Vacarme 75 / Courage

je suis fatigué·e d’avoir du courage

par

« Il faut des événements extrêmement graves
pour que l’on consente à bouger : des guerres, des famines, des épidémies. »
— Georges Perec, Espèces d’Espaces

« Ulysse ne croyait pas si bien dire quand il mettait les mains en cornet pour hurler au Cyclope qu’il s’appelait Personne. »
— Nicolas Bouvier, Le Poisson-Scorpion

à Samir, Majid, Yeda et Alfadel, pour leur confiance et le courage qu’ils m’ont inspiré.

À chaque fois que je me demande comment j’en suis arrivée là, me reviennent toujours deux souvenirs, qui sont en fait deux phrases, précises et flottantes, précises et inexactes — je suis incapable de les citer littéralement et je n’ai jamais réussi à les retrouver. Premier souvenir : j’ai autour de vingt-cinq ans, une après-midi d’hiver, j’entre dans une église près du port de ma ville natale. Il n’y a personne, sur le pupitre près de l’autel la Bible est ouverte sur la lecture du jour, Ancien Testament, peut-être Prophètes, je tombe sur une phrase qui dit en substance : « tu laisseras l’étranger dévorer ton cœur ». Je ne crois pas que le verbe soit « dévorer », mais la signification est plus forte que « entrer dans » ; il y a « étranger », il y a « cœur », le sens global est celui d’une injonction périlleuse. Il n’est pas sans danger d’ouvrir ton cœur à l’étranger mais tu le feras. Deuxième souvenir, toujours dans la vingtaine, je lis beaucoup Hölderlin, je suis frappée par une phrase d’une lettre de son voyage en France, quand au milieu de l’hiver il a marché jusqu’à Bordeaux : « Nous avons presque perdu la raison en pays étranger », là aussi la citation est approximative. De ce voyage catastrophique Hölderlin revient en Allemagne « méconnaissable », sa santé mentale se dégrade au fil des années qui suivent. Je n’arrive pas à retrouver la phrase, peut-être s’agit-il en vérité de celle-ci, où il s’exhortait juste avant de partir : « Il faudra que je veille à ne pas perdre la tête en France, à Paris » (4 décembre 1801). Je note encore dans une lettre à sa mère, alors qu’il est à mi-chemin (Lyon, 9 janvier 1802) : « Je suis encore fatigué, chère mère, de ce long voyage dans le froid, et ici tout est si agité qu’on ne parvient à se retrouver soi-même que par le souvenir profond de ceux qui vous connaissent et sans doute vous veulent du bien. (...)

Je pars demain pour Bordeaux et je pense y arriver bientôt, car les routes sont maintenant meilleures et les rivières ne débordent plus. »

Le courage, tel que défini dans le Larousse, est

  1. la « fermeté, la force de caractère qui permet d’affronter le Danger, la Souffrance, les Revers, les Circonstances Difficiles ».
  2. « l’ardeur mise à entreprendre une Tâche » ; on « travaille » avec courage.
  3. la « force, l’énergie et l’envie de faire une Action Quelconque » ; une action aussi simple que « se lever », dit le dictionnaire. On peut « ne pas avoir le courage de se lever ».

« As-tu remarqué que je dors comme un homme mort ? », dit le matin celui (étranger) qui n’a plus la force, l’énergie ni l’envie d’accomplir une action ou une série d’actions quelconques.

« Je ne peux plus travailler, je n’ai plus de tête, je ne peux me concentrer sur rien », dit celui pour qui toute tâche se désagrège désormais, file comme du sable entre les doigts.

« Moi qui ai affronté avec force de caractère le Danger, la Souffrance, les Revers, les Circonstances Difficiles, je suis fatigué d’avoir du courage », dit l’homme courageux.

Or il est dangereux de perdre courage en pays étranger.

Nous avons toujours commencé par être émerveillés par le courage de nos amis étrangers. Le courage dont ils avaient fait preuve pour arriver jusqu’ici. Avant même de devenir nos amis, ils nous paraissaient des héros. Nous avons été frappés par le fait qu’ils n’aient peur de rien. Nous qui en moyenne risquons rarement nos vies, et sommes constamment enjoints à ne pas le faire, nous avons été très impressionnés par ce pas de deux avec la mort, presque enjoué parfois, téméraire toujours. Sur le bateau (le canot pneumatique balloté sur la Méditerranée), sur le bateau je chantais, rigole S. Ils pleuraient, ils priaient, moi je chantais ! Tu dois d’abord te donner du courage à toi-même !

