Vacarme 76 / Cahier

le « roman national » arabe et ses médias : un rêve impossible ?

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Le « monde arabe » tel qu’il apparaît dans l’actualité semble en déliquescence, abîmé par les conflits et les échecs politiques, concurrencés par d’autres formes et projets politiques. Le roman national arabe, dont on oublie qu’il appartient à une histoire très récente, est très lié dans sa formulation au développement des médias qui fait exister un espace transnational. À l’heure du numérique, on est tenté d’espérer, malgré les désillusions politiques, un avenir pour l’arabité. Ce texte est le premier d’une série sur les mondes arabes.

Il y a plus d’un siècle de cela, quand presque tous les pays de la région vivaient encore sous la domination ottomane, les médias de l’époque, à savoir la presse et l’édition, jouèrent un rôle prépondérant dans l’élaboration du « roman national » arabe. C’est grâce à l’imprimé que ce dernier connut une telle fortune politique ; c’est lui qui permit, à partir de la seconde moitié du xixe siècle, la diffusion d’un nouvel imaginaire politique auprès des élites urbaines dans un premier temps, puis, progressivement, auprès de couches de plus en plus larges de la société. Dans des journaux dont ils étaient bien souvent à la fois les fondateurs et les uniques journalistes, des publicistes visionnaires appelèrent à la renaissance de la grande nation perdue. Au Proche-Orient et en Égypte surtout, leurs éditoriaux mais aussi leurs fictions en « prose vulgarisée » contribuèrent à la diffusion de ces idées qui ont laissé une empreinte si profonde sur l’histoire de la région.

Aujourd’hui que le monde arabe est plongé dans une crise sans précédent, alors que les perspectives sont tellement sombres qu’une partie importante de la population ne craint plus de jouer sa vie à quitte ou double sur des radeaux de fortune pour gagner un hypothétique ailleurs, les médias arabes croient-ils toujours au « rêve arabe » (al-hulm al-’arabî), figure rhétorique si souvent reprise tout au long du siècle passé pour évoquer l’avenir radieux d’une nation à nouveau rassemblée ? Au-delà du discours des acteurs qui continuent à appeler à l’unité arabe par conviction ou par simple convention, c’est dans le fonctionnement même de ces médias, dans leur positionnement par rapport à ceux à qui ils s’adressent que réside la véritable réponse à une question qui interroge le destin d’un mythe politique central dans la vie politique arabe depuis l’époque moderne.

aux origines : de la foi au fait religieux…

Pour évoquer l’actualité de cette partie de la planète, on utilise presque toujours l’expression de « monde arabe ». Sans penser qu’elle est en fait le produit d’une histoire récente, et qu’elle porte en elle une vision politique qui peut poser problème. Jour après jour, commentaires médiatiques et déclarations politiques la reprennent pour évoquer des événements qui vont à l’encontre de cette représentation. Parmi bien d’autres exemples, les déclaration d’Abu Bakr al-Baghdadi, calife auto-proclamé de l’État islamique, sont ainsi naturellement rangées à la rubrique « monde arabe », quand bien même elles expriment leur refus total de cette représentation. Parfaitement clairs sur ce point, les discours du chef de Daesh visent en effet à rompre avec les constructions politiques actuelles : par la lutte armée, il entend effacer les frontières modernes pour (r)établir une construction politique fondée sur un autre concept, celui de la « nation musulmane » (umma islamiyya), dont l’élément arabe ne serait plus qu’une composante parmi d’autres.

