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Orlando et suites : (re)politiser nos identités minoritaires

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Photo : Berlin for Orlando. – cc [ohrenflimmern->https://flic.kr/p/HSYTms]

Orlando et suites : (re)politiser nos identités minoritaires

Orlando sera désormais le nom d’une tuerie de masse comme il y en eut tant d’autres, dont on n’égrène plus les noms. Cet assassinat s’est d’abord accompagné d’un silence des médias sur le caractère homophobe, lesbophobe et transphobe du crime avant d’être instrumentalisé par ceux-là mêmes qui s’étaient tus. La mémoire des victimes d’Orlando ne peut être honorée qu’à condition de repenser le statut de minoritaire et les convergences pratiques qu’il impose. C’est à la construction d’un universel concret que ce texte nous engage.

« Aucun de nous n’est complet en lui seul. »
Virginia Woolf, Les Vagues, 1931.

À Orlando des gens sont morts assassinés. Plusieurs dizaines de personnes sont mortes sous les balles d’un assassin (peut-être fou, peut-être terroriste, peut-être juste assassin). Elles sont mortes alors qu’elles étaient sorties danser, boire, séduire, alors qu’elles étaient venues s’amuser. Ces gens-là, cela a été dit, mais pas assez et pas assez vite, étaient les cibles de cet assassin parce qu’ils étaient gays, lesbiennes, trans, bi, et d’autres choses aussi. Ils sont morts parce qu’ils appartenaient à ce qu’on appelle parfois une communauté. Une minorité. LGBTQI. Ils étaient aussi pour nombre d’entre eux blacks, latinos, et bien d’autres choses encore. L’invisibilisation du caractère homophobe de cet assassinat de masse dans la presse du lendemain matin [1] et les premiers hommages des politiques est insupportable. Elle rajoute à la colère de la colère, elle constitue un déni insultant au mieux, une omission coupable au pire, en tout cas pour tous ceux qui se reconnaissent dans ces morts, pour tous ceux qui se reconnaissent dans au moins l’une de ces identités multiples et croisées qui se sont fait assassiner une nuit de juin en Floride. Alors il faut le dire, l’écrire et le redire : ces gens sont morts parce qu’ils appartenaient à cette minorité LGBTQI. Parce que leurs désirs étaient dits minoritaires, parce qu’ils aimaient à les partager dans des lieux spécifiques mais ouverts qui ont fait d’eux une cible facile à atteindre. Il faudra décrypter, déconstruire et combattre tous les discours qui tenteront de nous faire croire que non, que ce n’est pas cela, des plus haineux aux plus faussement universalistes. Cette fois encore (mais l’a-t-on déjà fait dans les tueries de masse de ces derniers mois ?) on n’a pas tiré dans la foule de manière indéterminée. On a assassiné politiquement. Si la haine est indéterminée, la cible, elle, ne l’est pas.

Il est nécessaire et terrible de l’admettre. Et de recommencer à réfléchir à partir de là. De réfléchir sur notre indignation et sur notre colère, sur nos émotions, sur le partage que l’on fait d’elles, sur leurs intensités, leurs maladresses et leurs narcissismes aussi. Sur la colère contre l’acte en lui-même, contre le silence face à son caractère homophobe dans le discours médiatique et politique mainstream. Sur les injonctions à la prise de parti, à l’engagement, l’appel à la mobilisation contre l’homophobie et contre ce silence. Car derrière cet acte et derrière nos émotions se lit la mise en lumière de la prégnance des actes et des discours homophobes dans nos sociétés si « tolérantes » et pourtant attaquées par la « barbarie ». Le fait est que ces actes et ces discours n’ont en réalité pas besoin d’être invisibilisés. Ils sont tellement présents, visibles, tolérés qu’ils sont devenus médiocrement normaux, qu’ils ne saillent plus en rien. Il est donc essentiel que soit combattue avec plus d’acharnement la banalité des discours, des insultes, des agressions homophobes. Il est donc essentiel de faire vivre, revivre dans l’atonie politique du moment, nos identités comme des identités politiques.