Selon d’où ils venaient, leur familiarité avec le danger, avant d’entreprendre leur voyage, était plus ou moins grande — mais tous avaient eu l’occasion déjà d’avoir très peur pour leur vie. Tous avaient éprouvé le « Courage fuyons ! » du Chevalier Bayart. Et peut-être que les circonstances de la fuite avaient décuplé leur courage, sans doute s’étaient-ils découverts dans ce voyage — pour certains c’était évident qu’il s’agissait d’un parcours initiatique. Pour d’autres non : on se laisse transformer ou pas par les épreuves.

Ici il n’y avait plus aucune raison d’avoir peur, c’était le grand soulagement, la première évidence : la sécurité. Tout allait pouvoir se construire sur cette donnée, qui était d’abord sensible, immédiate : ma vie n’est pas en danger lorsque je sors dans la rue, je peux aller et venir, entrer et sortir, rien ne me menace, même mon corps se détend. Oui, dit M. la sécurité et la liberté qu’il y a ici donnent du courage. On allait pouvoir commencer à vivre, comme les Européens. Car beaucoup pensent ainsi : en Europe, les gens vivent, nous, dans notre pays, nous survivons. Ici vous n’avez aucun problème : vos problèmes, ce sont vos histoires d’amour, vos divorces, c’est tout. Il allait falloir beaucoup de temps, d’intelligence, d’amitié avec des Français pour nuancer cette opinion, convenir qu’ici aussi des choses adverses nous détruisent et que nous avons besoin de courage pour avancer, nous tranquilles Européens.

Ce ne sont pas les attentats du 13 novembre qui changeront ce sentiment de sécurité, il sera à peine éraflé, le constat de la faiblesse d’un État qu’on croyait plus fort, mais quoi ? La mort violente est restée l’exception.

Dans cette sécurité un peu molle, on cessait d’être sur le qui-vive mais d’autres dangers guettaient, pernicieux, aussi informes que la nappe de brouillard dans laquelle il fallait évoluer désormais et qui s’appelait Incertitude, Attente, et dont le son était un bourdonnement inintelligible : cette langue étrangère qui vous laissait sourds et muets, ou balbutiants comme des petits enfants, qui vous rendait faibles, vous qui jusque-là n’aviez pas douté de vos forces.

S., qui chantait sur son bateau pour se donner du cœur, a regardé intensément le vide depuis le 6e étage d’un hôtel parisien, avec le désir de s’y jeter. A passé des mois à se brûler les mains, a bu trop de whisky, trop de vodka, trop fumé, a, combien de fois, fracassé son téléphone, restant injoignable des jours entiers — et même si cela c’est du passé, au moment où j’écris ce texte, il ne s’endort jamais avant 4 heures du matin (mais aucun des étrangers que je connais n’a un bon sommeil). A. ou S. ont redouté bien plus la souffrance de leur cœur amoureux que la violence physique maintes fois subie. Perdre la vie, ce n’était plus mourir noyé, broyé par les roues d’un camion, tué par balle ou coupé en morceaux, perdre la vie est devenu un danger insidieux, flou, quotidien : celui de se perdre soi-même. Tout le courage s’est concentré là, contre la folie et la déchéance qu’elle entraîne. « Il faudra que je veille à ne pas perdre la tête en France, à Paris. »

Ne me dites pas que vous ne les avez jamais vues, ces files de fantômes.

Regarde, c’est moi à 48 ans ! disait S. à chaque fois que nous croisions un homme couché dans la rue dans un sale état. Ceux qui ont peur ici, dit M., ils sont dans la merde. Ils ont perdu leur vie. Car le danger, dans ce pays de sécurité et de liberté, c’est que si tu commences à aller mal, personne ne va prendre soin de toi et t’aider à retrouver le droit chemin, comme cela arrive chez nous. Personne ne va t’encourager. La première chose c’est toi ; tu dois faire attention à toi, te soigner toi-même, t’occuper de toi. Et je pense à A., qui n’a jamais rien possédé et qui, avant de perdre courage, portait tant de soin à la plus infime de ses affaires, à son corps, à la propreté et l’organisation de chacun de ses abris transitoires — tu aurais vu ma tente à Choucha ! elle était magnifique, blanche, je faisais pousser des fleurs tout autour, tout le monde l’admirait ! À Paris sa tente sentait l’encens, tout y avait sa place, les livres, le lait en poudre, le sucre et le café soluble, les produits d’hygiène, les couvertures, la photo et le poème scotchés au-dessus du matelas... Balayée un matin d’octobre 2015 par les services de la Mairie de Paris, je me suis demandé comment ils procédaient, retiraient-ils d’abord les effets personnels ? Sans doute tout est-il de toute façon jeté à la poubelle, comme si c’était sale et forcément misérable, comme si c’était du déchet ? Mais à ce moment-là A. avait déjà cessé d’y vivre, il avait pris une autre décision.

