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Vieilles routes, nouveaux lieux

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Dans cette lecture magistrale prononcée au Centre pour la réforme de l’État le 11 juin 2015, Mario Tronti, l’un des initiateurs de l’opéraïsme dans les années 1960, propose de relire l’histoire bicentenaire du mouvement ouvrier afin de refonder une critique radicale et révolutionnaire de la modernité. Malgré le parcours de celui qui est désormais sénateur du Partito Democratico, ce texte nous offre des éléments de réflexion extrêmement utiles pour déchiffrer la « dictature démocratique du présent ».

Ce discours s’adresse à l’intellectualité de gauche qui vient.
Si jamais elle vient. La politique, dans son autonomie,
peut en tenir compte indirectement,
très indirectement
.

Je vous préviens, je n’ai pas rédigé de texte, je ne fais qu’esquisser de grandes lignes. Pourtant, je voudrais déjà vous faire part d’un désir : celui de laisser reposer un peu certaines idées très controversées. Nous écrirons et c’est plutôt sur la base de ce texte écrit et lu qu’il faudra prendre part à une confrontation qui ne peut avoir lieu aujourd’hui. Le titre est évocateur, il correspond bien à la forme de pensée que je m’impose en ce moment : un peu métaphorique, un peu allusive, par esquisses. Il me semble que cette forme permet d’éviter les pièges de la communication facile qui nous afflige tous.

Pour entrer tout de suite dans le vif du sujet, je dirais que celui qui définit notre époque comme une dictature du présent a de bonnes raisons de le faire. J’ajouterai ensuite un adjectif, qui, j’espère, vous perturbera : il s’agit d’une dictature démocratique du présent. D’un présent qui veut dominer le passé et qui, parce qu’il l’a conquis, y parvient. Je saisis cette occasion pour exprimer une volonté : celle de ne pas laisser le passé aux mains de ceux qui aujourd’hui dominent et se proposer de le reprendre. D’où le titre pris d’un vers du Roi Lear de Shakespeare. Le Duc de Kent est exilé et, en partant, il s’adresse ainsi à la cour : « Avec ces mots, ô princes, à tous, Kent dit adieu ; Il ira sa vieille route mais en de nouveaux lieux ». Que veut-il dire ? Ceci, exactement : le nouveau monde est là, on ne peut nier que le nouveau existe. Il est là, il perce, il domine. Le monde d’hier qui était aussi notre monde, mon monde, est fini, mais dans le nouveau monde, les traces de l’ancien restent. Il faut retrouver ces traces et les utiliser. Ça n’est alors plus simplement une question de positionnement mais aussi une question d’existence. Il y a la place qu’on occupe dans le monde et il y a la manière dont on y vit. Au fond, il faut voir que nous ne sommes pas face à une simple crise de la politique ou à une simple crise de société, mais plutôt face à une véritable crise de civilisation. Aux griffes de la critique, il nous faut soumettre ce way of life, qu’on disait autrefois américain, qu’on dit aujourd’hui occidental et qui tend à devenir global, ou mondial. Entre les formes d’une action politique alternative et les formes de vie dominantes en vigueur, il s’est ouvert un conflit, qu’on doit faire émerger et qu’il faut porter à la conscience individuelle et collective. Cela suppose un corpus d’analyse et un style de pensée, une manière de prendre la parole, orale et écrite, qu’il est nécessaire d’assumer, pour rétablir la dialectique ancien/nouveau, je dirais même ancien/moderne. Permettez-moi de souligner un fait qui peut sembler paradoxal, mais qui est plutôt logique : ce sont précisément les chantres du « tout est changé » et donc du « tout doit changer » qui résistent le plus aux changements de perspectives que doit s’imposer la recherche.