Pris dans son sens le plus ancien, celui d’une communauté d’intérêts qui ne revêt pas nécessairement des attributs étatiques, la « nation musulmane » a, sans aucun doute, plus de réalité historique que la « nation arabe » (umma ‘arabiyya). À l’inverse du califat dont la légitimité n’a cessé d’être remise en cause à travers ses multiples incarnations tout au long de l’histoire, le postulat d’une nation musulmane rassemblant la communauté des croyants est une idée présente dans la culture arabe de l’âge classique. En revanche, la « nation arabe », de par les liens qu’elle entretient avec la formule étatique, appartient totalement à l’ère moderne. La chose n’est d’ailleurs nullement étonnante dans la mesure où les premiers théoriciens du nationalisme arabe ont élaboré leurs idées en relation (et en réaction) avec ce qu’ils découvraient dans les sociétés européennes du xixe siècle, elles-mêmes profondément modifiées par la mise en place de l’État-nation. Durant cette période qu’on appelle en arabe la « Renaissance » (nahda), les pionniers du renouveau imaginèrent une formule politique capable de rassembler les énergies, toutes confessions et ethnies confondues, pour produire un sursaut « national » contre la domination étrangère, celle des puissances coloniales européennes tout comme celle de l’Empire ottoman.

Pris dans son sens le plus ancien, celui d’une communauté d’intérêts qui ne revêt pas nécessairement des attributs étatiques, la « nation musulmane » a plus de réalité historique que la « nation arabe ».

Loin d’être anecdotique, comme en témoigne la mort de nombreux militants nationalistes, ceux qui furent exécutés en 1916 sur la place des Martyrs à Beyrouth par exemple, la lutte contre « l’occupation ottomane » montre bien que la dimension musulmane, sans être totalement gommée, était néanmoins intégrée à un projet qui privilégiait une vision culturelle de l’unité nationale. Historiquement porté, à ses débuts en tout cas, par les nouvelles bourgeoisies urbaines où les minorités ethniques et religieuses étaient particulièrement bien représentées, le roman national arabe formula, pour se donner un avenir, une fiction politique, celle d’une nation dont la gloire perdue devait être retrouvée grâce à la réforme et à la modernisation. Indissociablement liée aux siècles d’or de l’histoire musulmane, la « maison commune » dont les pionniers de la Renaissance imaginèrent la construction avait néanmoins pour fondement moins la foi que le fait religieux. Pour devenir le ciment de l’identité collective, l’islam se voyait ôter une part de sa vérité en tant que révélation divine pour gagner sur le plan culturel une dimension susceptible de réunir tous les fils de la future nation, quelles que soient leurs origines et leurs croyances.

Bien entendu, un tel processus ne s’est pas fait de manière unanime ni univoque, et un « irrédentisme musulman », où prime le vecteur religieux, n’a jamais totalement disparu. Plus que le succès de la dynastie des Saoud, très étranger aux dynamiques régionales de l’époque, l’écho auprès d’une partie de l’opinion des idées défendues par le mouvement des Frères musulmans (fondé à Ismaïlia en 1928) montre bien que l’islam, comme référence identitaire, a conservé une certaine attraction. Si les appels au panislamisme sont devenus (pour un temps au moins) de moins en moins audibles après l’abolition du califat en 1924, l’histoire arabe moderne, même au temps du nationalisme triomphant d’un Nasser au début des années 1960, montre bien que les symboles religieux n’ont jamais réellement disparu, y compris dans la rhétorique mobilisatrice de ce dernier. À côté des biographies du prophète de l’islam, volontiers présenté sous les traits d’un nationaliste avant l’heure, on trouve aussi l’emploi, beaucoup plus déconcertant au regard du climat idéologique actuel, de la figure par excellence du martyrologe chiite, celle de l’imam Hussein dépeint par Abderrahmane Al-Sharqâwî, un des auteurs à succès de l’Égypte nassérienne, sous les traits du rebelle révolutionnaire par excellence (al-Husayn thâ’iran wal-Husayn shâhidan, 1969).