Qu’elles soient minoritaires est une chance. Le mot de communauté est sûrement piégeur : comme si les LGBTQI, les blacks, les beurs et les autres devaient, voulaient faire bande à part d’un tout d’ailleurs éminemment fantasmé, et en plus tout le temps de la même manière. Parlons minorité ce sera plus souple à défaut d’être plus simple. Politiquement la majorité cela n’a pas grand sens. La majorité c’est de l’arithmétique, 50,1%, ce n’est rien et cela ne veut rien dire. Il n’y a de combat et de luttes politiques que parce que quelque chose d’injuste est accepté par le plus grand nombre, que parce que s’expriment discriminations et violences, que parce qu’est niée l’égalité des hommes et des femmes de ce monde quel que soit d’ailleurs le support de cette négation. Et parce qu’il y a des gens qui subissent ces violences, s’y reconnaissent, les rejettent, les dénoncent et que ces gens sont minoritaires.

Ces combats doivent être rendus à ceux qui les portent, mais ils ne doivent pas leur être laissés à eux seuls. Ils ne doivent pas leur être confisqués. On voit déjà les réactionnaires et autres attiseurs de haine venir pleurer les morts d’Orlando avec des larmes de crocodiles. Ici la Manif pour tous se fend d’un twitt, là Donald Trump tente de récupérer l’événement pour mieux le réinstrumentaliser contre une autre minorité. Le Président de la République française qualifiera plus tard maladroitement le désir de ces personnes attaquées de « choix » dans son hommage. Dans tous les cas cette confiscation d’une souffrance et d’une lutte à des fins politiciennes est odieuse. En France « l’identité » est devenue un totem pour la droite. Nicolas Sarkozy affirmait récemment vouloir combattre toute identité concurrente à l’identité nationale comme une « tyrannie » minoritaire. Alain Juppé quant à lui l’enrobait de douceur en voulant la faire « heureuse », autre belle façon de vouloir renvoyer les minorités au placard et de dissoudre leurs messages, de les réduire, de les invisibiliser.

Les risques éminents de fragmentation ou de négation de nos combats minoritaires et la stratégie politique de récupération de nos adversaires pointent dans ces mascarades. Mais ces risques sont aussi en germe dans nos propres luttes et nos propres discours si nous n’y faisons pas attention. Pourquoi faut-il que ce soient en grande majorité des personnes issues de la minorité LGBTQI qui doivent s’indigner de cette invisibilisation, s’insurger contre le caractère homophobe de cet acte et son « oubli » dans la presse du matin ? Personne d’autre ne l’aurait saisi ? Pourquoi devrait-il exister une spécificité de la parole LGBTQI sur les actes homophobes ? Elle existe certainement, en tant qu’expression d’expériences partagées, mais qui d’autre ne pourrait pas s’indigner, se reconnaître, partager cette identité dans la violence qu’elle a subie ? Ce serait faire justement de cette identité quelque chose de politiquement fort que de pouvoir la partager avec chacun. D’accepter une reconnaissance ou même une convergence dans l’existence d’un autre. Il y a un risque à trop vouloir situer nos paroles et choisir nos combats en fonction de nos identités. À vouloir s’empêcher toute reconnaissance dans l’identité de l’autre, de ne reconnaître dans la violence qu’il subit que celle que l’on a déjà vécue, de ne parler que pour soi, qu’avec les siens, de ne s’indigner publiquement qu’en fonction de son propre degré d’implication identitaire. Il ne s’agit donc pas seulement de considérer nos identités comme politiques mais de repolitiser (et mieux politiser) nos identités et de refuser ce mouvement de fond qui ferait du combat minoritaire un unique combat de segment.