Ce qu’il faudrait aujourd’hui, au niveau intellectuel, au niveau de la culture, au niveau de la théorie, au niveau de la pensée, c’est un coup, un coup qui vienne clore une phase, une phase toute défensive, toute de réponse, toute subalterne. Inaugurer une sorte de réaction. Réaction est un mot qui ne nous appartient pas, mais quand la révolution vient du dehors et qu’elle contrevient, on ne peut agir que dans la réaction. Si l’agir n’est plus entre nos mains, on ne peut faire autre chose que se proposer de réagir. La lutte pour l’hégémonie est une lutte très politique et, comme tout ce qui est politique, elle doit être menée dans la contingence. Un avertissement nécessaire cependant : en ce moment, ce type de réaction peut s’exprimer principalement, sinon exclusivement, au niveau théorique, au niveau du travail intellectuel, du travail culturel. L’initiative pratique, avec ses lois de mouvement, ne doit pas suivre cette route. Sa contingence est différente, elle répond à d’autres paramètres, et il faut s’y loger avec d’autres intentions et des comportements différents. Dans cette phase, une réaction, disons pratico-politique, n’est pas envisageable, parce que le rapport de force s’est organisé d’une manière telle qu’il ne permet pas cette réaction. Il faut, justement, isoler le terrain du théorique et de la pensée pour qu’une telle opération soit possible. Il faut avoir à l’esprit que pensée et politique, théorie et pratique, selon notre ancienne grammaire, se nouent, se répondent, se déterminent réciproquement, seulement dans un état d’exception. À l’état normal, les deux plans s’écartent et deviennent presque indépendants l’un de l’autre. Cette indépendance doit être concrètement réalisée. J’ai exprimé la chose dans une formule à laquelle je tiens beaucoup, car elle résume bien l’attitude que je pense la plus juste : penser extrême, agir prudent. Tout est là. Il faut pousser la pensée des renversements possibles jusqu’à ses limites, voler avec elle jusqu’aux visions stellaires. Dans la pratique, en revanche, il faut se contenter de naviguer à vue, de tenir le cap, d’éviter les écueils, et de prendre en considération les vents. Ce principe, « penser extrême et agir prudent », j’essaie moi-même de le pratiquer au quotidien : quand j’étudie chez moi et quand je vote au Sénat. Je connais et reconnais ces deux dimensions qui ne se correspondent pas, qui ne sont pas sur le même plan, qui ne doivent pas rester sur le même plan. C’est ce qui permet de rester dans la contingence tout en se libérant d’elle, et cela, dans une espèce de liberté vigilante.

Pendant les années du Centre pour la Réforme de l’Etat [1], j’ai longuement essayé, peut-être de manière un peu maladroite, de tenir ensemble culture et politique. Je me souviens que le titre du premier exposé lors de l’Assemblée du CRE en 2004 annonçait justement « Politique et culture ». Je partais des thèses de Bobbio, de la polémique entre Togliatti et Bobbio, pour relancer le projet d’un nouvel engagement intellectuel visant une revanche politique. Le programme était : donner une culture à la politique et donner une politique à la culture. Il en a résulté – me semble-t-il – la contribution au généreux programme de Bersani qui cherchait à dépasser l’opposition des deux gauches pour aboutir à la construction d’une grande force politique unitaire de la gauche italienne et européenne. Ensuite, entre la politique et la culture s’est interposée l’histoire, l’histoire présente et contingente. Présente, non pas au sens où elle serait une irruption de la nouveauté, comme on aime à dire, mais plutôt au sens où elle relèverait d’une répétition de l’identique, avec sa puissante force contraignante. Et contingente, avec son jeu de variables immédiates, imprévues et imprévisibles, avec cette charge de « non raison » qui conditionne l’action. C’est là, peut-être, le point déterminant. La contingence de l’histoire est chose décisive, car elle est ce avec quoi la politique a surtout à faire : la politique est, et sera toujours, en dernière instance, gestion de la contingence.