les pionniers

La « grande révolte arabe » (al-thawra al-’arabiyya al-kubrâ) qui éclata en 1916, depuis Alep au nord de la Syrie jusqu’à Aden au sud de la Péninsule arabique, illustre parfaitement cette ambiguïté du projet national qui n’hésitait pas à jouer sur le registre religieux : son dirigeant, Hussein ben Ali, par ailleurs « chérif de La Mecque », dénonçait ainsi « l’impiété » du gouvernement ottoman. Il n’en reste pas moins que cet événement fondateur dans l’histoire politique arabe moderne confirme combien le roman national était déjà inscrit dans l’imaginaire des populations. Entre le poème déclamé à Beyrouth en 1868 par le Syrien Ibrahim al-Yazigi pour exhorter les Arabes à se réveiller et le drapeau « officiel » de la Révolte arabe de 1916 (trois bandes, blanche, noire et verte, complétées par un triangle rouge), un projet politique avait vu le jour. Sous un vernis rhétorique mettant en valeur la continuité d’un passé « revivifié » pour répondre aux défis du présent, il s’agissait bien d’une véritable révolution culturelle. Formule introuvable dans la bibliothèque de l’époque classique, malgré toute sa richesse, le « monde arabe », à la recherche de son affirmation politique, était désormais une expression qui parlait à tous. Quant aux Arabes eux-mêmes, ils étaient devenus des acteurs politiques à part entière, une « nation » qui ne se reconnaissait plus dans les anciennes définitions du dictionnaire, celles qui n’évoquaient sous ce terme que les brigands du désert menaçant les populations sédentaires « civilisées » de leurs incessantes razzias.

La Renaissance arabe vit l’apparition de nouveaux genres littéraires, inspirés du roman européen, composés dans un arabe hérité de la langue classique mais simplifié et modernisé.

Pour recouvrir les sens anciens des mots sous de nouvelles acceptions, pour inventer des expressions qui exprimaient une représentation politique inédite du monde, pour donner en somme au mot « arabe » son sens actuel, il avait fallu vendre aux habitants de cette partie du monde leur roman national. Ce fut l’œuvre de ceux qu’on appelle en arabe les pionniers de la Renaissance : hommes de lettres, traducteurs, romanciers et « journalistes » (le terme est anachronique mais c’est leur fonction). Leurs écrits furent essentiels pour la diffusion des idées nouvelles, tous les historiens qui ont travaillé sur cette époque le soulignent : les spécialistes de l’écrit, ceux qui assurèrent le passage de la culture de l’époque classique à celle de l’ère moderne, désormais marquée par la présence massive de l’imprimé, jouèrent un rôle central dans la diffusion des idées nationalistes. Les biographies des principaux acteurs de la Renaissance arabe mettent ainsi en évidence l’étroit tissu relationnel qui associait les grands noms de la littérature, de l’histoire des idées et de la vie politique.

Tout le monde s’accorde par conséquent à reconnaître que l’introduction de l’impression mécanique fut essentielle dans le processus qui permit la modernisation des pays de la région et l’essor de conceptions nouvelles porteuses du nationalisme arabe. Il ne paraît pas injustifié d’aller plus loin encore et de transposer à ce contexte particulier les théories de Benedict Anderson à propos du rôle joué par l’imprimerie dans la création d’un imaginaire propice au développement des idées nationalistes. En forçant à peine le trait, on est tenté d’affirmer que ce qu’on appelle aujourd’hui le monde arabe est bel et bien le produit d’une vision du monde rendue possible par la diffusion de l’imprimé dans cette région. Sans la constitution d’un nouvel espace d’échanges grâce aux nouvelles techniques de l’époque (imprimé mais aussi télégraphe et autres progrès dans les communications terrestres et maritimes), la formulation d’une nouvelle représentation politique, celle qu’incarne le nationalisme arabe, n’aurait pu voir le jour.

Cette représentation, pour revenir aux principaux vecteurs identitaires qui traversent la région, réunissait sans doute des musulmans, mais ces derniers ne « faisaient communauté » que s’ils échangeaient par le truchement de la langue arabe. La dimension religieuse existait donc, mais elle était en définitive moins inclusive que la dimension culturelle dans laquelle la langue restait le vecteur (en principe) commun à tous les acteurs locaux. De fait, la force à la fois qualitative et quantitative des nouveaux écrits, associée à l’adaptation aux contraintes spécifiques de l’écriture imprimée, provoqua une véritable révolution à la fois littéraire et linguistique. La Renaissance arabe vit ainsi l’apparition simultanée, dans plusieurs foyers de la région (Le Caire, Beyrouth, Damas, Alep, Bagdad, Tunis pour citer les principaux), de nouveaux genres littéraires tels que les récits de fiction inspirés du roman européen. Ils furent composés dans une langue renouvelée, partagée par toutes les nouvelles élites arabophones : un arabe hérité de la langue classique mais simplifié et modernisé dans ses modes d’expression, ce qu’on appelle aujourd’hui l’arabe standard (ou bien encore l’arabe médian ou l’arabe de presse).

