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L’Europe et le spectre de la démocratie Entretien avec Yanis Varoufakis

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L'Europe et le spectre de la démocratie

De janvier à juillet 2015, Yanis Varoufakis a été le ministre des finances du premier gouvernement mené par Syriza en Grèce ; à ce titre, il a tenté de renégocier les termes du protocole d’entente prescrit à son pays par l’Eurogroupe et la « Troïka » – la Commission européenne, la Banque centrale Européenne et le Fonds monétaire international. Il a démissionné quand le premier ministre grec Alexis Tsipras a désavoué sa victoire écrasante au référendum du 5 juillet 2015 en cédant aux exigences des créanciers de la Grèce. Depuis lors, Yanis Varoufakis a œuvré à la fondation d’un mouvement trans-européen pour la démocratisation de l’UE. Vacarme traduit ici un entretien paru en anglais sur near futures online #11.

Comptes sombres

J’aimerais commencer par quelques questions sur la Grèce et sur les relations du deuxième gouvernement d’Alexis Tsipras – Syriza II – avec ses créanciers. Le FMI tout d’abord. Après ce qu’on peut appeler la reddition du gouvernement grec, en dépit des résultats du référendum du 5 juillet, la position du FMI a semblé, dans une certaine mesure, s’assouplir : « Il faut bien l’admettre », ont dit en substance ses représentants, « la dette grecque n’est pas soutenable » – il faudrait donc qu’elle soit relativement allégée. Le ministre des finances allemand Wolfgang Schäuble, le président de la Banque centrale allemande et les autres partisans de la ligne dure du club des créanciers ont aussitôt repoussé l’idée d’une réduction, même modeste, de la dette. Dans les mois qui ont suivi, le clivage entre la position intransigeante représentée par Schäuble et l’approche manifestement plus clémente du FMI ne s’est pas résorbé. Pourtant, Alexis Tsipras s’est efforcé, jusqu’à présent sans succès, d’écarter le FMI du groupe des institutions impliquées dans la mise en œuvre du troisième « protocole d’entente » (d’accord). Comment expliquez-vous cette tentative, par le premier ministre grec, de se débarrasser de l’acteur institutionnel apparemment le plus disposé à reconnaître la nécessité d’un effacement partiel de la dette grecque ?

D’abord, il n’y a là rien de neuf. C’est un fait historique : le FMI a répété, à juste titre, que la dette n’est pas soutenable depuis 2011-2012. En 2012-2013, Christine Lagarde a même proposé au gouvernement de coalition conservateur/PASOK une alliance entre Athènes et Washington, afin d’obtenir de l’Eurogroupe un allègement de la dette. Cette alliance a été rejetée par le gouvernement grec, qui a préféré rester loyal à Berlin. Ce que vous avez décrit n’est donc que la répétition du même schéma. Si vous lui posiez votre question, Alexis Tsipras vous dirait que, quand le FMI se répand sur la nécessité de réduire la dette, il ne parle que de la part due aux Européens sans jamais se référer à la part qui lui revient. Le FMI, expliquerait-il, ne propose des coupes que dans la bourse des autres, pas dans la sienne.

Il insisterait surtout sur les conditions impitoyables que le FMI pose à la Grèce, en matière d’assouplissement du droit du travail et de diminution des pensions de retraite. Tsipras soutenait déjà cet avis quand j’étais au gouvernement. C’était sa conviction, pas la mienne. Pour ma part, j’étais plus ambivalent sur cette volonté de se débarrasser du FMI au motif de l’insuffisance et de l’hypocrisie de ses protestations sur l’allègement de la dette. Tsipras estimait qu’un équilibre plus juste entre réglementation sociale du travail et réforme des retraites d’une part, allègement de la dette de l’autre, ne pouvait être obtenu qu’en traitant directement avec les responsables européens. Selon moi, c’est une erreur : le gouvernement fédéral de Berlin a besoin de l’appui du FMI. Le semblant de conflit entre Washington, Francfort, Bruxelles et Berlin n’est qu’un jeu sur lequel Athènes ne devrait pas miser. Le FMI restera dans la course, sans doute sans prêter davantage, parce qu’il est absolument essentiel pour Angela Merkel d’avoir, aux yeux du gouvernement fédéral, le FMI de son côté.

La reddition du gouvernement grec, pour reprendre votre expression, est désastreuse pour une raison particulière : nous n’avons pas su profiter des divisions internes du FMI pour arracher à la Troïka un accord dont le préalable aurait été l’allègement et les restrictions de la dette. À partir du moment où l’on a capitulé, jouer sur la participation ou non du FMI n’a plus grande importance : c’est hors-sujet, la partie a été perdue.

Ma deuxième question porte sur les liens entre les conséquences du troisième mémorandum imposé à la Grèce et l’évolution des politiques européennes relatives à l’immigration. Le 30 août 2015, la politique officielle du gouvernement allemand relativement aux réfugiés – et spécialement aux réfugiés en provenance de Syrie – a pris un virage remarquable. Vous avez souligné dans un article 2 le contraste entre la position de principe de la chancelière allemande face à l’afflux de demandeurs d’asile et son attitude à l’égard de la Grèce quelques mois auparavant. Certes, l’Allemagne avait été jusqu’alors plus accueillante que ses partenaires européens (à l’exception de la Suède) ; mais le discours du 30 août d’Angela Merkel avait ceci de remarquable qu’elle y disait, premièrement que l’accueil des réfugiés était un devoir moral, deuxièmement que l’Allemagne et l’Europe dans son ensemble en avaient les moyens. Or jusque là, les gouvernements européens avaient toujours avancé, pour justifier l’inhospitalité de leur politique, qu’ils ne pouvaient accueillir tout le monde. Passé le choc produit par le revirement soudain de Merkel, les gouvernements français et britannique, les représentants des institutions européennes – ainsi que des membres importants du parti de la chancelière et de son propre gouvernement – n’ont pas manqué de contrecarrer cet appel à une Wilkommenskultur. Soucieux de garder leurs distances avec la position ouvertement xénophobe des dirigeants d’Europe centrale et orientale, ils sont parvenus à faire valoir une « position intermédiaire » : l’UE serait désormais plus accueillante à l’égard des réfugiés certifiés, mais serait en même temps plus sévère à l’égard des migrants économiques. Et pour faire le tri entre les « bons » et les « mauvais » étrangers, les dirigeants européens ont déterminé aux frontières de l’Europe, des « points chauds » où aurait lieu le processus de sélection. Sous la responsabilité du gouvernement allemand, ils ont signé de nouveaux accords avec les pays de « transit » – la Turquie en particulier –, dont les gouvernements recevraient des financements européens conséquents pour empêcher les demandeurs d’asile d’entrer sur le territoire européen. Or c’est là que la Grèce, d’un coup, devient un acteur important. Principale porte d’entrée des réfugiés, elle acquiert le statut de pays de transit communautaire interne. En d’autres termes, les autorités européennes, et le gouvernement allemand en particulier, demandent à leurs homologues grecs d’empêcher les migrants de poursuivre leur voyage vers le nord de l’Europe.