Aujourd’hui, je ne vois pas de possibilité immédiate de renverser cette contingence, c’est pourquoi il faut seulement tenter d’en faire l’usage le plus avisé possible. Je regarde, avec une sympathie distante, les convergences entre des luttes qui entendent contester la logique d’ensemble du système. Mais je suis arrivé à la conclusion que celles-ci ne reprendront pas une force véritable, une efficacité crédible sans revenir sur les fondements de la pensée à partir desquels elles ont été élaborées à l’époque passée. C’est de cette façon, selon moi, que doit se modifier le rapport entre politique et culture. Comme vous pouvez le constater, je tire ici des leçons que j’applique déjà pour mon compte : sur le virage de la pratique, ralentir ; sur la ligne droite de la théorie, accélérer.
Le développement objectif des choses, des faits, des événements, les nécessités et les compatibilités qui constituent la réalité, le rapport de force excessivement déséquilibré au seul avantage de qui commande, toute cette pratique qui s’exprime dans la cage d’acier-monde à l’intérieur de laquelle nous sommes enfermés, nous prive de toute perspective sérieuse, formulable et crédible de rupture immédiate. À moins de choisir d’aller vivre sur l’ile de l’utopie. Dans l’immédiat, il est tout autant impossible d’accepter ce monde que d’en construire un nouveau : voilà la condition humaine [en français] qui aujourd’hui est la nôtre. En prendre acte est un gage d’honnêteté intellectuelle. Un moment d’attente vigilante – l’« entretemps » ou le moyen terme toujours décisif – est nécessaire pour réorganiser le front de la lutte, avec un New Model Army, une armée d’un genre nouveau, à savoir une force sociale organisée, plus réaliste et plus audacieuse que celle du passé. Cela suppose un travail de long terme à assigner aux jeunes générations, et non d’improbables et inutiles illusions « de mouvement ». Si quelque chose se profile, dans cette situation où il existe un bloc pratique contingent, c’est un moment favorable à l’initiative théorique visant à préparer le terrain au grand coup de la réaction intellectuelle dont j’ai parlé.

Pourquoi ? Que s’est-il passé sur ce terrain ? Ma réponse, toute personnelle, à l’image de ce discours, est la suivante : la philosophie de la praxis a été mise en déroute. Elle était le nom que l’on donnait au marxisme. Gramsci, en particulier, employait cette expression non seulement pour contourner la censure pénitentiaire, mais aussi parce qu’elle exprimait, d’après lui, la définition la plus appropriée de la pensée de Marx. Cette philosophie de la praxis est tombée par terre et s’est cassée en deux : d’un côté la philosophie, de l’autre la praxis. Ce n’est pas un mal. Ce qui l’était en revanche, c’était l’identification immédiatiste entre philosophie et praxis. Une identification qui établissait entre théorie et praxis un rapport rigide, déterministe, vulgairement matérialiste. N’inscrivez pas tout de suite ce que je viens de dire dans l’horizon du révisionnisme. Il ne s’agit pas de mettre Marx au grenier. Au contraire, nous sommes poussés, investis par l’obligation éthico-politique de sauver Marx du naufrage du Vingtième siècle. Et cela vaut en particulier pour la tradition marxiste italienne. Tout cela correspond à une histoire que nous avons vécue comme une expérience intellectuelle dans les décennies passées, celles de la seconde moitié du XXème siècle. Avec Pasquale Serra, un intellectuel très sensible à ces thématiques, nous travaillons à une tentative de déstructuration de cet horizon très italien. Quel est-il ? En premier lieu, il relève d’un certain gramscisme, mais pas celui d’influence crocienne qui a bel et bien nui, à mon sens, à notre bataille des idées. Je pense plutôt au gramscisme d’influence – peut-être assez peu consciente – gentilienne ; à cette composition d’historicisme et d’actualisme qui a caractérisé le marxisme italien. Il faut faire attention : le marxisme italien est une chose très sérieuse, très importante, même sur le terrain international. Nous nous en apercevons aujourd’hui au niveau global. Il existe deux traditions d’excellence dans les séminaires de nombreuses universités des États-Unis, d’Australie, d’Amérique Latine, et bien sûr d’Europe : le gramscisme et l’opéraïsme. C’est ce qui a fait parler, dans des essais et des ouvrages, de différence italienne ou d’italian theory. D’où la nécessité de rouvrir le chapitre de la tradition culturelle du mouvement ouvrier italien. Il serait par exemple très intéressant que de jeunes forces intellectuelles se lancent dans des recherches sur la manière dont cette composition théorique a influencé, positivement et négativement, la pratique politique des communismes italiens, de la naissance au suicide du « nouveau parti ». On en tirerait des critères de jugements lumineux sur notre présent incertain et difficile.