À l’heure où je tente d’écrire ce texte (première semaine de mars 2016), il se passe dans la jungle de Calais des choses qui sont en droit de faire grincer quiconque lit mon constat d’un pays de sécurité et de liberté. Or je parle bien du même pays. Et c’est la semaine dernière que mes amis de longue date (ils sont arrivés pendant l’hiver 2009-2010) ont employé ces mots : ce qui donne du courage ici, c’est la liberté et la sécurité. Je ne suis jamais allée à Calais et je n’irai jamais, sauf si je devais y chercher quelqu’un pour telle ou telle raison. C’est une zone où ne vont pas non plus ceux qui ont décidé de rester ici. On a perdu quelqu’un à Calais m’a dit A. incidemment un soir en regardant les informations. La fille de ma tante. Elle est arrivée là-bas il y a deux mois, son téléphone ne répond plus. Les gens qui sont là-bas veulent passer en Angleterre, il n’y a pas d’autre raison de s’installer dans une zone aussi dangereuse. Les coincer là-bas est une honte pour la France et l’Angleterre, pour l’Europe donc, les évacuer ailleurs c’est mépriser leur volonté et les décourager profondément en échange de quelques mois de mise à l’abri, où ils sont censés « se reposer ». Quel repos ? Ce qui décourage, c’est de travailler contre la volonté, d’ôter un but, « l’ardeur mise à entreprendre quelque chose », dit le Larousse. Celui qui a perdu courage me dit : ils peuvent nous envoyer où ils veulent, n’importe où en France, il faut y aller, on n’a pas de décision. Le découragement a enfanté la résignation, l’indifférence à son sort. De toute façon, tu sais, depuis le début nous sommes sacrifiés. Sacrifiés par un régime génocidaire, et l’histoire se poursuit en Europe, le continent où ils étaient arrivés courageusement.

Tout recommencer en France, immense découragement,
sans parler la langue, à nouveau comme un enfant faible et balbutiant.

Certains avaient réussi le passage en Angleterre, y ont vécu plusieurs années, y ont travaillé comme des forçats, sans repos, sans droits, mais ils étaient plutôt contents, et puis se sont fait expulser. Tout recommencer en France, immense découragement, sans parler la langue, à nouveau comme un enfant faible et balbutiant. Se lancer dans des démarches administratives sans fin en survivant dans la rue, perdre des années, ses forces, le moral. Alors qu’on avait risqué sa vie pour passer la dernière frontière. Dans le porte-vues de R. s’entassent des papiers en désordre, attestations d’hébergement, demande de logement social, Banque Postale, CAF, Pôle Emploi, CPAM, Ofpra, même les documents d’expulsion du Royaume-Uni, je trie, en jette la moitié, on note tous les emplois qu’il a eus en Angleterre, il est fatigué, précocement vieilli, aimerait tellement retourner en Afghanistan mais il ne peut pas car c’est trop dangereux. La sécurité est ici, mais quelle liberté ? Maintenant tu as des droits, un hôtel, tu parles français plutôt pas mal, on va t’aider à trouver du travail et quand ça ira mieux chez toi, tu rentreras. Tu n’es pas en prison ici. Soulagement de R., qui reprend un peu courage car un horizon se dessine.

— Ce n’est pas possible d’aller en prison sans avoir rien fait ? demande celui qui a perdu courage. C’est ce que je voudrais maintenant. Être enfermé dans le pays de la liberté plutôt que vivre comme un animal, sans droits et sans avenir possible, sans liberté dans le pays de la liberté. Le découragement fabrique du bétail pour les camps. Être passif, faire la queue des heures pour un repas tiède, pour une information minuscule et inutile, quelle importance, la tête et le cœur ont déserté, le corps reste debout par une longue habitude de l’attente. Ne me dites pas que vous ne les avez jamais vues, ces files de fantômes.