Dans ce contexte, des rumeurs ont circulé dans la presse allemande, en octobre et novembre 2015 : Merkel aurait été prête à assouplir sa position sur la crise de la dette grecque si, en retour, le gouvernement Tsipras acceptait de maintenir les réfugiés en Grèce et de renforcer la maîtrise de ses propres frontières. Ces derniers mois ont toutefois montré qu’on était repassé de la carotte au bâton : la Commission européenne, soutenue par les gouvernements de plusieurs États-membres, menace désormais la Grèce d’un nouveau type de « Grexit » – une sortie de l’espace Schengen où, en principe, le contrôle des frontières intérieures de l’Europe a été aboli –, si son gouvernement ne consent pas des efforts plus importants pour préserver des réfugiés le reste de l’Union. Que pensez-vous de ces derniers rebondissements ?

Prenez les mots « Européen », « réfugié », « politique », associez-les, vous obtenez une bonne blague. Même chose si l’on mixe les mots « Européen », « étranger », « politique ». Ce que vous décrivez le prouve : il n’y a pas de politique européenne des réfugiés. La politique d’une part, l’instrument de sa mise en œuvre d’autre part – l’instance censée superviser la protection des frontières communes européennes – sont en ruine.

Le début de l’afflux massif des réfugiés a coïncidé, dans le temps, avec la déroute du gouvernement dont je faisais partie, avec l’humiliation du Premier ministre grec et de ceux de mes camarades qui ont accepté la capitulation en restant au gouvernement. Ces deux événements sont indépendants. Mais à l’époque, j’ai dit que la capitulation n’était pas seulement une défaite du gouvernement d’Athènes ; elle était aussi une blessure majeure de l’esprit européen. Que l’on puisse traîner un pays dans la boue, l’humilier en imposant à un gouvernement en faillite un programme dont tout le monde sait qu’il est inhumain, ainsi qu’un nouveau prêt assorti de conditions invraisemblables ; c’est le signe que l’esprit européen est en miettes. Je prendrai un exemple simple. Toute entreprise grecque, qu’elle soit réduite à une personne ou qu’elle fasse partie d’une multinationale, a dû payer d’avance, et dès les deux derniers mois de 2015, l’intégralité de l’impôt sur les sociétés de 2016 : il suffit de se le rappeler pour reconnaître qu’une telle mesure est exigée d’un pays dans le but express de l’écraser et d’humilier son gouvernement. Quand la Troïka impose un traité aussi humiliant pour infléchir les résultats électoraux – en Espagne, au Portugal, en Irlande… –, c’est l’esprit même de l’Union européenne qui est à terre. Mais dès lors que cet esprit est anéanti, comment espérer une approche commune, humaine, rationnelle et éclairée du problème des réfugiés ? Chacun peut donc déployer des stratégies pour se soustraire à une cause commune, défendre jalousement son pré carré – « Not in my backyard ! » – et se défausser de sa responsabilité en matière de partage du fardeau.

Sur ce point, la réaction d’Angela Merkel a été magnifique. Pour quelles raisons ? qu’importe ! Il ne m’étonnerait pas que les répercussions terribles, sur l’image de l’Allemagne, de la façon dont son gouvernement à traité le nôtre y ait été pour quelque chose. On peut reprocher beaucoup de choses à Angela Merkel beaucoup de choses, mais pas de manquer de perspicacité : elle a vu comment l’image de l’Allemagne, et sa propre image de chancelière, avaient été entamées. Mais encore une fois, et quels qu’en aient été les raisons et les objectifs souterrains, je me suis réjoui de sa superbe résolution.

Reste que dans le contexte de l’humiliation du gouvernement grec et de l’effondrement de l’esprit européen, cette résolution superbe ne pouvait pas être soutenue par une Union européenne en morceaux. Et Merkel s’est elle-même retrouvée dans l’œil du cyclone. Sa décision d’ouvrir les frontières aux réfugiés syriens a été la cible de discours ultra-nationalistes, hostiles aux réfugiés, subrepticement ou ouvertement racistes. Du coup, elle a dû faire machine arrière et fabriquer une farce – une farce typique de l’Union européenne. Vous en avez décrit en partie les termes : la pensée en termes de frontières et de « zones tampons » ; cette idée d’une reconstruction des frontières à l’intérieur de l’Europe, qui a d’ailleurs bénéficié du choc provoqué par les attentats de Paris ; cette idée d’établir une muraille entre l’Union européenne et la Turquie, avec une zone tampon du côté turc, que le président Erdogan ferait payer entre 2 et 2,5 milliards de dollars ; et cette idée d’une autre zone tampon au large de la Grèce, avec Frontex ou je ne sais quelle nouvelle mouture de Frontex en garde-frontière, qui dessaisirait les autorités grecques du contrôle de la frontière gréco-turque. Quand ces dernières ont objecté à ce plan le fait que l’Europe n’est pas une fédération, qu’il n’existe pas de patrouille frontalière fédérale comme il y en a aux États-Unis, le gouvernement grec a aussitôt reçu des menaces comme il en avait essuyé quelques mois auparavant à l’occasion de la réforme de la dette. À la menace du Grexit a succédé celle d’une exclusion de l’espace Schengen.

Et voilà ce qui arrive quand une crise économique créée et inévitablement amplifiée par les défauts originels de l’espace monétaire commun se prolonge en crise politique, en crise culturelle, en crise de légitimité de la construction européenne elle-même – pour devenir, au bout du compte, une crise de la démocratie européenne.