Quelles seraient les lignes directrices à partir desquelles ce type de réaction intellectuelle pourrait se déployer ? Je n’en mentionne que trois. Première ligne de recherche : nous devrions aujourd’hui élever avec détermination le drapeau d’une revendication orgueilleuse de notre histoire. Quelle histoire ? L’histoire – je l’appelle comme ça – du mouvement ouvrier. Nous avons commis la faute de laisser cette histoire se limiter à des horizons restreints : un morceau du Vingtième siècle, les soixante-dix années marquées par la tentative de construction communiste du socialisme. C’est pourquoi cette histoire a été, une fois ce projet écroulé, entièrement archivée. Il s’agit pourtant d’une histoire longue, non au sens d’une histoire de longue durée, car celle-ci se mesure en millénaires, mais au moins au sens d’une histoire de moyenne durée. Elle part de la fin du XVIIIème siècle, avec la première révolution industrielle ; elle se poursuit tout au long du XIXème siècle, avec des expériences de lutte et d’organisation à revisiter entièrement ; et elle parvient enfin au XXème siècle, qu’elle traverse en protagoniste, dictant l’ordre du jour de la politique. Elle pouvait le faire, parce qu’elle partait de loin et parce qu’elle voulait aller plus loin encore. Le mouvement ouvrier nait avec l’industrie, avec le capitalisme industriel. C’est là que se réalise le passage du prolétaire à la classe ouvrière, de la classe en soi à la classe pour soi, de la classe à la conscience de classe via l’organisation. Le capitalisme industriel, pour dépasser cette contradiction intime, a dû se dépasser lui-même : en allant à la rencontre des nouvelles contradictions qui l’affligent aujourd’hui. C’est autour de celles-ci que le conflit devrait s’organiser. Mais seul celui qui se fera héritier conscient de cette histoire pourra le faire : formes de lutte, expériences collectives, solidarity for ever, mutualisme, coopération, syndicat, puis parti, jusqu’à la tentative de se faire État ; mais aussi, patrimoine idéal, conception du monde et de la vie, tout cela élaboré avec passion et réalisme. Ces deux dimensions, nous devons à nouveau les faire nôtres. Elles constituent le chemin lumineux, que toutes les ombres accumulées, n’arrivent pas à obscurcir. Je n’arrive pas à comprendre, vraiment je ne peux pas comprendre pourquoi – je ne dis pas tout de suite après l’effondrement dramatique, mais au moins dans les longues années qui ont suivi – pourquoi nous n’avons pas envisagé la chose de cette manière. Je ne veux pas cacher un aspect du problème. Cette histoire est morte. À quoi bon, politiquement, l’exhumer dans une période qui ne la reconnait pas ? Tout d’abord – on vient de le dire – afin d’apprendre comment on lutte. Mais pas seulement. La mémoire est une arme. Et le passé est plus fort du futur pour combattre le présent. Le passé a existé, il est quelque chose de réel. Le futur est une fiction, qu’on peut raconter comme on veut. Tout est dans la VIème thèse sur le concept d’histoire de Benjamin : « Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographie intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher ». La voilà, la faute, notre faute, celle de ces années, de ces décennies : nous n’avons pas mis en sûreté notre passé. Alors, apparait le principe de méthode à partir duquel travailler : aujourd’hui, étant donné l’actuel rapport de forces, la mémoire contient une charge antagonique, une puissance destructrice, plus grande que n’importe quelle utopie.

