons remettre du mouvement dans les muscles tétanisés de cette chose publique (donc notre) qui crie « au secours ». Sous le mot nation palpitent tant de malentendus et de symptômes douloureux qui révèlent de jour en jour la calcification du squelette national : les migrants, les frontières, l’Europe, la corruption, la dissociation entre la politique et la citoyenneté...

Il semble que de semaine en semaine le Léviathan de Hobbes (État tout puissant qui gère la guerre contre tous) soit en passe de s’échouer. Le monstre est de taille et l’onde de choc de sa chute est effrayante pour certains. Les institutions s’effondrent sous leur propre poids. Alors dans notre CUC, nous choisissons de ne pas leur ressembler et de laisser ouvert et malléable notre espace de délibération. Nous laissons les questions entrer, tant mieux si elles nous déstabilisent et malaxent nos idées reçues. Elles nous accusent parfois de complicité ou de complaisance, mais elles stimulent aussi nos réflexions et vivifient notre créativité. Une question que l’on tient est fertile et bavarde, elle en pose beaucoup d’autres. Toutes nous disent qu’elles ont encore beaucoup à élucider et qu’elles servent à « de-s-instituer » l’institution pour la remettre à l’œuvre d’elle-même. Mais le mot « désinstituer » doit être inventé. Celui dont nous disposons est destitution. Il est plus radical.

« La démocratie ressemble à un village Potemkine : toutes les institutions fonctionnent, mais la réalité du pouvoir est ailleurs. Nos représentants ne nous représentent plus. »

L’urgence quand nous l’invoquons exige cela : déconstruire ! Ou plus exactement nous saisir de notre droit à déconstruire avant que les autres (les groupes de pression) ne se l’accaparent pour instituer leur État monopolistique et totalisant.

Une construction découlera plus tard de notre résistance et de nos actions... nous pourrons alors veiller à établir nos rêves dans l’espace et le temps jusqu’à ce que... d’autres à leur tour les interrogent...

oser se réapproprier l’espace public

Reda Lamzabi La réussite du CUC ? L’énergie politique que cette initiative libère ! Cette tentative de fédérer à un niveau national des collectifs déjà existants, mais également de donner l’opportunité à des citoyen-nes isolé-es et oublié-es de se mettre en capacité collective de faire advenir une autre réalité démocratique, de faire émerger de la puissance politique, de la praxis, mais également de réapprendre à délibérer dans la bienveillance. Comme le disait Jule Romains « Une démocratie c’est d’abord : une façon de vivre où les gens osent se communiquer les choses importantes, toutes les choses importantes, où ils se sentent le droit de parler comme des adultes et non comme des enfants dissimulés. » Ne plus se sentir seul est une grande satisfaction.

Oser se réapproprier l’espace public sur une question aussi fondamentale : à quoi ressemblerait votre démocratie ? Oser avoir confiance en un « nous » sans exclure le « je » ! Oser créer des lieux de la parole politique dans un théâtre, un appartement, un café, un square, un coin de rue où s’élaborent, se confrontent et se diffusent les opinions pour produire de l’agir, est une joie immense ! Les partis politiques nous ont trop longtemps divisés. Pour le moment, tout est bon à prendre. Les incompréhensions et les difficultés existent bien sûr. Mais elles sont nécessaires pour atteindre cette maturité quand on prétend vouloir une Démocratie. L’État d’urgence comme impulsion des CUC n’est pas forcément compris par tout le monde, la peur n’est pas le meilleur des moteurs.

Les mots divisent aussi. Le contenu du manifeste comporte une allégorie qui cristallise de la défiance : « République ». Certaines personnes ne supportent plus d’entendre parler de ce mot qui résonne comme une injonction. Les défiances vis-à-vis de la présence de collectifs n’ayant pas le même degré de radicalité existent également, mais les murs invisibles devront tomber si nous voulons approcher l’utopie démocratique. L’évolution de nos pratiques démocratiques ne se fera pas sans une évolution de la qualité des personnes qui les mettent en œuvre.