Plus pragmatiquement, ne croyez-vous pas que le gouvernement grec pourrait profiter de l’augmentation de la pression dont Angela Merkel fait l’objet pour augmenter sa marge de manœuvre. Pour le dire cyniquement, si la chancelière finit par céder aux exigences de sa propre majorité et adopte une ligne dure, au moins en matière de contrôle des frontières extérieures de l’Europe (ce qui est à l’ordre du jour depuis les événements du réveillon du Nouvel an à Cologne), n’aura-t-elle pas besoin d’aider la Grèce à jouer son rôle de « zone tampon » aux confins de l’Europe ?

Je ne crois pas que le mouvement grec ait accru son pouvoir de négociation à la faveur de cette évolution. On ne peut accroître que ce qui n’est pas nul. Zéro multiplié par n’importe quoi reste zéro. Or le pouvoir de négociation grec est aujourd’hui nul. Il l’est, du fait du protocole d’entente que j’ai, pour ma part, refusé de signer et de voter en août. Sur sa première page, il y a ce que j’appelle « la phrase qui tue ». Elle stipule que les autorités grecques s’engagent à se conformer aux institutions. Point final. Autrement dit, qu’elles soient ou ne soient pas d’accord, elles se plient. Si je signe avec vous un traité par lequel je m’engage à me conformer à vos vues, quand bien même vous ne m’y obligeriez pas, ce serait une abdication de mes droits inaliénables. Ma personne deviendrait votre esclave. Quand une telle chose arrive, il ne peut plus être question de pouvoir de négociation.

La Grèce a toujours été cruciale. Elle l’était bien avant juillet et août. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte de l’Europe – la proximité de la Russie, de l’Ukraine, de la Turquie, mais aussi de l’Afrique du nord, de la Libye etc. – pour comprendre ce que les Américains savaient pour leur part quand ils sont intervenus dans la guerre civile grecque en 1946. La situation géographique de la Grèce lui confère une position stratégique. L’an dernier, quand j’étais ministre, j’ai constaté que pour les États-Unis, Berlin et Bruxelles, nous occupons une place géopolitique clé pour tout ce qui concerne la Russie, l’Ukraine, l’État islamique, la Libye, l’Égypte et le conflit palestinien. La pression sur nous, avec les menaces de la fermeture des banques et du Grexit, n’a commencé que quand ils ont su que nous étions au bord de la capitulation. Une fois qu’ils savent que vous céderez, la question n’est pas de savoir quelle importance ils vous prêtent, parce qu’ils savent qu’ils vous tiennent. Je ne crois donc pas que l’augmentation d’une marge de manœuvre causée par la crise des réfugiés change quoi que ce soit, dès lors qu’ils tiennent pour acquis le contrôle de la Grèce.

Venons-en à des considérations sur les conditions d’une évolution de l’état critique actuel de l’Union européenne. Nous évoquerons tout à l’heure la possibilité d’un réveil démocratique. Mais j’aimerais d’abord savoir ce que vous pensez de l’éventualité des perturbations liées au ralentissement considérable de l’économie chinoise et à ses probables répercussions en chaîne.

Sans doute les économies européennes – à l’exception de l’Allemagne – ne dépendent-elles pas de façon déterminante de leurs relations commerciales avec la Chine, au moins à l’heure actuelle. Mais les effets indirects de la médiocrité persistante du taux de croissance en Chine pourraient être importants pour l’Europe. Les autorités chinoises pourraient réagir au ralentissement de leur économie en dopant leurs secteurs d’exportation, plutôt qu’en se recentrant sur leur marché domestique, quitte à réduire l’importation en provenance des pays développés en général – de l’Europe et de l’Allemagne en particulier. C’est là qu’il faut se rappeler ce qui a pu autoriser les pays « excédentaires » du nord de l’Europe à imposer des programmes d’austérité perpétuelle à leurs partenaires déficitaires du sud : les industries d’exportation du nord étaient prioritairement tournées vers les marchés non-européens – les États-Unis, mais aussi la Chine, et avec elle d’autres économies émergentes – ce qui voulait dire qu’elles n’avaient plus besoin des populations européennes du sud comme de consommateurs solvables. La question est donc de savoir si la perte de la Chine, et peut-être d’autres économies émergentes, comme d’un débouché sûr pour leur secteur d’exportation pourrait suggérer aux autorités allemandes et à leurs partenaires pro-austérité de l’Eurozone que le temps est venu de rendre aux peuples grec, espagnol, italien et portugais les moyens d’acheter des produits allemands…

Je me le demande moi-même ! En 2013, je me suis attelé à la réécriture et à l’édition d’un livre dont la première ébauche datait de 2011, Le Minotaure planétaire, où j’explicitais ma théorie de la crise globale de 2008-2009. Or dans le dernier chapitre de ce livre, il y a ce que vous venez de raconter. Dans la version de 2011, je parlais de la façon dont, dans l’immédiat contrecoup de l’implosion du secteur de la haute finance – Bear Stearns puis Northern Rock et Lehman Brothers – en 2007-2008, les autorités chinoises ont très finement compris ce qui allait arriver. Dans l’urgence, elles ont estimé qu’il leur fallait impérativement assurer le taux de croissance annuel de leur produit intérieur à un niveau qui garantirait la stabilité de l’économie sociale et maintiendrait les vagues d’immigration, au sein de la Chine, depuis l’arrière pays jusqu’aux régions côtières. Elles ont misé sur la bulle immobilière – soutenue par des opérations de construction financées par une inflation du prix des actifs – pour fournir des crédits à l’économie, et donc stimuler les investissements pour compenser la diminution du revenu des exportations. En faisant cela, elles pensaient acheter du temps. Elles savaient qu’elles s’octroyaient ainsi cinq ou six ans, et espéraient que, dans cet intervalle, l’Amérique et l’Europe s’accorderaient et relèveraient globalement le niveau de la demande mondiale afin d’éviter l’explosion de la bulle chinoise. Mais ni l’Amérique ni l’Europe ne s’y sont attelées, et la bulle chinoise a commencé à se dégonfler. Les autorités chinoises ont été assez habiles pour éviter que ce dégonflage ne devienne une explosion complète, mais ils ne peuvent l’arrêter – et ils n’essaient même pas d’inverser la tendance.