la langue au centre de la constitution de la « nation arabe »

Dans le cas arabe, la question linguistique pose néanmoins problème lorsqu’on imagine d’y appliquer le modèle explicatif proposé par Benedict Anderson. Parmi les conditions propices à la formation d’une « communauté imaginée » au sein de laquelle peuvent se répandre des représentations du monde de type nationaliste, il mentionne en effet le rôle déterminant joué par l’usage commun de la « langue vulgaire » (les langues nationales par rapport au latin dans le cas européen). Or, en dépit de périodes données (en particulier dans l’Égypte du début du XXe siècle lorsque se développa un intense discours politique en dialecte local), les élites de la région firent le choix, de plus en plus massif au fur et à mesure qu’on avançait dans le siècle, d’une expression qui restait globalement fidèle à la langue cultuelle héritée du passé. Au prix de nombreux aménagements sans doute, de simplifications et d’innovations, elles formulèrent le nouveau discours nationaliste selon l’ancien registre de communication, particulièrement élitaire.

Étranger aux pratiques linguistiques de tous les jours et même à certaines innovations culturelles (celles du théâtre arabophone naissant en particulier), ce choix d’un standard proche de la langue classique faisait néanmoins sens à plus d’un titre : langue cultuelle de l’islam, l’arabe littéraire, indissociable de l’histoire des empires arabes du passé, était aussi l’outil qui ouvrait la possibilité d’une communication à l’échelle régionale. Recouvrant un espace dont il était le seul à effacer les particularismes linguistiques locaux, l’arabe dit « médian » s’offrait justement comme la seule médiation capable d’assurer le partage du roman national au-delà des spécificités locales. Si l’on ajoute à cela le fait que les élites trouvaient également avantage à utiliser ce registre linguistique qui assurait le maintien de leur « distinction » par rapport à la masse du peuple, on comprend que les médias de la Renaissance arabe se soient restreints rapidement à ce seul niveau de langue.

On n’a pas toujours pris la mesure des conséquences entraînées par cette orientation linguistique, retenue sans avoir été vraiment décidée. Incontestablement, elle est intrinsèquement liée à la manière dont ont été formulées et reçues par le grand public les propositions du nationalisme arabe. Elle est également centrale pour comprendre le rôle des élites, leur positionnement en tant qu’avant-garde éclairée du peuple, ou encore dans la permanence de rhétoriques mobilisant les ressources d’autres registres, notamment religieux. Dans le domaine de la communication politique, ce tournant vers l’arabe classique, qui n’était pas la seule orientation possible, loin s’en faut, a certainement facilité des va-et-vient pleins d’ambiguïté entre les lexiques religieux et politiques des mobilisations.

Par ailleurs, le choix d’une langue susceptible de s’inscrire dans l’espace transnational de la grande nation arabe s’est heurté très rapidement aux logiques contraires des constructions étatiques. À côté de quelques revues littéraires et culturelles qui ont pu circuler librement dans cet espace, accompagnées par les produits culturels égyptiens à destination du grand public tels que les films et les chansons (majoritairement en dialecte du reste), l’essentiel de la production médiatique durant toute la première moitié du xxe siècle a vu sa circulation restreinte aux frontières des différents pays, pour des raisons bien plus politiques que techniques ou économiques. Dans un paysage morcelé en États plus souvent rivaux que solidaires, les frontières sont venues renforcer les limites d’un canal linguistique, celui de l’arabe littéraire, bien moins partagé socialement que les différents parlers régionaux. Alors qu’une réelle continuité, du moins au sein des élites, avait permis la diffusion des ferments du renouveau entre différents pays pourtant soumis à la domination étrangère, ottomane ou européenne, la conquête des indépendances a paradoxalement entravé, pendant une bonne première moitié du xxe siècle, la circulation des informations nécessaires au renforcement de la « communauté imaginée » arabe.

