Vacarme 75 / Cahier

Bouillon KUB

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Par périodes, on ne se sent plus en phase. Au feuilleton des informations mondiales, c’est systématiquement le pire qui advient, et chez le boulanger, vous entendez des choses comme : « son mari la bat — il y a des femmes qui provoquent ça vous savez, c’est triste ». Le bon sens n’est plus rangé à sa place habituelle. Cela vous surprend chaque fois. Ça vous rend nerveuse. Ça vous inquiète. Puis, comme ça dure — je vous parle d’années — vous finissez par admettre que l’inquiétude n’est pas sans raison, qu’il y a quelque chose dans l’air, ou dans l’eau, ou dans l’époque.

Vous n’oubliez jamais de protester. Mais, chaque fois, vous avez senti vos effets se défaire. On sait ce que vous allez dire. Vous ne vous en étiez pas rendu compte, et pourtant, oui, vos propos ont une couleur, une odeur caractéristique, à peine ouvrez-vous la bouche qu’aussitôt vous êtes identifiée, et désactivée. Vous vous voyez, vous aussi. Ce qui vous rend inaudible, c’est que vous êtes trop « personnelle », et en même temps, vous commencez à développer le sentiment, schizophrénique, que cette singularité que vous vous permettez, de même que vos intuitions les plus chères, vos convictions les plus déterminantes correspondent simplement à votre numéro de série, votre date de fabrication. Vous voilà désarmée.

Vos interlocuteurs ne sont pourtant pas si impressionnants, vous les voyez, eux aussi, vous voyez bien les bords de leur cohérence. (Vous pensez, eux aussi, leur jour viendra, ils seront déphasés.) Mais, malgré l’humiliation que vient de subir votre petit être, vous sentez bien que ce n’est pas après cette sorte de revanche que vous en avez.

Vous vous orientez vers des stratégies globales, vous vous demandez comment contaminer l’air du temps, la qualité de l’eau, l’humeur de l’époque, comment agir, mais au niveau moléculaire. Car, déjà, en temps de paix, la discussion était rare. Alors en temps de guerre... Il va falloir ruser.

Mon métier, c’est d’écrire, d’illustrer, et également d’éditer des livres pour enfants.

On précise toujours : livre « pour enfants », on précise toujours le genre : « polar », « SF ». Le genre, c’est la petite maison dans laquelle on installe son atelier, avec l’idée qu’on pourra démonter toutes les cloisons, changer les perspectives, et peut-être même créer des ouvertures, bref, tout casser, sauf les murs. Les murs ne doivent pas bouger. Il faut que, de l’extérieur, la maison reste reconnaissable du premier coup d’œil. « Livre pour enfants », c’est d’abord une géolocalisation dans le paysage éditorial.

Pardon d’énoncer des idées banales ici, mais, ailleurs, il arrive qu’elles passent pour saugrenues : l’enfant, les enfants dont il est question dans le genre « pour enfants », on ne les connaît évidemment pas. On n’a pas idée de qui sont les enfants. On n’a pas plus idée de qui sont les adultes quand on écrit pour adultes, et on accepte la perspective de ne pas plaire à tout le monde, mais quand on écrit pour enfants... « Comment savez-vous ce qui plaît aux enfants ? Vous testez les livres sur les enfants ? Non ? Vous devriez peut-être. »

Qu’à tout moment, les enfants puissent cacher leurs lectures, telle une revue de fesses dans un cahier d’histoire-géo.

La proposition n’est pas raisonnable : pour commencer, il y a un tel turn over dans le groupe « enfants », sans cesse de nouveaux entrants, sans cesse des départs (à comparer, être « adulte » dure plus longtemps), que le test demanderait des moyens dont ce secteur ne dispose pas. Pour compliquer encore un peu plus, la première des caractéristiques au sein de ce groupe est que chaque individu change, tous les 6 mois environ, tant de goût que de pointure de sandalette. Comment savoir ce qui plaît aux enfants ?

Mettons que l’enfant, c’est l’étranger. À la fois le même que moi-même, et mon « tout petit invité [1] ». Il serait malpoli de penser à sa place. Ne reste qu’à penser depuis soi, et espérer être perçu.

Aussi, en tant que moi, je pense ceci.

Comme les enfants sont des gens qui ont, a priori, moins vécu que moi, et comme je me refuse à présupposer quoi que ce soit de leur savoir, de leur culture, je dois veiller à ce que tous les éléments nécessaires à la compréhension du livre soient dans le livre. Aussi, j’évite l’ironie, le second degré, qui s’appuient sur d’implicites hors-champs. Et quand ce que je raconte est triste, je me soucie de donner le contexte, pour permettre à chacun de relativiser, s’il le souhaite, partant du principe que, si on n’aime pas ça, on n’en dégoûte pas les autres. J’articule mon histoire avec des sentiments, tablant sur ce commun-là, plus que sur les anecdotes.

Et c’est tout.

C’est à peine plus qu’un maintien, une gymnastique. On descend les omoplates, on visualise le plexus, on déroule la colonne, et on se met à l’ouvrage.

Est-ce si différent, d’écrire pour adultes ?

Dans « pour enfants », ce n’est pas les « enfants », c’est le « pour » qui importe : livres écrits, illustrés, édités, prescrits, achetés, par des adultes pour les enfants. Lus, interprétés par des adultes, même, à haute voix. Une littérature adressée. Les enfants sont ceux qui dépendent de ce qu’on voudra bien leur donner.