Nous disions donc, ne pas se borner au Vingtième siècle. Mais ici se pose un problème fort, théorico-politique : celui du rapport entre mouvement ouvrier et modernité. Mieux : entre Mouvement ouvrier et Modernité, tous deux avec des capitales, car tous deux de même dignité. L’irruption de ce sujet historique a changé le destin de l’époque moderne, il lui a imprimé un autre sens, une autre forme, une autre direction, il a recueilli dans la poussière le drapeau, une fois tombé, de la libération humaine que le Moderne avait magnifiquement placé en exorde. L’époque moderne, dans les deux derniers siècles, ceux de sa maturité, a été le grand champ de bataille de l’affrontement entre capitalisme et mouvement ouvrier, avec l’indication de deux destins alternatifs pour le futur de l’être humain, au moins en Occident. Que de ces deux destins alternatifs l’un ait été vainqueur et l’autre vaincu, que l’un soit présent et dominant quand l’autre a disparu, oublié, cela – nous ne l’avons pas encore dit mais il faut le dire – cela a été une tragédie pour l’humanité. La seule existence d’une lutte entre deux camps donnait un sens à l’histoire, qu’elle semble ensuite avoir totalement perdu. C’est dans ce contexte d’histoire moyenne-longue que doit advenir l’issue finale de la narration. De 1989-1991, on ne comprend que très peu de chose, ou rien, si cette date qui a fait époque est considérée hors de ce contexte. Hors de cette narration, on ne voit pas – et de fait on n’a pas vu – derrière l’événement de libération, le point de catastrophe qui s’est produit. L’histoire, les vainqueurs l’écrivent seulement lorsque les vaincus renoncent à écrire la leur propre. Quand je suis arrivé au CRE, j’ai proposé de changer le logo : j’ai choisi le tableau fameux d’El Lissitzky, « Battez les blancs avec le coin rouge ». Aujourd’hui, enfin, nous savons que le coin rouge s’est brisé sur le cercle blanc. Nous devons non seulement être conscient de cela, mais aussi apprendre à en faire le deuil ; autrement, nous allons le refouler et il va conditionner – oh, si, il nous a conditionné ! – tout le penser et l’agir des années à venir. Un passage tragique, voilà ce qu’a été 1989, et davantage encore 1991. Je suis surpris par l’absence de cette dimension tragique de l’histoire humaine dans la sensibilité critique de toute la gauche d’aujourd’hui. On a théorisé la légèreté juste au moment où le cours historique entier tournait lourdement sur lui-même et stabilisait l’ancien ordre, en introduisant ainsi, il faut bien le dire, les nouveautés nécessaires. La désorientation politique des masses, visible dans les flux sauvages du consensus, et qui frappe aujourd’hui ensemble classes dirigeantes et masses populaires, cette désorientation trouve ici ses origines profondes.

Ici, dans le rapport ancien/nouvel ordre se greffe la deuxième ligne directrice de recherche. Celle qui concerne l’ordre mondial d’aujourd’hui par rapport à l’échiquier international d’autrefois. Ce ne sont plus des nations mais des continents qui sont en jeu. Je laisse de côté la question pourtant intrigante de savoir s’il s’agit d’un ordre ou d’un désordre. Il faudrait y consacrer tout un discours géopolitique, que ces notes ne peuvent contenir. Ce qui me presse pour le moment, c’est le désir d’un grand retour de la critique du système, celle-là même qui s’est perdue. Il faut se réapproprier conceptuellement le Gesamtprozess. Le chemin de Marx, dans les trois volumes du Capital : procès de production, procès de circulation, procès d’ensemble. Toujours Prozess, c’est-à-dire mouvement du système, avec ses lois. Je ne sais pas si on se rend compte que depuis des années, des décennies désormais, avec le discours du néolibéralisme, la réalité du capitalisme a disparu. Ainsi en va-t-il quand nous employons le substantif mondialisation, en oubliant d’ajouter l’adjectif capitaliste. Ces mots qui prétendent révéler, en réalité occultent. Derrière le néolibéralisme, le capitalisme a disparu. Derrière la mondialisation a disparu le capital-monde. Derrière la critique des inégalités sociales a disparu le conflit de classe comme rapport de force. S’en suivent des formes de contestation dégénérées, qui ne mettent pas en question la substance-sujet qui les a générées. Les analyses récentes de ces processus - et heureusement, il y en a - sont non seulement intéressantes, mais aussi brillantes. Mais que manque-t-il ? Il manque la politique. Il manque une analyse contemporaine des rapports de force qui permettent ces processus. Très heureuse formulation que celle des quatre-vingt-dix-neuf pour cent ; elle est utile à la dénonciation des inégalités. Mais dans ce processus, au cours duquel la pauvreté dans le monde diminue en valeur absolue alors que croît l’écart relatif entre pauvres et riches, au cours duquel se déplacent les frontières traditionnelles de classe et de rang, il y a un problème politique à côté et même au-dessus du problème économique. C’est que celui qui commande ces processus – parce que ces processus sont commandés ! – a les mains libres, complètement libres, sans aucune force à même de le remettre en cause. Les trente glorieuses, 1945-1975, cela est établit, n’auront été qu’une parenthèse, un état d’exception typique du Vingtième siècle, dans la longue durée du capitalisme. Le rapport de force entre capital et travail, était anormalement équilibré. Il y avait eu la guerre, il y avait eu la lutte de libération, les masses populaires, organisées et orientées par de grands partis avaient occupé le terrain en véritable protagoniste. Mais l’on oublie de remarquer que l’équilibre de force entre capital et travail était un équilibre de force entre capitalisme et socialisme. C’étaient les années de la guerre froide, avec ces blocs de puissances qui symbolisaient, malgré tout, une lutte de classe au niveau mondial. Le capitalisme devait répondre à un défi et il y répondait par le miracle économique, le plein emploi, les politiques de welfare et la démocratie représentative. Mais retournons au discours d’autrefois. Quand cet équilibre s’est rompu, sous les applaudissements de nos parterres, on est, il faut le répéter, retourné à l’état normal, celui d’avant et d’après le XXe siècle, où l’hégémonie d’une partie l’emporte sur l’autre, sans plus d’alternatives, ni de modèles économico-sociaux ni de projets politico-théoriques.

