« dans l’horrible situation où nous sommes, faire entendre la voix de la vérité »
par Sophie Wahnich
La théorie janséniste d’un dieu caché a fait de la voix de Dieu un pur silence. Le peuple prête alors sa voix à ce Dieu devenu muet. Vox populi, vox Dei. Ainsi la voix du peuple devient l’expression même de la voix de Dieu, voix de la Vérité. L’abbé Fauchet le rappelle en 1791 quand il évoque deux conciles du premier christianisme, où la majorité des évêques donnait l’exemple du mensonge pour complaire au tyran et où les fidèles protestèrent et contestèrent la légitimité des mauvaises résolutions de leurs prélats. Il oppose alors le peuple aux « grands », aux « notables ». « Il s’agit pour une communauté politique comme pour une communauté religieuse de pouvoir corriger son prince. » La voix du peuple toujours sacrée peut dire la vérité et ainsi résister à l’oppression des autorités, y compris à l’oppression des mauvaises lois.
Cette oppression aujourd’hui, porte divers noms, celui de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, celui de l’état d’urgence, celui de la loi sur le travail… Or, à chaque fois, le pouvoir s’appuie sur la possibilité de rendre présente cette voix de la vérité en s’appuyant sur des institutions qui prétendent répondre à une sorte d’appel au peuple : le référendum pour la ZAD, le sondage d’une majorité silencieuse et apeurée pour l’état d’urgence, l’affirmation que même avec un million de signataires voire de manifestants, l’opposition à la loi sur le travail est une opposition minoritaire.
Autant dire qu’aujourd’hui la Vox populi, vox Dei est rapportée à la loi du nombre et de la majorité, fut-elle silencieuse.
Or la voix du peuple qui avait surgi lors des premiers conciles, n’était pas la voix calculable des silencieux absents, mais la voix intempestive de ceux qui, présents, avaient lancé un cri du cœur face à l’injustice. C’étaient les moins apeurés, les plus sensibles, les moins apathiques : une minorité.
Cette même question s’est posée d’une manière aiguë au moment du procès du roi. Les Girondins affirment qu’il faut faire « appel au peuple », dans une logique où seule la voix du peuple au complet serait légitime pour juger le roi et surtout prononcer une peine, qui pourrait être de mort.
Dans ce contexte, Robespierre pense que cet appel au peuple est un piège. Une manière de faire chanceler la volonté souveraine, alors que cette volonté s’était déjà exprimée en fait dans l’insurrection même. « Il est des principes indestructibles supérieurs aux rubriques consacrées par l’habitude et les préjugés ; le véritable jugement d’un roi, c’est le mouvement spontané et universel d’un peuple fatigué de la tyrannie qui brise le sceptre entre les mains d’un tyran qui l’opprime ; que c’est là le plus sûr, le plus équitable et le plus pur de tous les jugements [1]. »
Robespierre récuse alors les notions de minorité et de majorité, « nouveau moyen d’outrager et de réduire au silence ceux qu’on désigne sous cette dernière dénomination. » Or, ajoute-t-il, « la minorité a partout un droit éternel ; c’est celui de faire entendre la voix de la vérité, ou de ce qu’elle regarde comme telle [2]. » Face à la loi du nombre réclamée par les Girondins, Robespierre mobilise à nouveau la voix de la vérité, et cette vérité reste celle de l’épreuve de l’événement où par définition les acteurs ne sont jamais majoritaires. Toute la difficulté est cependant de distinguer entre voix de la vérité, fut-elle minoritaire, et voix factieuse qui ne cherche qu’à diviser artificiellement pour voiler la vérité. C’est alors que le savoir sensible devient une pierre de touche à la manière de Rousseau. Sentir, éprouver est l’épreuve de vérité par excellence. Être vertueux c’est écouter la voix de cette sensibilité et l’assumer même dans la solitude. « Dans l’horrible situation où nous ont conduits le despotisme, la légèreté de l’intrigue, je ne prends conseil que de mon cœur et de ma conscience. Je ne veux avoir d’égards que pour la vérité [3]. »
La logique de Robespierre est celle d’une cité rachetée par une minorité qui peut avoir raison contre la majorité ; un seul, même, peut avoir raison contre tous et ainsi sauver la cité en la libérant de l’erreur, grâce à sa sensibilité et à son courage.