Une petite idée. Offerte par un ami, qui lui-même l’a eue de Leo Strauss, que voici : le livre pour enfants est la dernière des littératures classiques.

« Tous les auteurs classiques (Maïmonide, Spinoza, Al Farabi...) ont écrit sous persécution, et donc il faut lire leurs textes en postulant toujours au moins deux sens — un sens exotérique (pour le grand public et la censure) et un sens ésotérique (pour les initiés). En l’occurrence dans ton affaire »,me disait cet ami, « pour les enfants, ces petits tyrans, sens exotérique, et pour les adultes, sens ésotérique. Non ? » (Cet ami est un rigolo. Il avance des idées définitives, et dans la même phrase il les met à l’envers.) (Cet ami est le papa de deux gaillards gigantesques, ce qui explique.)

Non, on n’ira pas jusqu’à dire que l’enfant vit sous persécution, mais on devine toutes les écluses que les histoires vont avoir à passer avant d’arriver dans la baignoire où barbotte cet enfant, et que le sens se libère.

Les éclusiers ne sont pas seulement des gens de leur époque, des gens qui respirent l’air du temps et boivent l’eau du fleuve, les éclusiers ne sont pas seulement des adultes, les éclusiers sont des responsables.

Et les responsables sont toujours les derniers à penser que « ce n’est peut-être pas si grave », on les comprend, ça pourrait être si grave, aussi bien.

Pour autant, les éclusiers ne s’intéressent pas vraiment à ce qui passe par leurs ventelles ; ils font le job, scrupuleusement et distraitement. Certains attendent quelque chose des livres en général, ou même, ils espèrent quelque chose d’un livre « pour leur enfant », mais le livre ne les concerne pas, ils ne s’en sentent pas destinataires, ils délivrent, ou pas, l’autorisation de passage, et terminé.

Pourtant, même quand l’histoire a passé toutes les vannes, même quand elle arrive à l’enfant, ce n’est pas encore gagné.

On ne sait pas ce qui plaît aux enfants — on ne sait rien de ces enfants, on se répète — mais, vu cette situation délicate, de dépendance, dans laquelle ils se trouvent, on présume qu’il faudra éviter de les mettre dans une situation embarrassante, qu’un peu de tact sera bienvenu.

Le premier des tacts, c’est celui de la fiction. Qu’à tout moment, les enfants puissent cacher leurs lectures, telle une revue de fesses dans un cahier d’histoire-géo. Qu’ils puissent se la cacher à eux-mêmes aussi, qu’ils ne soient jamais forcés de comprendre, que le père Noël puisse à la fois exister et ne pas exister, aussi longtemps que nécessaire ; et la fiction permet cela.

D’autres, les enfants plus prudents sans doute, demandent encore un peu plus, ils demandent à ce qu’on leur aménage une place dans la fiction, on leur prévoie un avatar. Qu’on leur fournisse un nom de code, et une plateforme sécurisée.

Exemple : « Un enfant est un petit coquin qui mange beaucoup de frites mais jamais d’épinards. » Autre exemple : « Un enfant a un monstre sous son lit, et un doudou qu’il chérit plus que tout. » Etc. Figures d’une littérature sous contrôle. Figures consensuelles, qui contraignent beaucoup, mais n’empêchent pas tout.

Dans mon métier d’auteur, d’illustratrice, d’éditrice de livres pour enfants, je pratique la méthode dite du bouillon KUB : voilà l’alpage, la vache, le ciel vaste, tous les affects du jour, et les herbes odorantes, compression !

Chercher la forme simple, évidente, nothing personal.

Aussi parallélépipédique qu’un livre, et préhensible.

Dont chaque lecteur peut user, à sa guise, pour ses préparations.

Qui contaminera l’eau du bouillon, le goût des pâtes, l’arôme de tout le plat — Vous voyez à quoi je veux en venir ?

Revenons à l’enfant qui lit le livre. Il est seul, il est tranquille. Il lit de gauche à droite, puis aussi de droite à gauche. Il lit le livre plusieurs fois.

Les enfants maîtrisent mal les catégories, les hiérarchies, ils se trompent dans les accords, font sans cesse des erreurs de connectique — comme parfois les adultes. De plus, leur attention s’agrippe à des détails, ou parfois, elle se laisse distraire par des fantômes, ces morceaux que l’auteur a cru enlever de son livre mais dont la présence persiste. Parce qu’ils ne comprennent rien, ils lisent au-delà de ce que « l’auteur a voulu dire », ils lisent dans l’épaisseur — comme souvent les adultes.

Mais là où les enfants sont des lecteurs bénis, ce qui fait d’eux le rêve de tout auteur, c’est qu’ils ne critiquent pas. Ils n’y songent même pas. Le livre est dans le monde, comme la table ou le bol. On le prend, on en use. Au pire, si la lecture s’avère désagréable, on n’aime pas.

Mais, la chance, avec les enfants, c’est que, même sans avoir été aimé, le livre lu est absorbé, totalement. Moi, c’est affreux, les livres que j’ai lus adulte, je m’en souviens par ce que j’en ai pensé. Pour les livres lus enfant : me suffit de voir la couverture, et tout revient. Pas les péripéties, pas l’histoire, mais tout, d’un bloc, comme pour un lieu ou une personne.

Notes

[11. Le Tout Petit Invité, d’Hélène Riff, Éditions Albin Michel.