Quand j’entends parler de société liquide, de société du risque ou de société de l’homme endetté, je me pose toujours cette question : sommes-nous encore dans une société capitaliste, ou en sommes-nous déjà sortis, sans nous en apercevoir ? Là encore, c’est un point décisif et politique à nouveau. Il ne s’agit pas de nier les transformations en cours, mais de comprendre et de faire comprendre dans quel contexte elles adviennent, et quelles directions elles prennent. Mais l’idée que je voudrais souligner avec davantage d’énergie encore est la suivante, je l’ai déjà dit, je le répète : il ne suffit plus d’une critique de société, il nous faut une critique de civilisation. Compte tenu de la situation actuelle des personnes et des peuples, il faut absolument construire une anthropologie qui ouvre grand les portes à des terrains d’initiative pour la bataille des idées. Ici même, dans l’Europe et dans tout l’Occident, qui sont impliqués sans en avoir conscience dans la grande crise de la modernité. Il faut reprendre l’analyse, complètement abandonnée, des nouvelles formes, véritablement inédites, de l’aliénation humaine ; rouvrir, d’un point de vue partial, des boites à outils qui se sont soudainement fermées, il y a longtemps déjà. On y trouvera une lecture de l’histoire comme histoire des mentalités, une anthropologie de l’individu, une psychologie des masses et une géopolitique pour décrypter le monde, mais aussi une théologie politique pour pouvoir à nouveau entrevoir l’au-delà. Le défi tragique que lance aujourd’hui le fondamentalisme à la civilisation va se manifester aussi sur ce terrain. Qui, sinon une gauche héritière du mouvement ouvrier peut se faire l’auteur de cette critique d’ensemble de la civilisation ? On entend partout parler de consensus, mais cette obsession ne devrait pas être aussi impérieuse : il faut le conquérir, certes, mais aussi le consolider, en reconstruisant un champ de référence - année après année et non jour après jour - sur lequel s’appuyer. Toutes les couches sociales sont prises dans un mouvement de confusion. La prédiction marxienne de la prolétarisation croissante était trop rationnelle pour être entièrement vraie. L’être humain et les lois du mouvement de la société ne se rangent pas toutes sous la lumière de la raison. L’ascenseur social va du bas vers le haut, et on assiste bel et bien à des processus d’embourgeoisement. Mais il va aussi du haut vers le bas, de telle sorte qu’on assiste aussi bien à des processus de prolétarisation. Ces processus ne sont pas d’une grande nouveauté, seul leur caractère massifié en est une. L’anomalie réside plutôt dans le fait que, dans l’actuel consensus, les processus d’embourgeoisement sont pris en charge par la gauche alors que les processus de prolétarisation le sont par la droite. Il s’agit d’un problème qu’il faudrait au moins faire accéder au niveau de la conscience, pour savoir ce qui s’est passé. C’est là que la politique doit marquer sa présence : son point de vue est indispensable, son attention est nécessaire.