À la fin de mon livre, en 2013, j’ai soulevé la question que vous me posez. C’est une question considérable. L’Allemagne a redirigé ses exportations nettes de la périphérie de l’Europe vers la Chine – non pas vers d’autres économies émergentes, mais bien vers la Chine et vers des économies qui en dépendent. J’ai alors écrit que cela n’allait pas pouvoir durer, parce que la bulle chinoise, qui était une bulle préméditée et ne pouvait pas être autre chose, allait se dégonfler. Plus ou moins lentement ou rapidement, mais cela allait arriver. Et voilà, c’est arrivé. En outre, si vous considérez l’ensemble des économies émergentes, la Chine comprise, il est aujourd’hui caractérisé par un niveau d’endettement du secteur privé supérieur à celui de l’Amérique et de l’Europe avant l’effondrement de 2008. Cela en dit long sur ce qui nous attend. Même si la Chine ne connaît pas de catastrophe du type Lehman-Brothers, le niveau de la dette du secteur privé y est tel qu’il faut bien en tirer la conclusion suivante : les investissements n’augmenteront pas dans le marché émergent, et ils n’augmenteront certainement pas en Europe ou aux États-Unis. Dans ces conditions, il n’est pas envisageable que l’Allemagne puisse continuer, dans un contexte protectionniste, à maintenir la progression de ses exportations nettes tout en ignorant le reste de l’Eurozone.

Cela contribuera-t-il à mettre un peu de plomb dans la tête des membres du ministère des finances allemand ? Ou persisteront-ils dans le déni, moyennant un durcissement autoritariste dans l’Union européenne ? Les deux sont possibles. Dans le premier cas, la raison l’emporte, et l’idée d’un New Deal européen (stimulé par exemple par la Banque européenne d’investissement pour relancer la croissance) gagne du terrain. Il y aurait alors un espoir. Mais je crains plutôt que le déni soit à l’ordre du jour, comme il l’a été au cours des cinq ou six dernières années. Et dans ce cas, l’Allemagne deviendra encore plus déflationniste, et le reste de l’Europe s’enfoncera plus profondément dans la dépression.

Si l’on considère tout ce dont nous avons discuté auparavant – sur les réfugiés, sur la politique étrangère, sur les enjeux géo-politiques – et qu’on y ajoute le risque de déflation et de dépression lié à l’état de l’économie chinoise, le tableau s’assombrit encore un peu plus.

Quand le court-termisme dure

Pendant presque trois décennies, la gauche européenne a tenté de se rassurer en estimant que le tournant néo-libéral pris par Margaret Thatcher au Royaume Uni et Ronald Reagan aux États-Unis serait un cauchemar temporaire : les politiques néo-libérales provoquent de tels ravages sociaux, disait-on, et les théories économiques qui les dictent sont tellement bêtes, que les peuples se dresseront sans nul doute contre leurs tortionnaires, soit dans les urnes soit dans les rues. Pourtant, l’espèce de court-termisme qui caractérise le jeu néo-libéral a montré qu’il pouvait durer, même dans le cadre d’une crise financière majeure et de la grande récession qui en a résulté. Aussi la gauche européenne a-t-elle récemment troqué ses prévisions confiantes de la fin imminente de l’ère néo-libérale au profit d’une mise en garde, au cas où les élites au pouvoir persévéreraient dans leur erreur, contre le risque de plus en plus vraisemblable d’une résurgence du fascisme, qu’il prenne la forme du Front National en France, de UKIP en Grande Bretagne, de Pegida ou l’AFD en Allemagne et, bien sûr, d’Aube dorée en Grèce.

Ces partis d’extrême droite peuvent, en effet, accéder au pouvoir. Mais il se pourrait aussi que la peur occasionnée par une telle perspective soit justement ce qui permet aux élites néo-libérales court-termistes de rester en place – quitte à mettre progressivement en œuvre de larges pans du programme des extrêmes droites. Les dernières élections régionales en France ont offert une bonne illustration de cette hypothèse. Alors qu’il était bien placé pour emporter la présidence de plusieurs régions, le parti de Marine Le Pen n’en a gagné aucune. Pour autant, les réformes de la Constitution proposées par le président socialiste français emprunte largement au programme du FN. Cela signifie donc que le défi auquel nous sommes confrontés ne se réduit pas à la victoire des partis populistes de droite, mais aussi au détricotage de nos démocraties déjà mal en point par le personnel ostensiblement raisonnable qui gouverne aujourd’hui.

Bien vu ! Un exemple : au printemps 2012, quand les néo-nazi d’Aube dorée ont cessé de faire tapisserie pour entrer au Parlement grec, ils ont pris le pouvoir sans même avoir à gouverner. Dès l’hiver suivant, les ministres de la Santé et de l’Ordre public (l’Intérieur), tous deux membres du parti socialiste, se sont accordés pour qu’un certain nombre de femmes soient arrêtées dans les rues d’Athènes. La raison invoquée étaient qu’elles présentaient un risque pour la santé publique, parce qu’elles se prostituaient et pouvaient être infectées par le VIH. Elles ont donc été raflées au hasard dans la rue et placées dans des cellules où on les a forcées à subir un test virologique. Les photos de celles qui se sont avérées séropositives ont été postées sur internet. Je ne peux même pas imaginer ce que les voyous d’Aube dorée auraient pu faire de pire s’ils avaient été au pouvoir. D’autant que cette opération a été présentée d’une manière franchement raciste : dans la presse, ces femmes étaient décrites comme étant noires, russes, ukrainiennes et, enfin, musulmanes. Nous avons été quelques uns à nous insurger, à rédiger des articles indignés, et un beau documentaire a été réalisé sur le sujet. C’est exactement ce que vous disiez : les fascistes et les nazis n’ont pas besoin d’investir les ministères. Ils sont au pouvoir sans être au gouvernement, tandis que ceux qui sont au gouvernement n’ont pas de pouvoir. C’est là le plus grand danger, la plus grande peur, le plus grand péril auquel nous sommes aujourd’hui confrontés. C’est comme si nous vivions une époque de transition… jusqu’au moment où, sans que cela ait été calculé ni préparé comme tel, on dira : eh bien, puisque nous avons des politiques nazies, autant avoir des gouvernants nazis ; ou encore : que Marine Le Pen soit présidente n’est pas si grave, dès lors que sa politique est déjà mise en œuvre par le Parti socialiste.

Ce que je redoute le plus, c’est qu’une présidence de Marine Le Pen apparaisse comme une hypothèse décente, parce qu’elle au moins dit quelque chose de l’incongruité et de l’irrationalité de l’Union européenne, ce qui n’est pas le cas du président Hollande. En un sens, ce dernier met en œuvre un agenda social ultra droitier, pour éviter que des voix ne se portent sur Le Pen ; mais il le fait sans avoir la force d’argumentation d’une Le Pen pour ce qui concerne la fragilité de la situation monétaire dont souffre l’économie sociale française.

