anti-sécurité : une déclaration

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anti-sécurité : une déclaration

La déclaration suivante constitue le texte fondateur du réseau de recherche critique Anti-sécurité mis en place en 2011 par un groupe de chercheurs. Martin V. Manolov et George Rigakos présentent le projet dans les termes suivants : « Anti-sécurité n’est délibérément pas une théorie ou un cadre d’analyse, mais un espace discursif dans lequel des chercheurs critiques et des activistes peuvent parler de sécurité sans créer davantage de savoir sécuritaire. (…) Il s’agit d’un espace où la sécurité n’est pas appréhendée comme un donné ou comme une fin positive en soi. (…) Le projet Anti-sécurité cherche à révéler les mécanismes systémiques et structurels qui obscurcissent la fabrication de l’ordre social libéral fondé sur les logiques de sécurité. » L’agenda de recherche de l’Anti-sécurité nous paraît crucial pour saisir les processus sécuritaires en cours et faire ressortir les logiques de pouvoir qu’ils perpétuent.

Le but de notre projet, pour faire simple, est de montrer que la sécurité n’est rien d’autre qu’une illusion qui s’est oubliée comme telle ; une illusion – cela est moins facile à admettre - dangereuse. Pourquoi « dangereuse » ? Car elle fait obstacle à la politique : plus nous succombons au discours de la sécurité, moins nous pouvons nous exprimer au sujet de l’exploitation et de l’aliénation ; plus nous parlons de la sécurité, moins nous parlons des fondations matérielles de l’émancipation ; plus nous partageons le fétiche de la sécurité et plus nous nous aliénons les uns les autres et devenons complices de l’exercice des pouvoirs de police.

Revenir en détail sur la manière dont nous nous sommes retrouvés là constitue le premier défi ; montrer l’étendue des dégâts en est un autre ; le faire sur un mode qui contribue à une politique radicale, critique et émancipatrice est un défi plus grand encore. Mais il s’agit là d’un défi que nous devons relever collectivement. En guise de point de départ, nous proposons par conséquent la déclaration suivante appelant à une politique d’anti-sécurité.

Nous rejetons tous les faux couples binaires qui obscurcissent et réifient la problématique de la sécurité et servent seulement à renforcer son pouvoir. Nous rejetons par conséquent :

  • La liberté contre la sécurité : dans les travaux des fondateurs de la tradition libérale – c’est à dire, les/des fondateurs de l’idéologie bourgeoise – la liberté est la sécurité et la sécurité est la liberté. Pour la classe dominante, la sécurité a toujours triomphé et triomphera toujours sur la liberté car la « liberté » ne fut jamais destinée à constituer un contre-poids à la la sécurité. La liberté n’a jamais été que l’avocate de la sécurité.
  • Le public contre le privé : aucune détermination juridique post-hoc de la responsabilité, de la valeur légale, de l’uniformité ou de l’utilisation légitime de la force ne peut défaire l’interopérabilité historique des polices privée et publique, des armées étatiques et mercenaires, de la sécurité des entreprises et du gouvernement, de la coopération inter-firmes et des relations internationales. La sphère publique fait le travail de la sphère privée et la société civile celui de l’État. La question ne tourne pas par conséquent autour de l’alternative « public contre privé » ou « société civile contre État » mais porte sur l’unité de la violence bourgeoise et les moyens par lesquels la pacification est légitimée au nom de la sécurité.
  • Le doux contre le dur : de telles constructions dichotomiques - le maintien de l’ordre doux ou dur pour réprimer la dissidence ; les interventions militaires douces ou dures pour écraser la résistance locale et indigène ; le pouvoir doux ou dur pour imposer l’hégémonie impériale globale - ne sont que des aspects de l’unité de la violence de classe qui nous détournent de la soit-disant pacification menée au nom du capital.
  • La barbarie contre la civilisation : l’histoire de la civilisation après les Lumières correspond à la consolidation du travail salarié, à l’imposition culturelle et matérielle de la domination impériale et à la violence de la guerre de classe. Sous la forme d’un « standard de civilisation », la majesté du droit s’avéra centrale à ce projet. Civiliser signifie projeter un pouvoir de police. La « civilisation » constitue un code pour désigner l’imposition des rapports capitalistes. En d’autres termes, la civilisation bourgeoise est la barbarie.
  • L’intérieur contre l’extérieur : la plus grande tyrannie de la sécurité réside dans son insistance à construire l’« autre ». La sécurité crée à la fois les menaces étrangères intérieures et extérieures, générant la peur et la division qui sous-tend la raison d’État. La pacification coloniale des sujets à l’étranger se transforme rapidement en pacification des sujets sur le sol national. Les nouvelles initiatives de maintien de l’ordre international ne constituent rien d’autre qu’un laboratoire pour expérimenter la militarisation de la sécurité intérieure. La « guerre au terrorisme » est un assaut multi-frontal qui met dans le même sac des djihadistes avec des pacifistes, des féministes avec des islamistes et des socialistes avec des assassins. L’État capitaliste n’a même pas besoin de faire semblant d’établir des distinctions dans la mesure où l’insécurité vient selon lui de toutes les directions.
  • L’avant contre l’après 11-Septembre : soyons clairs : le meurtre de 3 000 individus le 11-Septembre fut horrible mais n’a rien changé du tout. Penser cela équivaut à un acte délibéré d’oubli. L’appareil de sécurité qui s’emballa dans les jours suivant l’attaque était en construction et accompagnait depuis des décennies déjà la mutation du terrain de la guerre de classe. Les cibles de cette nouvelle « guerre » — cette fois-ci au terrorisme — n’étaient pas nouvelles. Au cri de « l’insécurité » répondirent à nouveau deux demandes familières : vous consommez et nous détruirons. Allez à Disneyland et laissez l’État continuer le travail qu’il a mené pendant des générations. Si le 11-Septembre a accompli quelque chose, c’est d’avoir rendu la sécurité complètement inattaquable.
  • L’exception contre la normalité : ceci n’est pas un état d’exception. L’État capitaliste qui piétine les droits de l’homme au nom de la sécurité ? Normal. La classe dominante qui commet des actes de violence au nom de l’accumulation du capital ? Normal. L’élaboration de nouvelles techniques pour discipliner et punir les sujets récalcitrants ? Normal. Les assassinats ciblés, les bombardements sur les civils, les emprisonnements sans procès… ? Normal, normal, normal. Et, n’oublions pas bien sûr : les libéraux qui s’empressent de justifier de telles choses ? Normal.