Sur la troisième ligne directrice, je serai très allusif. Il s’agit d’une thématique très importante : vous la trouverez mieux exposée, même si elle conserve une part d’approximation irréductible, dans mon ouvrage Dello spirito libero. Pour que ce coup de réaction dont nous parlions soit efficace il faudrait assumer une analyse politiquement incorrecte de la défaite historique du mouvement ouvrier. Cette analyse n’a pas été faite sous cette forme. Nous devons nous dire la vérité sur nous-mêmes et refuser celle qu’on nous impose de l’extérieur. À mon avis, le fil conducteur à suivre ici est le suivant : reconsidérer de fond en comble, en mettant à jour les instruments d’enquête, toute la portée du lien entre tradition et révolution, entre mémoire et action. La continuité et non la fracture, le passage et non le saut. Pour ce faire il nous faut – c’est le mot que je souhaite employer – une Zur kritik marxienne du marxisme. Que pouvons-nous faire de ce patrimoine théorique, nous qui en sommes les héritiers ? Avant de l’investir, il faut le valoriser, mais le valoriser – voilà le point – à travers un dépassement. Aufhebung : une critique qui n’annule pas mais conserve, qui abat le négatif et garde le positif. Dans notre jeunesse, nous nous sommes libérés du matérialisme dialectique ; et via des épreuves et des fautes, nous sommes parvenus à la conclusion, peut-être plus prudente, que le moment de nous détacher du matérialisme historique était arrivé lui aussi. Marx n’est pas le nom d’un livre de recettes pour faire bouillir les marmites de l’avenir théorique. Marx est le nom d’un point de vue partial sur la société, sur le monde, sur l’être humain. C’est cela que nous devons conserver jalousement et que nous devons même aujourd’hui, redécouvrir, restaurer, en adaptant ce point de vue à ces temps qui sont les nôtres et dans lesquels nous combattons. C’est la tâche de l’intellectualité politique qui reprendra ce legs historique.

Une des opérations qui devrait donc être menée sans délai est la relecture critique, après le Vingtième siècle, des trois sources classiques du marxisme : la philosophie classique allemande, l’économie politique anglaise, la pensée politique française. Au-delà du catéchisme à travers lequel elles ont été racontées, il s’agissait de sources authentiques. Marx n’a pas été un bon lecteur de Hegel, et Hegel de toute façon sera relu à chaque tournant d’époque. Marx n’a pas eu la chance que nous avons eu de connaitre cette mine de pensée qui se rapporte à la formation du « jeune Hegel », et dont, justement, la culture du Vingtième siècle nous a fait cadeau. Ici en particulier, chez nous, Della Volpe et Luporini, marxistes hérétiques, nous ont mis sur le bon chemin par diverses voies. Ce chemin doit encore être parcouru. Sur l’économie politique nous nous sommes en partie déjà exprimés : l’économisme du marxisme nous a fait voir beaucoup de choses, mais il nous en a aussi cachées d’autres. Hors de l’économique il y a des mondes vitaux, indépendants de lui, qui restent inexplorés justement par ceux qui voudraient subvertir ou au moins changer le monde et la vie. L’économie politique et la critique de l’économie politique sont restées toutes les deux prises au piège par une suprématie mystique des nombres sur les personnes, des chiffres sur les besoins. Aujourd’hui des bilans de comptables sont faits sur les existences quotidiennes. La politique doit cesser de suivre l’inspection des Finances. Il lui reste le passage le plus délicat, celui de l’articulation stratégique pour recomposer un discours d’ensemble. C’est là, peut-être, que peut se faire le nécessaire bond du tigre. Il faut s’émanciper définitivement d’un horizon démocratique bourgeois. Ces mots paraissent vétustes. Ils ne le sont pas. Ils ont une impressionnante actualité. Le champ démocratique vit et opère aujourd’hui sous une hégémonie bourgeoise progressiste indiscutée. Cela provoque, d’ailleurs, l’irruption de pulsions démagogico-populistes destructrices qui empêchent la construction d’une droite libérale-démocratique. C’est une situation bloquée et compliquée à résoudre. Il faut redéfinir les deux champs, les diviser et les unifier à nouveau, de l’intérieur. Tout cela est abstrait, je le sais, mais l’abstraction de la pensée clarifie les choses quand le concret de l’action devient confus. Pour ma part, je mets à l’ordre du jour cette partie du discours politico-culturel sous le nom de « critique de la révolution française ». Il faut repartir de là, et de tout ce qui a préparé cela, parce que c’est là que se forme cet apparat idéologique qui a fait dévier le destin - ou au moins le destin idéal - du mouvement ouvrier. Sur ce terrain, pas exactement théorique mais plutôt culturel, sur ce terrain de la bataille des idées, je doute depuis des années : peut être ne sommes-nous pas arrivés où nous voulions arriver, précisément parce que nous aurions fait fausse route. C’est pourquoi il faut faire cette critique, une critique, non à la Rousseau, mais peut-être plutôt à la Burke, lequel avait écrit selon Novalis, dans ses Reflections on the Revolution in France, en 1790, « un livre révolutionnaire contre la révolution ». On ne comprend pas la révolution française si on ne règle pas leur compte aux grands penseurs de la Restauration. Prenez cela au sérieux, même si ce que je vous raconte vous parait absurde : si on ne se libère pas de la mentalité progressiste, on ne sortira pas de la subalternité culturelle. Je vous fais cadeau, à ce propos, d’une perle de Musil. Nous avons commencé avec Shakespeare, nous terminerons avec Musil. Un petit texte, L’homme allemand comme symptôme, qui reprend une série de notes contemporaines de L’homme sans qualité, a récemment été publié en italien. Une de ces notes parle du progrès comme de quelque chose de très similaire à un rêve. Tu rêves d’être à cheval, le cheval marche, trotte, galope, court et à un moment, tu ne sais plus comment descendre, car la bête ne s’arrête jamais. Et alors le rêve devient un cauchemar. Le progrès fait sens seulement s’il a une fin. S’il n’y a pas de fin et, j’ajoute, si on ne lui donne pas une fin, il perd son sens. Vers où court-il ? Et à quoi bon ? Cette vieille question appelle une nouvelle réponse.