les médiations techniques du roman national arabe

En revanche, toute la seconde partie du XXe siècle peut être analysée, du point de vue de la scène médiatique arabophone, comme une série de solutions réanimant, même provisoirement, la circulation des idées nécessaires au mythe national. Symboliquement, les contraintes entravant les échanges entre les pays de la région furent levées une première fois au temps de l’arabisme triomphant. Alors que la figure de Nasser emplissait toute la scène politique régionale et même internationale, l’utilisation d’un nouveau média, la radio, permit à nouveau le partage du « rêve arabe ». Venue du Caire, celle que l’on appelait la Voix des Arabes (Sawt al-’Arab) s’adressait à tous les membres de la nation, bien au-delà de l’espace national égyptien, même si ce message était plus souvent qu’à son tour diffusé en dialecte local, à l’image de la plupart des discours du raïs d’ailleurs (mais l’égyptien, grâce à la diffusion auprès du large public de ses productions culturelles, était presque devenu, pour nombre d’auditeurs, une sorte de seconde langue nationale).

Le développement d’internet a permis la diffusion d’un roman national arabe par une constellation d’acteurs utilisant les multiples réseaux sociaux.

La défaite de 1967 vint briser sur le plan politique une dynamique que la création des chaînes nationales, à diffusion hertzienne à l’époque, redoubla sur le plan médiatique. À nouveau, le roman national arabe se heurtait aux frontières étatiques, à un moment où il subissait la concurrence de plus en plus affirmée de l’islamisme politique. Néanmoins, une brèche fut ouverte dans cette nouvelle clôture par les avancées techniques réalisées dans le stockage du son, en l’occurrence la diffusion massive de la cassette audio qui joua par ailleurs un rôle si important dans la révolution iranienne de 1979. Mais, précisément, cette nouvelle possibilité de circulation transnationale profita davantage aux acteurs de l’islam politique, dont la propagande, largement oralisée, résonnait favorablement aux oreilles d’un public familier du registre religieux. De leur côté, les soutiens du nationalisme, ultimes héritiers d’un mythe national dévalué politiquement, restaient fidèles à la rhétorique qui les avaient si bien servis jusqu’alors, sans comprendre qu’ils avaient perdu bien souvent l’appui des appareils d’État, sans avoir gagné celui des nouveaux publics arrivés à l’écrit grâce aux progrès de l’éducation.

La décennie suivante, celle des années 1980, vit une autre avancée technique, celle de la composition électronique et de la transmission numérique des données. L’association de l’une et de l’autre permit à la presse arabe d’effacer les barrières politiques qui avaient entravé la marche de son développement, en lui permettant de renouer avec les promesses de la Renaissance arabe. Différents journaux (Al-Hayat, Al-Sharq al-awsat, Al-Quds al-’arabi, Al-Qabas…) furent alors créés à l’étranger (Londres en l’occurrence), en dehors du monde arabe et à l’écart de ses susceptibilités étatiques par conséquent, mais en gardant la possibilité, par le biais d’éditions électroniques locales, de s’adresser simultanément à l’ensemble du public arabophone. Pour autant, c’était toujours à une partie restreinte de la nation que s’adressaient ces nouveaux médias transnationaux car leur diffusion restait doublement limitée : d’une part, en raison de l’obstacle de la langue écrite, même si cet obstacle était moins infranchissable qu’au début du siècle pour un nombre toujours plus grand de lecteurs potentiels ; de l’autre, par celui du coût, particulièrement élevé de ce type de presse, dès lors réservée à une élite urbaine très réduite.