Nous comprenons plutôt qu’aujourd’hui la sécurité :

  • Opère en tant que concept suprême de la société bourgeoise.
  • Colonise et dé-réalise le discours. On passe ainsi : de la faim à la sécurité alimentaire ; de l’impérialisme à la sécurité énergétique ; de la globalisation à la sécurité de la chaîne logistique ; de la protection sociale à la sécurité sociale ; de la sûreté personnelle à la sécurité privée. La sécurité rend bourgeois tout ce qui est intrinsèquement communal. Elle nous aliène de solutions qui sont naturellement sociales et nous force à parler le langage de la rationalité d’État, de l’intérêt d’entreprise et de l’égoïsme individuel. Au lieu de partager, nous amassons. Au lieu d’aider, nous construisons des dépendances. Au lieu de nourrir les autres, nous les laissons crever de faim. Tout cela au nom de la sécurité.
  • Est une marchandise spéciale qui joue un rôle pivot dans l’exploitation, l’aliénation et la paupérisation des travailleurs. Elle produit son propre fétiche qui s’intègre dans toutes les autres marchandises, produit encore plus de risque et de peur tout en nous détournant des conditions matérielles de l’exploitation responsables de notre état d’insécurité et en les intensifiant. Elle concrétise nos insécurités éphémères au sein des rapports capitalistes. Elle tente de satisfaire par la consommation ce qui ne peut être accompli qu’à travers la révolution.

Cette déclaration est un appel à :

  • Désigner la sécurité pour ce qu’elle est vraiment.
  • Prendre position contre la sécuritisation [1] du discours politique.
  • Contester la nature autoritaire et réactionnaire de la sécurité.
  • Faire ressortir les modalités par lesquelles les politiques de sécurité détournent l’attention des conditions et questions matérielles et se faisant, transforment les pratiques politiques émancipatrices en un bras de la police.
  • Combattre pour un langage politique qui nous entraîne au delà de l’horizon étroit de la sécurité bourgeoise et de ses pouvoirs de police.

Post-scriptum

Marc Neocleous & George Rigakos, « Anti-security : a declaration » in Neocleous Marc Marc & Rigakos George (ed.), Anti-security, Red Quill Books, 2011, pp. 15-21.
Traduit de l’anglais par Memphis Krickeberg.

Notes

[1La notion de « sécuritisation », théorisée par Barry Buzan et Ole Waever, renvoie à un « processus à travers lequel une compréhension inter-subjective est construite au sein d’une communauté politique pour traiter quelque chose comme une menace existentielle pour un objet référent valorisé et pour rendre possible l’appel à des mesures urgentes et exceptionnelles pour faire face à la menace. » (Buzan Barry & Waever Ole, Regions and Powers : the structure of international security, 2003, Cambridge University Press, p. 491). Un processus de sécuritisation est constitué de deux stades essentiels : la présentation d’une chose comme une menace existentielle et l’acceptation par le public de la nécessité de mesures d’urgences (NDT).