Un avertissement, enfin, qui, bizarrement vient clore plutôt qu’initier mon propos. Après avoir lu ou écouté, j’imagine que la question qui se pose à présent est celle du sens, non du progrès, mais du discours. Le discours, pour faire sens, doit lui aussi avoir une fin : un terme et un but. Comme ça n’est pas évident je vais essayer de le dire de la manière la plus transparente possible. Il ne s’agit là certes pas du discours d’un démocrate réformiste, mais peut-être de celui d’un révolutionnaire conservateur. En vérité, je suis en train de chercher de nouvelles armes pour l’ancienne guerre. Des armes intellectuelles, cela va sans dire, pour une guerre qui est civile, au sens de civilisée, et qui fut une guerre de classe. Le culturellement correct, avec son cousin proche, le politiquement correct, ont réussi, ensemble, à nous désarmer entièrement afin d’assurer la sécurité de ce qu’on appelait, avec de bonnes raisons, l’ordre constitué, c’est-à-dire l’état de choses présent. Je suis en train de réfléchir aux moyens de sortir du siège, avec des thèmes, des auteurs, des mémoires, et des pensées parfois imprévus. Peu importe qu’ils furent déjà mobilisés, et par qui ils le furent, à condition qu’ils servent à garder en vie, autonome, la bataille des idées. Le chemin vers l’après viendra de l’accumulation originaire de tout le capital nécessaire à la critique de l’aujourd’hui. Ce monde, il suffit de le regarder pour le détester. Fixons-le donc pour le moment, avec des yeux lucides, mais l’esprit plein de feu.

Post-scriptum

Cette intervention a été traduite par Davide Gallo Lassere. La version originale du texte est ici : http://www.centroriformastato.it/in-nuove-terre-per-antiche-strade/

L’œuvre fondamentale de Mario Tronti, Ouvriers et capital, a récemment été retraduite par les éditions Entremondes. Une journée d’étude consacrée à l’ouvrage aura lieu à l’Université Nanterre Paris Ouest le 11 juin 2016 : http://sophiapol.hypotheses.org/19457

Notes

[1Fondé par le PCI en 1972, c’est désormais une Fondation spécialisée dans les études politico-institutionnelles. Tronti a été Président du CRE entre 2004 et 2015.