Si l’on n’est pas bloqué à un bout de la France dans son désir d’avancer sa vie où on le désire, si on n’est plus dans la rue, si on a un titre de séjour, un travail, la sécurité et la liberté, encore faut-il pouvoir se dessiner un avenir, garder son désir intact. Car le cœur est attaqué par de multiples incertitudes, celles d’ici, et celles de là-bas, d’où souvent les nouvelles ne sont pas bonnes. Toujours le fardeau est double, et jamais à ceux qui sont restés on ne dit la vérité. Le temps qui passe vous déchire : si j’étais là-bas je serais marié, j’aurais des enfants, ma maison, je continuerais mes études, je prendrais soin de ma mère, j’aurais toutes mes capacités, j’aurais une bonne profession. Si j’étais là-bas je serais mort. Mais toujours j’ai deux visages : ici je fais bonne figure, pour eux qui sont là-bas je fais bonne figure, deux visages qui mentent la plupart du temps, et quand mes visages tombent, que mon cœur se vide, je disparais. Téléphone coupé, silence, absence, jusqu’à ce que je sois prêt à endosser à nouveau bravement mon costume d’immigrant.

« Ici tout est si agité qu’on ne parvient à se retrouver soi-même que par le souvenir profond de ceux qui vous connaissent et sans doute vous veulent du bien. »

Aux gens d’ici, on ne dit pas facilement la vérité non plus. I. met un point d’honneur à dissimuler son statut humiliant de « sans-papiers ». Grand, sportif, impeccable, il prend sa respiration et marche d’un pas dégagé lorsqu’à la Gare du Nord ou ailleurs il aperçoit de loin un contrôle policier. Il porte sous le bras une pochette de cuir qui lui donne l’air d’un étudiant. Ça marche à tous les coups, il échappe au contrôle au faciès. Sans domicile, sans travail légal, sa semaine est pourtant organisée méthodiquement, c’est obligé pour ne pas faillir moralement. Personne ne sait qu’il dort à droite à gauche, s’est organisé un petit abri de fortune deux nuits par semaine dans un magasin où il travaille. Il vit les difficultés comme autant d’épreuves qui le grandissent, une éducation incessante, dont il parle presque avec enthousiasme. La première année je n’étais pas très normal, dit Y., qui vécut plusieurs mois dans la rue, je n’avais pas peur car mon but était de devenir moi-même. Même si je n’obtenais pas l’asile, j’avais fait ce que je devais faire en venant en France.

Comme l’exil, l’hospitalité est aussi une chance pour soi : c’est ce qu’elle devrait être pour les États.

Je crois qu’au fond de tout exil, même le moins désiré, réside une chance pour l’être, une aventure de soi, et que le courage c’est de la découvrir, en dépit des contingences écrasantes. Plus le départ est subi, plus infime peut-être est la possibilité de s’en saisir. C’est pourquoi l’hospitalité est une exigence absolue, elle est la seule condition pour qu’il advienne quelque chose de l’étranger. Elle est toujours risquée, elle est coûteuse, elle demande du courage, de même que l’étranger a risqué, a payé cher, fait preuve de courage. Il n’est pas sans danger d’ouvrir ton cœur à l’étranger mais tu le feras  : l’injonction vaut pour les deux parties, car pour celui qui arrive, le risque est grand de donner sa confiance, le risque est bien plus grand que celui que nous prenons, car nous sommes chez nous et nous n’avons pas tout à perdre. Or c’est cette commune confiance qui fonde le séjour, ce n’est pas l’« intégration », idée creuse, qui ignore les échanges.

Comme l’exil, l’hospitalité est aussi une chance pour soi : c’est ce qu’elle devrait être pour les États. Un pays inhospitalier est un pays décourageant, les étrangers découragés deviennent fous car ils n’ont pas l’espace de devenir eux-mêmes. Un pays inhospitalier fait perdre la raison et fabrique la déchéance, ce spectre qui hante mes amis.

Post-scriptum

Emmanuelle Gallienne est responsable d’une association qui enseigne le français aux étrangers nouvellement arrivés sur le territoire.