Vouloir contre cette raison de l’événement libérateur faire un sondage, un référendum, ou fabriquer du discrédit, c’est toujours récuser l’épreuve intempestive de la vérité.
Dieu est devenu silencieux, la voix du peuple ne peut l’être, elle parle d’une manière rare, limitée, erratique, mais quand elle surgit, c’est une erreur de ne pas l’entendre.
Las de n’être pas entendus, et ainsi de ne plus se sentir représentés, de nombreux citoyens organisés en associations, se rassemblent pour se faire entendre et surtout disent-ils, pour se ressaisir d’un pouvoir d’agir pour aujourd’hui. C’est le cas depuis septembre à Saillans, dans la Drôme, puis début mars à Vogüé, en Ardèche. Ils veulent prendre part au pouvoir et cela implique pour certains, clairement, d’être élus. Ils inventent donc de nouvelles formations politiques citoyennes, ce qui est en soi profondément rafraîchissant. Mais pour autant il est possible de passer assez vite du rafraîchissant au glaçant. Car la quête du pouvoir d’agir ne dit que très parcimonieusement la visée de ce pouvoir et de ces actions. Comme si la question démocratique, malgré tout constamment revendiquée, pouvait faire l’économie du débat conflictuel sur le juste et l’injuste, le vrai et le faux, comme s’il était donc possible de ne pas mettre en branle la parole pour fabriquer de la politique démocratique. Car dans le déroulé de ce qui s’élabore comme formation politique, la parole est parcimonieuse. Parcimonieuse, car la loi du nombre oblige à la contrôler le plus possible, dans des prises de parole brèves et « raisonnables », dans des énoncés contraints et réduits au strict minimum, dans les fameux gestes de la sociocratie, qui depuis le « mouvement des places », semblent proches de la langue des signes des sourds et muets, mais sont en fait empruntés aux gestionnaires des assemblées corporatistes de l’Amérique du nord à la fin du XIXe siècle. À celui qui prend la parole — jamais plus de cinq minutes car ce serait léser les autres — on peut dire oui je suis d’accord en secouant ses bras au dessus de sa tête, non en croisant ses bras sur son buste, c’est trop long, demander silence aux autres, réclamer d’éclaircir un point. Si cela permet, au moment où un orateur parle, de prendre le pouls de ceux qui l’écoutent, cela ne permet pas une élaboration très intense et l’on peut regretter sur ce plan les disputatio dans les règles, qui supposaient de s’être mis d’accord en amont sur les points de désaccord. Or avec cette loi du nombre, ces points de désaccord sont juste éludés car la recherche permanente est celle de l’accord. Et tant pis pour ce qui tombe aux oubliettes, même si parfois c’est le monde même, trop conflictuel pour être abordé comme objet de cette démocratie, car le but n’est pas de changer le monde mais de chercher la démocratie. Pour fabriquer le dogme majoritaire on aura gardé le sourire, refusé de se laisser perturber par ces désaccords d’énervé(e)s. Le refus du langage signé apparaît alors comme une trahison, le désaccord est signe d’agression à moins de le traiter par l’élaboration du malentendu avec la technique de la rivière à traverser : un énoncé est formulé par une personne face à une assemblée divisée en deux par une rivière, ceux qui sont d’accord rejoignent l’individu qui a prononcé l’énoncé, l’un de ceux qui est en désaccord va dire pourquoi, ceux qui sont d’accord avec lui vont le rejoindre, et ceux qui sont en désaccord le quitter. La perte de sens est alors érigée en mode d’élaboration continue, et personne ne saura finalement si on a répondu à la question soulevée. Il ne s’agit pas de lever ou d’éclairer les malentendus mais d’en faire le fondement du mouvement. Dans ce monde bienheureux, le parle-être a disparu au profit du corps-être car tout le monde est persuadé que traverser une rivière, fut-elle imaginaire, pour dire oui ou non, c’est être bien plus conscient de ce qu’engagent ces deux petits mots. Mais, malgré tout cela restent deux petits mots et c’est éminemment binaire. Malentendu et binarité remplacent donc l’art oratoire, soit l’argumentation et l’élaboration par l’alternance de l’écoute concentrée et de la réponse argumentée. Le langage ordinaire devient un problème car les mots fâchent et ça c’est embêtant, donc plus de mots qui fâchent, et surtout aucune tentative de re-sémantisation des mots qui ont été falsifiés, donc « ni droite ni gauche » plutôt que la réappropriation de ce que « gauche » pourrait vouloir dire aujourd’hui si on désencastrait le mot des partis dits de gauche… Non, il s’agit d’être ailleurs, hors langage, dans cette danse des corps parlants, l’unité à labelliser dans notre diversité.