Passons à un sujet plus optimiste. Depuis votre démission du gouvernement Syriza I en juillet dernier, vous avez voyagé et donné des conférences partout en Europe. Quand Alexis Tsipras a décidé de céder aux diktats des créanciers de la Grèce, il s’en est suivi, dans toute l’Europe, la crainte compréhensible que la résistance brisée de Syriza ait un effet dépressif ravageur sur les différents mouvements, et plus généralement sur les peuples qui aspirent à changer le cours des politiques européennes. De fait, l’étoile de Podemos en Espagne – l’allié le plus fort de Syriza – n’a pas tardé à pâlir (en dépit des résultats honorables du jeune parti aux élections de décembre). Et pourtant, en Grande Bretagne, deux mois à peine après la reddition de Syriza, Jeremy Corbyn a, contre toute attente, pris la tête du Labour. Plus récemment, les élections législatives au Portugal se sont soldées par une alliance d’un nouveau genre entre le parti socialiste, les communistes et les verts, ce qu’on appelle le « Left Bloc ». Comment percevez-vous le moral post-12 juillet des mouvements anti-austérité et des électorats dans toute l’Europe ? Commençons par la Grande-Bretagne, où vous avez passé beaucoup de temps.

Nous nous sommes présentés aux élections législatives du 25 janvier 2015 avec le slogan suivant : « Battons-nous contre l’austérité en Grèce pour changer l’Europe ». Nous avons échoué dans notre combat contre l’austérité, nous avons été vaincus, et nous avons capitulé en juillet. Notre échec assombrit les perspectives pour de nombreuses personnes dans toute l’Europe – jusqu’à des personnes du centre droit qui espéraient que ce que nous faisions en Grèce allait définir un nouvel ordre du jour, un nouveau dialogue, de nouvelles possibilités pour l’Union européenne. Notre défaite a bien eu cet effet dépressif. La première chose que j’ai essayé de faire, après ma démission, a été de rencontrer autant d’Européens que possible, pour relativiser l’abattement. Ensemble, nous avons admis que nous avions perdu une bataille – une bataille importante. Et puis nous sommes passés à autre chose. Nous nous sommes déplacés et portons maintenant le combat sur de nombreux autres fronts. Le front principal est désormais l’ensemble du continent européen, et pas seulement l’Eurozone. Et c’est là que la Grande Bretagne entre en jeu.

J’ai commencé par voyager en France, en Allemagne, puis dans bien d’autres endroits, où je me suis exprimé devant des publics variés – pas tous de gauche : il y a quelques jours, c’était un groupe de banquiers et de financiers. La bonne nouvelle – c’est la partie de notre entretien la plus évangélique ! – est que la grande majorité de ceux qui sont venus pour parler ou m’écouter ne l’ont pas fait dans le but de faire valoir leur solidarité avec les Grecs. Ils sont venus avec une appréhension, une inquiétude sur les effets que l’écrasement du gouvernement grec aurait sur eux, sur leur société, sur leur État providence, sur leur retraite, sur leur hôpital local, sur leurs écoles, et sur les capacités de leurs communautés respectives à prendre des décisions pertinentes pour leur propre vie. Cela a été pour moi une source de satisfaction, de joie et d’espoir. J’avais eu très vite l’idée et le scénario en tête. En tant qu’Européens, soit nous endossons le sentiment qui nous attache réellement les uns aux autres et nous permet de redéfinir, sur une base de résistance, l’identité européenne ; soit nous souscrivons au faux dilemme selon lequel refuser les pouvoirs de Bruxelles et leurs politiques catastrophiques revient à opter pour le scénario du Grexit et de la fragmentation – et le cas échéant, nous revenons en effet dans le cocon de l’État-nation.

Pour créer une alternative, il faut prendre appui tout autant sur la préoccupation pour le local que sur la préoccupation pour l’Europe dans sa globalité. Nous pouvons rester en Europe afin de contester frontalement les méthodes et les institutions anti-démocratiques de l’Union européenne. Et nous pouvons leur arracher l’Europe. Partout où je vais en Europe, j’observe des indices qui permettent de croire dans cette possibilité. Il n’y a ni garantie ni certitude, mais il y a assez d’espoir pour m’enchanter, pour faire que je me réveille le matin et que j’y consacre toute mon énergie.

Le référendum que le gouvernement conservateur a organisé en Grande Bretagne est une occasion magnifique pour l’ensemble de l’Europe de redéfinir son identité. Les Britanniques sont, pour la plupart, hostiles à Bruxelles. Ils n’aiment pas que l’inexplicable bureaucratie de l’Union prétende les régenter. Pour autant, ils ne sont pas prêts à quitter le diable qu’ils connaissent pour le royaume de l’inconnu, à s’en aller naviguer dans l’Atlantique en s’écartant du continent sans destination claire. Il est donc important pour ceux d’entre nous qui croient dans la nécessité de récuser la fausse alternative entre l’euro-loyalisme (la fidélité à Bruxelles et Francfort) et le processus de morcellement de l’Union de rejoindre les forces de progrès et du changement. Il faut construire une alliance, un mandat commun pour s’opposer à l’Union européenne telle qu’elle fonctionne aujourd’hui et l’arracher à des puissances qui répugnent à la démocratie, qui la menacent et qui nous ont précipités dans une crise économique dont la conséquence est le durcissement de l’autoritarisme et des tendances anti-démocratiques de Bruxelles. J’envisage donc le référendum britannique comme l’opportunité merveilleuse d’un nouveau mouvement européen dont la priorité n°1 est la démocratisation de l’Union européenne ; un mouvement qui rassemble ceux de l’Eurozone et ceux qui n’en sont pas ; un mouvement qui veut voir une Europe renforcée par la démocratisation et la contestation des pouvoirs actuels.

Croyez-vous que la nouvelle direction du Labour partage vos vues et vos sentiments sur cette question ?