L’apparition des premières chaînes satellitaires, quelques années plus tard, entraîna une modification radicale des données. En dépit des résistances des États, alarmés de se voir privés de leur monopole sur la diffusion télévisée, ce type de diffusion, inauguré pour le monde arabe en 1991 avec la chaîne généraliste saoudienne MBC, devait connaître une montée en puissance qu’illustra, quelques années plus tard, le phénoménal succès d’Al-Jazeera à partir de 1996. Particulièrement remarquable, notamment à ses débuts, au regard de la médiocrité de l’offre télévisée arabophone, la chaîne qatarie suscita d’autant plus l’adhésion du public qu’elle était la première à s’être largement affranchie de la plupart des contraintes qui, jusqu’alors, avaient empêché les médias locaux d’être à la hauteur des ambitions du « rêve arabe » : la réception par satellite assurait une couverture à l’échelle de la nation, la diffusion télévisée facilitait considérablement la perception d’un discours utilisant (mais pas exclusivement, en particulier dans les talk shows) l’arabe standard, par ailleurs de mieux en mieux perçu grâce aux progrès de la scolarisation, tandis que les contraintes financières étaient inexistantes grâce au « mécénat » de l’Émirat du Qatar, par ailleurs bien décidé, en réunissant les meilleurs professionnels de tous les pays arabes, à s’imposer comme une grande puissance régionale.

Mais précisément, les ambitions de l’Émirat devaient nécessairement aller à l’encontre du positionnement initial d’une chaîne en quelque sorte au service de la nation arabe : plus le poids stratégique du Qatar se confirmait et moins Al-Jazeera pouvait prétendre incarner « la voix des Arabes ». Structurelle, la tension entre ces deux pôles est devenue telle, à partir des événements de l’année 2011 notamment, que l’aura de la chaîne a commencé à diminuer, de manière irréversible peut-on penser. En dépit de son statut fictivement privé, Al-Jazeera était bien la chaîne satellite d’un État qui n’avait réussi à lever qu’un temps les contraintes pesant sur la médiatisation du roman national arabe, à l’exception de l’une, la plus importante : celle qui s’opposait à ce qu’une capitale périphérique — Doha en l’occurrence — puisse devenir le « cœur battant de l’arabité » (ce qui n’était pas impossible pour Le Caire, au temps de Nasser).

En l’absence d’une « capitale » arabe reconnue par l’ensemble des acteurs concernés, les techniques numériques ont apporté une solution : faute d’un seul lieu central d’émission rayonnant dans toute la région, il reste toujours possible, grâce au développement d’internet, d’imaginer un roman national arabe qui se diffuse de manière réticulaire, par une constellation d’acteurs utilisant les multiples réseaux sociaux qui ont pris une importance considérable depuis au moins une décennie. Inexistants ou presque comme fait social au passage du millénaire, les internautes arabes sont toujours plus nombreux, au point de représenter dans peu de temps (2018) plus de la moitié de la population totale. Une telle évolution a pu faire croire trop facilement à des bouleversements immédiats sur le plan politique, ce qui n’exclut pas, loin de là, que le regard que le monde arabe porte sur lui-même soit profondément changé par cette nouvelle forme de communication (tout comme l’irruption de l’imprimé a étroitement participé à la fabrique de son histoire moderne, il y a un siècle et demi). De fait, si l’on peut estimer, surtout rétrospectivement, que les soulèvements dans de nombreux pays de la région en 2011 ne méritaient pas forcément le nom de « printemps », rien n’est venu contredire le qualificatif d’« arabe » qu’on leur a adjoint. Les destinées, presque toujours négatives, qu’ont connues ces mouvements n’ôtent rien au fait qu’ils témoignent à leur façon, par la manière dont ils se sont influencés les uns les autres, de la capacité des nouveaux médias à prendre en charge et à relayer le rêve d’un roman national arabe. Rêve qui reste encore à construire.

Post-scriptum

Yves Gonzalez-Quijano est observateur des mondes arabes. Il est l’auteur d’un blog « Cultures et politiques arabes » et d’un ouvrage sur l’Internet arabe, Arabités numériques, Actes Sud, 2012.