LP Le pouvoir est le plus bas échelon de la puissance ; dès lors qu’il devient négatif il se montre impuissant. La responsabilité surmonte l’impuissance, elle porte l’avenir dès le présent, seul lieu possible de l’agir, agir pour reconquérir sa puissance. Le CUC devient le lieu de la découverte de cette puissance par l’apprentissage, non par mimétisme, le « fais comme moi », mais grâce au seul apprentissage qui en soit un, le « fais avec moi. » Apprendre, c’est prendre, capter, conquérir ce qui en nous attend d’être révélé. Le CUC est un lieu, un moment aussi, celui de la confiance de faire ensemble, ou de faire seul grâce à la confiance de l’autre. Il y a dans la responsabilité une inévitable rencontre, l’évidence du rapport à l’autre.

« Le CUC est le lieu qui privilégie la délibération, où le contact, le conflit, le frottement sont des vertus, où il ne s’agit pas d’imposer sa vision, son avis, mais de le partager pour se créer un commun. »

Si l’on en explore le sens, la responsabilité est une réponse, elle est l’acte de « répondre de », de nos actes ou non-actes, mais elle est aussi du ressort de l’engagement, même du ré-engagement. Elle est un acte, répondre et s’engager, se ressaisir de soi, pour soi et pour le commun. C’est une violente envie de devenir, réactiver l’imaginaire pour créer ensemble ce dans quoi, non seulement, nous allons vivre, mais surtout ce qui nous confèrera à tous la liberté d’être. La liberté réclame l’action, la création et l’apprentissage de notre conscience politique.

Le CUC est le lieu qui privilégie la délibération, où le contact, le conflit, le frottement sont des vertus, où il ne s’agit pas d’imposer sa vision, son avis, mais de le partager pour se créer un commun. À présent, il s’agit de ne pas attendre d’être d’accord sur tout pour imaginer ensemble la société dans laquelle nous existerons.

(réécrire les droits civiques

JK Un essai critique du présent est toujours compliqué tant l’implication n’est pas toujours la meilleure alliée de la lucidité. Mais tentons l’exercice. Satisfaction d’abord d’avoir imaginé un dispositif analysant à la fois la dimension complexe et mortifère de notre contemporanéité politique tout en proposant un mode opératoire effectif d’action pour en sortir. La dimension historique du présent nous a conduits à favoriser des initiatives locales et citoyennes par la constitution assez active de Comités locaux en vue de créer un vaste mouvement capable d’imposer aux pouvoirs publics l’organisation d’une constituante en 2017. Une vingtaine de comités existent à ce jour ou sont en voie de constitution. La recréation de lieux d’échanges et de discussions étant un des grands défis démocratiques. L’accueil médiatique fut assez dense ce qui a permis de nous inscrire précisément, comme une forme atypique, décalée, par rapport aux nombreuses initiatives citoyennes qui ont fleuri. Combattant l’état d’urgence, certes, notre initiative ne se réduit pas à cette bataille qui n’est que la manifestation ultime des dégâts irréversibles causés à notre démocratie depuis de nombreuses années. Imposer une diversification politique par la nécessaire réforme des institutions et ce à l’horizon de 2017, inscrit le CUC dans le débat politique qui agitera l’opinion pendant l’année à venir tout en le différenciant de ces fausses bonnes initiatives, comme les primaires de gauche, qui promeuvent un cataplasme qui ne guérira pas le mal.

ST La création du Conseil d’urgence citoyenne nous donne voix au chapitre en exprimant cette cause autonome et essentielle en ce qu’elle revient à dire « non » au patriot act à la française et prône une sorte de citizen act, soit une réécriture des droits civiques dans un cadre authentiquement démocratique. Nous nous y retrouvons en tant que peuple dans une représentation plurielle de ses composantes. Et le fait de nous affirmer comme un groupe de personnes engagées permet d’affirmer la convergence des causes parmi divers mouvements citoyens. Le Conseil ramène à l’unité, au « tous uns », à l’engagement face à une oligarchie régnante qui divise la population et maintient en état de peur permanente le peuple assujetti à ses choix. La peur s’organise via la dimension sécuritaire et se poursuit dans la sphère économique par la réforme annoncée des droits sociaux. Les salariés ayant peur de perdre leur emploi devraient donc tout accepter et ne plus s’unir pour manifester parce qu’ils ont peur des attentats.