Comme si la question démocratique pouvait faire l’économie du débat conflictuel sur le juste et l’injuste, le vrai et le faux, comme s’il était possible de ne pas mettre en branle la parole pour fabriquer de la politique démocratique.
C’est platonicien et heureux. Peu de langage, pas de mots qui divisent, beaucoup de langages codés et de formes répertoriées qui rassemblent. Danser la politique plutôt que la parler. On danse ensemble, on parle séparément. La parole abolit le commun et trahit l’égalité, donc parcimonie, concession limitée !
Pascal disait qu’il fallait se mettre à genoux, prier, et que la foi viendrait. Chez Platon, il ne s’agit pas de foi, mais simplement de participer au corps social : on va mettre de l’ordre dans les mouvements du corps humain, de façon à en obtenir des retentissements positifs dans l’âme. « Avez-vous senti que l’expérience était démocratique ? », demande le maître du jeu, car malgré tout, il en faut un. Le faire « réglé » servira de pensée. Le chant et la danse mesurés enseigneront une règle de vie et surtout l’art de ne pas se fâcher.
Comment ne pas craindre que derrière cette scène chorégraphique parsemée d’énoncés rares ne se tiennent pas quelques malins ?
Nos démocrates ayant chassé le conflit régulé pour la règle majoritaire, le 50 % plus une voix, les malins pourront faire entrer dans la coquille vide, au pire une règle qui n’aura rien de désirable, au mieux une règle qui aura été décidée par ceux qui malgré tout inventent les règles du jeu, de la danse, du sourire mais confisquent le droit de qualifier les énoncés comme audibles ou inaudibles en confiant in fine à une bonne plume la traduction de ce qui n’aura pas été dit. Mais la Charte sera une chanson et le candidat un bouffon qui ne dit pas grand chose. Cela en revanche a été clairement dit par nos danseurs démocrates.
Loin de se passer de modèle, ce qui reviendra alors ce seront d’une part les outils de la majorité silencieuse à peine déplacés : le vote majoritaire, avec de nouveaux candidats labellisés mais sans projet ; le referendum mais d’initiative populaire sans qu’on sache qui rédigera la question, comment elle aura été décidée, par qui et comment. Est-ce en traversant une rivière de malentendus, ou de trop bien entendus ? Quant à l’insurrection, elle aura été considérée comme trop radicale, elle fait peur… La question de la vérité du solitaire et du minoritaire n’aura pas été posée, d’ailleurs la question de la vérité de la situation n’aura pas trouvé ici de place.
Diderot, mon ami d’enfance, avait fait de la quête de vérité, l’enjeu de l’espèce humaine dans l’Encyclopédie. « Il n’y a de qualité essentielle à votre espèce que celle que vous exigez dans tous vos semblables pour votre bonheur et pour le leur. C’est cette conformité de vous à eux tous et d’eux tous à vous, qui vous marquera quand vous sortirez de votre espèce et quand vous y resterez. Ne la perdez jamais de vue, sans quoi vous verrez les notions de la bonté, de la justice, de l’humanité chanceler dans votre entendement. Celui qui refuse de chercher la vérité renonce à la qualité d’homme, et doit être traité par le reste de son espèce comme une bête farouche (…) [4]. »
Mais mon ami, je le crains, est devenu bien inactuel. Et moi, à vouloir discutailler, débattre et ne pas être raisonnable, sans doute aussi. J’apparais et la sagesse disparaît…