Peut-être faudrait-il donc accepter de ne pas se mobiliser, se battre, s’indigner que pour parler de soi. Savoir vaincre une forme de pudeur qui souvent paralyse tout engagement tangent à nos identités pourtant multiples, diverses et évolutives. Savoir utiliser cette force de l’identification pour d’autres causes, d’autres combats. Parlons LGBTQI justement. Les mobilisations récentes qui ont accompagné les débats sur le mariage pour tous ont vu des personnes se lever, parler de leurs droits, de leurs aspirations, résister avec force contre le torrent d’horreurs qui étaient proférées contre elles. Mais elles ont aussi suscité des débats, parfois violents, qui témoignaient de la difficulté à intégrer d’autres minorités à cette lutte, faisant d’elles comme des minorités aux combats inaboutis ou concurrents (je pense particulièrement aux critiques contre l’homonationalisme supposé du mouvement qui s’était levé). Et puis plus grand chose. Le combat pour l’égalité des droits des LGBTQI a-t-il été gagné avec le mariage pour tous ? La question de la convergence des luttes minoritaires s’est-elle assoupie dans les apories du débat ? Il y a par ailleurs quelque chose d’ambivalent dans ces mobilisations narcissiques. Réclamer l’égalité, l’acceptation de la différence, crier dans la rue, se battre pour ses droits pour ensuite rentrer chez soi faire défiler des profils alignant sur les applications de drague gays des propos racistes, xénophobes et même homophobes ou transphobes de manière totalement décomplexée, retourner dans des bars, des soirées où les métissages ethniques, sociaux, culturels qui caractérisent notre société ne s’expriment pas toujours, constitue un hiatus assez troublant et inquiétant quant aux combats à venir. Il y a donc aussi à questionner la manière dont nos luttes minoritaires s’agencent à nos propres comportements, et comment le combat d’une minorité doit se mener vis-à-vis d’autres minorités.

Le fait est que le combat des LGBTQI ne doit pas être le seul combat pour les LGBTQI. Qu’il faudrait d’ailleurs qu’il y ait plus de non LGBTQI qui se battent avec eux et qu’eux-mêmes sachent reconnaître dans d’autres combats minoritaires les ennemis qu’ils combattent déjà. Il y a là quelque chose de tragique qui ne tient pas au caractère minoritaire de la lutte mais à sa segmentation, à sa communautarisation, à une sorte d’égoïsme collectif et somme toute de hiérarchisation des enjeux de nos combats en fonction de stratégies de reconnaissance qui viennent se plaquer sur elle. Ces mobilisations à géométrie variable témoignent de la faible politisation de nos identités politiques, d’un engagement à la vision bien courte et à la force très relative. Tant qu’on ne limitera notre combat qu’à la reconnaissance et à l’acceptation d’une différence (pourtant essentielles et loin d’être acquises), tant qu’on ne limitera nos revendications minoritaires qu’à l’horizon d’une forme de sectarisme, nous aurons bien du mal à politiser efficacement nos identités. Il s’agit de voir plus loin, de voir que nos identités politiques minoritaires peuvent devenir le lieu de convergences multiples et de luttes partagées. Lorsqu’elles ne se battent que pour elles-mêmes les minorités font le jeu de la pensée dominante et semblent déjà rendre les armes. Alors que les possibilités de convergence et de dialogue qui pourraient permettre que les minorités s’accrochent les unes aux autres, s’agrègent sans se dissoudre, sachent faire bloc sans être monolithiques plutôt que de ne s’exprimer que pour elles sont partout. Il faudrait que, comme les violences et les discriminations communes qu’elles subissent, comme les identités multiples et croisées qui les composent, elles puissent faire subduction, s’assembler les unes aux autres et ne pas rentrer dans les niches militantes qui leurs sont assignées pour n’en ressortir à nouveau que lorsque qu’elles sont clairement désignées et assignées à se battre. Il faut que les combats minoritaires soient des combats universels. Sinon nous avons perdu.

Notes

[1Sud Ouest a été le seul quotidien français à titrer explicitement sur celui-ci. Le Figaro, lui, montrait une image d’un homme enlaçant une femme en une.