JK Il nous faut cependant davantage nous organiser, penser le rôle de chacun, stimuler les initiatives locales et citoyennes avec plus d’énergie et de cohérence, réfléchir à nos moyens de communication, nous rapprocher de toutes les autres initiatives afin que le mouvement devienne une véritable force. Enfin, et ce n’est pas le moindre de ses défauts, la composition du CUC est assez stéréotypée pour le moment et seule l’implication des quartiers populaires dans toutes leurs composantes permettra au CUC d’exister et de mobiliser.

élaborer des conseils locaux

(ST De nombreuses formes de mouvements citoyens émergent mais il nous faut rapidement dégager une méthode et une offre politique qui seront l’école de la pensée en acte des aspirations populaires. Il y a dans ce moment plusieurs pensées du réel et de ce qui devrait être. L’unité s’exprime actuellement surtout dans la résistance aux projets imposés comme à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou sur le barrage de Sivens, mais il lui faut déboucher concrètement sur un pouvoir qui se partage comme à Saillans, village de la Drôme où les élus et citoyens tirés au sort décident ensemble. La réécriture collective de l’organisation des pouvoirs, des prérogatives et des moyens destinés au bien commun, devient une nécessité. Une vingtaine de conseils locaux sont déjà ou en cours d’élaboration faisant le lien autant que possible entre toutes les formes d’expression et réflexion sur un projet qui serait donc constituant.

Une campagne politique pourrait être menée pour changer la nature des débats, passer outre le système partidaire et les postures politiciennes pour aller vers l’enjeu fondamental du débat public. La grève citoyenne symboliquement représentée par un V exprime le fait de dire « stop » aux urgences et de nous retrouver pour un dialogue constructif et rejoint les autres appels à la grève générale émanant des syndicats de salariés et les étudiants. Il me semble que notre réussite et son ampleur dépendent en fait de la radicalité et de la cohérence du message.

catalyser les mécontentements

JK Partout en Europe et aux États-Unis, la défiance des politiques articule deux énergies concomitantes et contradictoires. D’une part des mouvements citoyens qui appellent à un renouveau de la classe politique, à la reprise en main citoyenne de l’exercice de la souveraineté, à la fin des privilèges, d’autre part des mouvements populistes qui sur fond de dramatisation de la peur dans un monde globalisé portent le besoin d’hommes politiques providentiels autoritaires censés sortir les pays de leur « décadence ». Le CUC peut être un catalyseur constructif des mécontentements, parce qu’il propose aux citoyens de se saisir par une méthode « adulte » de la chose publique, pour ne plus être les spectateurs d’un monde qu’ils critiquent mais devenir enfin les acteurs d’un destin qu’ils souhaitent conforme à leurs attentes. Il doit ainsi être un remède à la « frontisation » des esprits, car le FN se nourrit de l’infantilisation dans laquelle le citoyen est placé, qui n’a le choix que de s’abstenir ou de se réfugier dans un vote protestataire. Le CUC doit pouvoir aussi se rapprocher des autres mouvements citoyens européens, car la coercition qui nous écrase affecte l’Union européenne et que seules les forces citoyennes réunies pourront résister à la tyrannie qui nous guette.

Post-scriptum

Éric Alt est magistrat, membre du syndicat de la magistrature et vice président d’Anticor. Adèle Côte est à l’origine du café citoyen le point de Lumière. Jérôme Karsenti est avocat pénaliste membre du Syndicat des avocats de France et avocat d’Anticor. Reda Lamzabi membre du collectif Destination démocratie à Avignon et syndicaliste. Laeticia Ponsat est architecte et membre d’un atelier d’écriture constitutionnelle. Séverine Tessier est fondatrice d’Anticor, association regroupant des élus et citoyens de toute tendance politique décidés à combattre la corruption et à réhabiliter la politique fondée en 2002. Tous travaillent au Conseil d’urgence citoyenne depuis sa création le 6 janvier 2016.

Notes

[1Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie, propositions pour une refondation, Seuil, 2015.

[2Edgar Morin parle ainsi de la situation qu’il connaissait en 1940 : la défaite de l’Allemagne nazie n’était pas la perspective la plus probable.