Absolument. Elle comprend la nécessité impérative, pour le Labour, d’une troisième voie. Ni l’adhésion aveugle à Bruxelles et à son fonctionnement (à l’égard desquels certains blairistes sont allègrement indulgents, et que de rares conservateurs comme Kenneth Clarke ont tendance à défendre) ; ni le ralliement à l’euro-scepticisme de la plupart des Tories, mais aussi de quelques sections du parti travailliste, qui semblent croire que la Grande Bretagne peut se passer de l’Union européenne. La direction du Labour sait qu’il faut susciter une alternative radicale qui dirait simplement : nous voulons faire partie de l’Union européenne pour lutter contre Bruxelles, et pour combattre le mépris profond de Bruxelles à l’égard du processus démocratique. Ils le comprennent tout en sachant qu’une sortie de l’UE ne mettra pas la Grande Bretagne sur la route du socialisme, mais la précipitera dans une sorte d’isolationnisme, de « petite-angleterrisme », qui la rendra encore plus vulnérable à des accords commerciaux insoutenables comme le TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) – et donc dans une perte de souveraineté consécutive aux accords de libre échange.

Venons-en à l’Espagne, où il semble qu’il y ait, sinon un fossé, du moins un débat entre deux stratégies au sein de la gauche anti-austérité. D’un côté, il y a Podemos ou, plus précisément, sa direction, dont la priorité est de construire un parti susceptible de gagner des élections nationales. Vous l’avez souvent souligné, Syriza en Grèce et Podemos en Espagne ont émergé très tôt, et presque au même moment, comme les balises jumelles de l’espoir pour ceux qui voulaient que l’Europe tourne le dos à l’austérité perpétuelle et refuse le rétrécissement démocratique. Pablo Iglesias, le chef de Podemos, est pour sa part resté fidèle à celui de Syriza, Alexis Tsipras. Iglesias est resté solidaire de Syriza, quoiqu’avec un enthousiasme plus contenu, après que Tsipras a signé le Troisième protocole d’entente en juillet dernier – quitte à doucher un peu l’espoir d’un changement radical que Podemos est censé incarner. À l’opposé, il y a l’approche dite « Confluencia » représentée par la maire de Barcelone Ada Colau, qui est également populaire à Valence ou en Galice. Ceux qui défendent cette approche prônent une alliance horizontale entre différents mouvements sociaux (les combats contre les expulsions, les luttes au sein de l’industrie du tourisme, ou contre la privatisation des services publics, etc.) et les représentants des partis de la gauche de la gauche. Leur priorité ne va pas aux élections nationales, mais au niveau local – municipal et dans une certaine mesure régional – qu’ils considèrent comme le tremplin adéquat à la construction d’un mouvement transeuropéen. Que pensez-vous de ce débat stratégique, particulièrement après les élections de décembre, dont les assez bons résultats de Podemos doivent beaucoup aux propositions de la stratégie de Confluencia ?

Les élections espagnoles récentes ont été remarquables, en premier lieu parce qu’elles ont mis un terme au scénario toxique de la success story de l’austérité. Le peuple espagnol a clairement rejeté l’idée qui voudrait que l’austérité fonctionne et que l’Espagne soit un exemple éclatant de l’efficacité des politiques de la Troïka, dès lors qu’elles sont adoptées avec enthousiasme par les élites locales. Ces politiques n’ont pas marché, et le peuple espagnol l’a dit. La seconde raison pour laquelle ces élections ont été pour moi une expérience passionnante réside dans les « Confluencias » dont vous avez parlé. Je pense à la façon dont la variété des mouvements sociaux – celui d’Ada Colau à Barcelone que vous avez mentionné comme ceux de ses collègues et camarades –, se sont soulevés en ciblant, ici une industrie du tourisme prédatrice, là les saisies immobilières réalisées par un secteur bancaire qui a pourtant été sauvé par les contribuables, y compris les plus fragiles d’entre eux. Sur cette base, et partant de zéro, ils sont parvenus à contrôler et à gagner la grande ville de Barcelone. Il y a là une immense étincelle d’espoir pour nous tous. La faculté des villes à produire des politiques progressistes contrecarre les échecs de la gauche au cours du siècle dernier.
Notre mouvement pan-européen pour ranimer et rassembler les Européens – quoi qu’il devienne – doit s’inspirer des méthodes, des histoires, de l’esprit et de l’élan de ces mouvements urbains. Par là, il pourra créer un potentiel pour reconstituer la dynamique d’une politique européenne progressiste. Je suis très heureux que Podemos ait adopté cette ligne et intégré ces mouvements.

Ceci dit, je suis convaincu qu’un parti progressiste comme Podemos se trompe quand ses responsables, quelles que soient leurs intentions et leurs motivations, pensent que nous pouvons stopper le processus de dégénérescence de l’Union européenne en misant sur des élections nationales. Dans le cadre de l’État-nation, un parti politique comme Podemos peut tout au plus espérer participer à une coalition de gouvernement du type de celle qui est au pouvoir au Portugal. Si nous, les opposants au Troisième Memorandum de la Troîka, devions fonder un parti politique en Grèce, la seule chose que nous pourrions imaginer serait une sorte de coalition avec Syriza II. Mais ce type de coalition ne pourrait avoir lieu qu’à la condition de se soumettre aux règles de l’Eurogroupe – c’est à dire aux règles de la Troïka – aux règles d’un jeu qui a été truqué pour veiller à ce que tous les mandats de mouvements progressistes s’effondrent avant même qu’ils aient la chance de trouver une expression dans les politiques nationales.
C’est pourquoi je crois que ce qui est arrivé à Barcelone ou à Valence, qui arrive dans les rues de nombreuses villes ou villages, qui arrive en Grèce, au Danemark, en Grande Bretagne, etc. : toutes ces mobilisations ne trouveront une expression qui ne trahira pas leurs convictions et leur élan originels que si nous sommes capables de nous rassembler au niveau européen et d’exercer une pression partout et simultanément.

Selon vous, alors que des expérimentations locales peuvent prospérer, l’échelle de l’Etat-nation est une impasse. Pour le dire plus brutalement, la seule chose que Podemos puisse espérer serait-ce de négocier une coalition comme celle qui gouverne actuellement au Portugal, dans la perspective de devenir rapidement quelque chose de semblable à Syriza II ?

Voyez le Portugal ! Le président de la république a explicitement conditionné la formation du gouvernement de coalition de gauche au respect des engagements et des règles de l’Eurogroupe. C’est stupéfiant ! Cela revient à accepter des règles tout en portant l’exigence d’un changement des règles. Imaginez, par exemple, qu’un parlement national s’engage à ne jamais changer la constitution, à ne jamais promulguer de textes législatifs qui contrediraient ceux qui sont en vigueur. À quoi bon ? Autant se passer de parlement ! Tout parti de gauche qui accepte les règles et s’engage à ne pas les discuter par son travail législatif n’a donc aucune raison d’être, et ne peut infléchir le cours des choses au niveau national. Pour avoir l’audace, la force et le courage d’aller à l’encontre des prescriptions du président de la République portugaise, le parti socialiste et les partis à sa gauche devraient bénéficier du soutien des Européens convaincus de toute l’Eurozone et l’Union européenne. Si nous avions un tel mouvement, qui ferait pression efficacement sur le gouvernement autrichien par l’intermédiaire du parlement (ou sur celui de la Slovaquie, de la France ou de l’Allemagne) pour que cesse la pression sur le nouveau gouvernement portugais et que soit levée cette règle de ne jamais contester les règles, alors il deviendrait possible que même le parti socialiste du Portugal trouve le courage nécessaire pour ne pas sombrer dans le renoncement politique.

Dans la mesure où le mouvement transeuropéen dans lequel vous mettez votre espoir – et comme on peut le voir, votre énergie – est encore au stade de l’ébauche, qu’est-ce qui reste, dans la situation actuelle, aux partis de gauche dont les représentants ont gagné les élections ou s’y présentent dans un cadre national ? Que peuvent faire les partis au gouvernement du Portugal, par exemple ? Comment un anti-austérité comme Sinn Féin devrait-il se préparer pour les élections à venir en Irlande ? À quel type de « kit de survie », si tant est qu’il y en ait, un gouvernement qui souhaiterait éviter le sort de Syriza I doit-il recourir ?

Cela dépend du pays, de l’état de ses finances et de son système bancaire. Plus le système bancaire et les finances sont fragiles, plus il est facile à Bruxelles, Francfort et Berlin d’étouffer toute sorte de résistance d’un gouvernement progressiste fraîchement élu en Irlande ou en Espagne. Il n’y a donc de réponse que sur-mesure, selon l’État membre concerné. Le plus important est ce dont je parlais tout à l’heure : favoriser la création d’une solidarité commune aux progressistes de toute l’Union, qui permettrait aux partis progressistes des pays membres de trouver le courage de commencer à penser à la question que vous avez posée. C’est le premier point : aider à ne pas la fermer. Deuxièmement, il faut maximiser sa capacité de gouvernant à repousser les menaces, en particulier la menace des fermetures de banque. Car c’est bien cette menace qui a acculé Syriza I. Cela a commencé par une panique sur les banques grecques, avant même que nous soyons élus, puis cela s’est accéléré avec la rumeur selon laquelle la Banque centrale ne soutiendrait pas les banques grecques. Et quand cette prophétie auto-réalisatrice a suscité des retraits bancaires massifs, ils ont dit : « Ah, voilà le résultat de votre refus de négocier convenablement. » ; et ils ont fermé nos banques, ils ont forcé le Premier ministre à choisir entre la reddition et une cessation complète du système de paiement bancaire.

Je vais faire une réponse brève et technique à votre question du « kit de survie ». Comment soutenir son pouvoir de négociation ? En numérisant le système de paiement. Quand les banques ont fermé en Grèce le 3 mai 2015, 85 % des retraités n’avaient même pas de carte de débit pour payer dans les magasins ou retirer dans les distributeurs les 60€ autorisés par le gouvernement. Ce qui, bien sûr, revenait à une catastrophe humanitaire. 85 % des retraités, des vieux, étaient exclus de tout mécanisme de paiement. Si toutes les transactions avaient été digitales, la crainte d’une fermeture des banques aurait été beaucoup moins forte, et le degré de liberté du gouvernement grec aurait été accru d’autant. Ce sont des questions techniques, mais il est important de se les rappeler. Parce que la Banque centrale et les pouvoirs en place s’en souviennent. Je crains qu’il ne soit crucial d’avoir en tête des parades basées sur les mêmes logiques.

Ces parades seraient-elles seulement des mesures d’urgence, une façon de gagner un peu de temps ?

Pas nécessairement. Je ne vois rien de néfaste dans un système numérique de paiement. L’Estonie est le seul pays que je connaisse à avoir complètement numérisé les transactions, et c’est une très bonne chose. La Banque d’Angleterre l’a suggéré pour l’Angleterre. D’une certaine manière, c’est le cours même des choses, et nous devrions y aller aussi vite que possible. Cela permet d’en finir une bonne fois pour toutes avec la fraude fiscale, et cela permet même d’éviter de recourir à une politique d’assouplissement quantitatif, en créant des taux d’intérêt négatifs pour stimuler l’économie. Il y a de nombreux avantages à un système de paiement électronique, et l’un d’entre eux est de réduire le pouvoir dont dispose la Banque centrale européenne de faire chanter le gouvernement récalcitrant d’un État-membre.

Une telle mesure pourrait, par exemple, aider au renforcement de la marge de manœuvre de petits pays comme le Portugal ?

Bien sûr ! Parce que les fermetures de banque signifient une crise humanitaire, et que Francfort a la capacité de fermer les banques, ce qui réduit considérablement la marge de manœuvre.

DiEM / Democracy in Europe Movement 2025

Venons-en au mouvement démocratique trans-européen que vous travaillez à construire – DiEM, puisque c’est son nom. À l’heure où nous parlons, c’est encore un projet, qui sera officiellement lancé à Berlin le 9 février 2016. Quels pourraient être les modes de fonctionnement d’un mouvement comme DiEM ? Si je vous ai bien compris, ce ne sera ni un parti politique, ni un simple groupe de pression – bien que vous souligniez le fait que son objet est exclusivement la démocratisation des institutions européennes. Son but n’est ni de solliciter des voix – c’est le travail d’un parti –, ni seulement de peser sur les élites dirigeantes – ce que fait un lobby. Et DiEM n’est pas non plus un syndicat, dont l’objectif serait de négocier des conditions politiques plus favorables avec les représentants des institutions européennes. Dès lors, comment envisagez-vous les modes d’action de ce mouvement ? Comment DiEM exercera-t-il le type de pression nécessaire à un gouvernement confronté aux exigences et au pouvoir de la Banque centrale européenne et de l’Eurogroupe ?

La première leçon que j’ai tirée de mes cinq ou six mois de négociation au niveau de l’Union européenne, de l’Eurogroupe etc., est que la vieille façon de faire de la politique en Europe est kaput – elle est morte. Quelle était-elle ? On lance un parti, une organisation ou un mouvement dans un pays, on travaille dur pour rédiger un manifeste, un programme électoral, des promesses à tenir si ses compatriotes, en Allemagne, en France ou en Grèce, vous portent au gouvernement. Une fois élu, on apprend à utiliser les instruments dont dispose le gouvernement d’un pays membre pour mener à bien son mandat. Et c’est seulement à ce moment-là, comme après-coup, une fois qu’on a fait tout ce travail, qu’on est au gouvernement ou qu’au moins on a une proportion substantielle des sièges au parlement, qu’on cherche à trouver des alliés dans des partis en Europe animés de la même vision.

Or c’est fragile. Très vite, et tout spécialement au niveau de Bruxelles et du parlement européen, cela tourne à la farce. S’il est vrai que les organisations politiques nationales ont échoué à se connecter à l’Europe, à créer un dialogue qui produise un consensus, à relier différents mouvements et partis dans une force non-négligeable qui se dresse contre la Troïka et contre les créanciers qui dirigent aujourd’hui l’Eurogroupe, alors quelle est l’alternative ? L’alternative est de renverser la pyramide. Plutôt que de partir du niveau de l’Etat-nation et de forger une alliance qui s’avère fragile et friable, pourquoi ne pas lancer un mouvement européen sur la base d’un manifeste clair qui nous attache les uns aux autres ? Un mouvement avec quelques idées très simples sur ce que nous voulons faire en tant qu’Européens ? Nous lançons ce dialogue à Berlin, puis nous l’amenons dans d’autres villes. Quiconque croit dans ces principes et les respecte, quelle que soit son affiliation politique ou son idéologie, peut venir et participer. Si ce dialogue fonctionne, il sera dialectiquement fécond, et permettra de produire un consensus qui trouvera alors une expression électorale dans les différents États-membres. Cette expression pourra différer selon les pays et les circonstances. Donc DiEM peut se présenter aux élections comme un parti dans tel ou tel pays. Dans d’autres, il peut collaborer avec des partis existants ; ou il peut offrir un soutien efficace à ces partis. Ce n’est pas à moi d’en décider ; ni à vous, ni à personne dans DiEM : l’enjeu est que cela évolue de façon organique.

DiEM est un mouvement. Ce n’est pas un parti, un syndicat, un think-tank ou une conférence. C’est un élan, l’élan de démocrates européens qui se rassemblent pour retrouver le contrôle, pour remettre le demos au centre de la démocratie européenne, pour contaminer par le virus démocratique le moindre coin ou recoin de l’UE. C’est un projet complètement utopique, probablement voué à l’échec. Mais c’est la seule alternative à l’atroce dystopie qui nous menace si nous ne bougeons pas.

Pour poursuivre sur le mode opératoire de DiEM, il apparaît que le problème principal auquel sont confrontés les mouvements aujourd’hui est celui de l’occupation – pour reprendre le nom d’Occupy de 2011 ; l’occupation, moins de l’espace, des places ou des parcs que du temps. Les activités des organisations traditionnelles comme les partis politiques ou les syndicats sont rythmées par des moments « discrets » : les élections, les grèves, les manifestations, etc. Ces expressions de la volonté populaire peuvent avoir une incidence sur les processus de décision, mais par définition, elles ne peuvent advenir que de temps en temps : on vote une fois et pour plusieurs années. De l’autre côté, les marchés financiers, et en particulier les détenteurs d’obligations qui sont les arbitres ultimes de l’attractivité d’un pays, votent chaque nano-seconde. Le temps dans lequel ils agissent est « continu », ce qui explique certainement pourquoi les gouvernements accordent la priorité aux vœux des investisseurs qui financent leurs budgets plutôt qu’aux exigences de leurs concitoyens. Dans un tel contexte, je dirai que les défis principaux pour un mouvement comme DiEM seraient l’occupation du temps et l’intervention en continu, pour parvenir à rivaliser avec les investisseurs dans la lutte pour « le cœur et l’esprit » des administrations publiques.

Vous soulevez une question qui est devenue centrale pour les démocraties libérales depuis le début du XIXe siècle. Le triomphe constant de la sphère économique sur la sphère politique, la façon dont la première a cannibalisé la seconde, est indissociable de l’évolution du capitalisme contemporain. Il y a une relation de prédation entre les sphères économique et politique. Les prédateurs qui arrivent à leur fin anéantissent tout le stock disponible des proies, au point qu’ils n’ont plus rien à se mettre sous la dent, et ils s’en trouvent à leur tour menacés. Mais de nouvelles proies se présentent et le solde reste positif. Voilà à peu près le type de relation qu’entretient le secteur financier – et plus généralement le secteur économique – avec le secteur politique. Le capital financier en particulier a la capacité de faire des percées dans l’espace de la politique et d’y prendre le pouvoir. Cependant, cette ingérence augmentant et le pouvoir politique diminuant d’autant, la sphère économique et financière est déstabilisée. C’est que l’économie a besoin de la politique pour se stabiliser elle-même. Alors, la sphère politique retrouve certaines de ses capacités pour contrôler le capital et la sphère économique et financière, comme l’a fait Roosevelt par exemple. Ce processus se poursuit, et ainsi de suite. Rien de neuf sur ce point.

Dans le cas particulier de l’UE, parce qu’elle s’est d’abord construite comme un cartel dans les années 1950, et que jusqu’à aujourd’hui, elle ne fonctionne pas comme un État normal, nous sommes confrontés à une incongruité et un paradoxe intéressants. Je le formulerai dans des termes personnels. En Europe, les banquiers avec lesquels je parle ont beau me considérer comme un gauchiste, un cinglé de la gauche radicale, ils n’en sont pas moins globalement d’accord avec ce que je dis. Ils sont inquiets. Ils voient dans Bruxelles une source d’irrationalité. Cette irrationalité a pu leur être utile quand on les a renfloués. Mais ils ne croient pas que le régime actuel de l’UE puisse créer des circonstances favorables à leurs entreprises bancaires et financières. Je ne pense donc pas que la grande peur d’un processus de démocratisation en Europe vienne des banquiers. Elle vient du cœur de la bureaucratie de l’Union européenne, et du régime politique qui repose sur elle.

Post-scriptum

Entretien avec Yanis Varoufakis, réalisé par Michel Feher pour near futures online # 11, « Europe at a croassroads », traduit par Philippe Mangeot.