Vacarme 76 / Cahier

reconquérir la loi contre le droit bourgeois

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À Nanterre en 1968, on pouvait lire sur les vitres d’un bâtiment « le droit bourgeois est la vaseline des enculeurs du peuple ». Le droit pour beaucoup de monde alors était bourgeois par définition et s’il l’était c’est que la Révolution française avait été « bourgeoise ». Pourtant dans cette Révolution française la demande de lois faite à l’assemblée n’est pas une demande bourgeoise mais bien une demande populaire, issue du mouvement populaire apte à s’agiter dans les rues et à rédiger des pétitions tout en forgeant des piques.

Cette demande de lois surgit quand les contradictions entre ceux qui disposent du pouvoir exécutif et ceux qui sont supposés être le nouveau peuple souverain sont telles qu’elles produisent colère et indignation. Cependant les révolutionnaires, quels qu’ils soient, ont alors conscience du caractère volcanique des émotions populaires et si elles seules permettent de produire une insurrection face au pouvoir traître, chacun s’interroge sur ce que doit être cette insurrection, s’interroge sur la forme qu’elle doit prendre. En juin 1792, cette question de l’insurrection est débattue aux Jacobins. Jean Bon Saint-André oppose alors « l’insurrection d’un peuple esclave qui est accompagnée de toutes les horreurs » et « celle d’un peuple libre » qui « n’est que l’expression subite à la volonté générale de changer ou de modifier quelques articles de la constitution ». L’argumentation vise à ne pas attacher à l’idée d’insurrection « celle de révolte et de carnage ». Au même moment le citoyen Desforges envoie à l’assemblée un poème qui explicite le processus d’électrification insurrectionnel et en même temps de contention des émotions les plus dissolvantes :

Et sur le grand théâtre où nous place le sort,
Liberté c’est la vie et licence la mort.
La licence ose tout sans penser à l’usage
Des souveraines loix, d’une liberté sage ;
Qui dit libre dit homme et non pas furieux.
Il est oh ! mes amis des droits impérieux
Et d’éternelles loix qu’il ne faut pas enfreindre,
Si nous les ignorions nous aurions trop à craindre
De l’univers entier, l’histoire en est témoin
Le premier de ces droits c’est le premier besoin
Sans cesse renaissant que l’on a l’un de l’autre.
Sauvez mon bien soudain et je sauverai le vôtre
Et je m’imposerai la respectable loi
D’oser tout pour celui qui risque tout pour moi.
Alors vous concevez, qu’en un moment de crise
Un peuple tout entier s’enflamme, s’électrise…

Pour ce lettré bourgeois radicalisé, les secours réciproques font la valeur de l’insurrection légitime en lieu et place d’un massacre généralisé de « furieux » qui s’effectue en dehors des lois et qui n’a plus de valeur politique. Ceux qui portent la parole du peuple à l’Assemblée ne sont pas moins avertis. Il ne faut pas sombrer dans la fureur et c’est pourquoi il faut des énoncés, du symbolique qui vienne dire et border les émotions. Ainsi les Marseillais envoient une adresse lue à l’Assemblée le 19 juin 1792 : « La force populaire fait toute votre force ; vous l’avez en main employez la. Une trop longue contrainte pourrait l’affaiblir ou l’égarer. » Dans ce moment révolutionnaire il s’agit de créer l’alliance des députés et du peuple face au pouvoir exécutif, le roi et ses ministres. Mais les députés ne sont pas tous jacobins et leurs capacités à recevoir les émotions populaires, à les entendre ne sont pas également partagées. Dans le discours de Santerre du 20 juin 1792, le discours de conviction oscille entre la demande et la menace, l’affirmation que l’on pourra, s’ils continuent à faire la sourde oreille, se passer des représentants, mais que cela a un coût. « Le peuple est debout prêt à venger la majesté nationale outragée. Ces moyens de rigueur sont justifiés par l’article 2 des droits de l’homme “résistance à l’oppression”. Quel malheur cependant pour des hommes libres qui vous ont transmis tous leurs pouvoirs de se voir réduits à tremper leurs mains dans le sang des conspirateurs (…) Forcera-t-on le peuple à se reporter à l’époque du 13 juillet, à reprendre lui-même le glaive de la loi et à venger d’un seul coup la loi outragée, à punir les coupables et les dépositaires pusillanimes de cette même loi ? Non, messieurs, vous voyez nos craintes, nos alarmes et vous les dissiperez. »

Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

Or, le moyen de dissiper ces craintes consiste à donner à cette ardeur populaire une forme symbolique normative. Il est alors explicitement demandé que la puissance émotive souveraine du peuple, afin qu’elle ne devienne pas destructrice, soit traduite dans les termes de la loi. Ces émotions, de la douleur à la colère, doivent donc être déposées par le peuple auprès des législateurs dans l’enceinte sacrée de l’Assemblée et y trouver une place : « C’est dans votre sein que le peuple français dépose ses alarmes et qu’il espère enfin trouver le remède à ses maux. (…) Nous avons déposé dans votre sein une grande douleur, (…) ». Les législateurs doivent donc d’abord entendre la douleur politique du peuple, entendre que cette douleur surmontée peut produire de la colère, puis, ensuite, la retraduire dans l’ordre symbolique afin de la canaliser. « Législateurs, vous ne refuserez pas l’autorisation de la loi à ceux qui veulent aller mourir pour la défendre ».

Aujourd’hui nos représentants sont si souvent délinquants entre harcèlement, paradis fiscaux, corruption en tout genre qu’on a peine à croire qu’ils sont détenteurs du pouvoir de faire la loi au sens noble du terme, un ensemble de normes régulatrices et protectrices de la vie et de la liberté de chacun.

Ils utilisent la légalité contre l’imaginaire même des droits déclarés dans les déclarations universelles des droits et sont bien incapables d’entendre les protestations quand la patrie, c’est-à-dire le lieu où l’on peut aimer les lois, est en danger. Incapables malgré le soutien populaire de faire face à un 49-3 et au passage en force de lois destructrices et nuisibles.

Or face à cette conception corrompue de l’usage de la légalité tordue, il nous faut reconquérir la distinction entre loi et non loi.

Robespierre en 1793 avait explicité ce qu’était une loi véritable dans son projet de Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ainsi affirmait-il à l’article V : « La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société : elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile. »

Et à l’article VI : « Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l’homme, est essentiellement injuste et tyrannique : elle n’est point une loi. »

Chacun doit donc mesurer et argumenter sur la qualité de nuisance ou de protection offerte par toute nouvelle loi pour savoir si oui ou non elle peut porter un tel nom. Chacun peut alors opiner puis voter effectivement en connaissance de cause sur les lois qui doivent faire débat public. Car l’adoption d’une loi doit toujours en démocratie faire débat public, puisque les lois sont supposées être produites par le peuple pour le peuple et qu’il devra ensuite leur obéir. La démocratie suppose en effet de ne respecter que des lois qu’on s’est soi-même données.

Qu’est-ce qu’une loi qui passe en force, sans même évoquer le 49-3 ? Une loi qui n’a pas fait l’objet de délibérations suffisantes pour que chacun sache à quoi il est supposé adhérer, une loi qui loin de protéger opprime et qui ne pourra être aimée. Une loi qui, de ce fait, fragilisera tous les liens démocratiques qui ne peuvent reposer que sur l’amour commun des mêmes lois. Si la loi au lieu de protéger opprime, elle n’est plus une loi démocratique mais une légalité tyrannique. C’est alors qu’il faut résister à l’oppression et inventer l’insurrection de la loi.

Et comme c’est un devoir de s’insurger quand c’est nécessaire, c’est-à-dire quand la tyrannie vient peu à peu supplanter la liberté publique du fait d’un gouvernement oublieux ou méprisant les droits de l’homme et du citoyen, alors il y a un article qui consacre l’insurrection en droit et devoir dans la déclaration de 1793 : « Article 35, Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs » et des procédures prévues à cet effet dans la Constitution.

Article 115 : « Si dans la moitié des départements, plus un, le dixième des Assemblées primaires de chacun d’eux, régulièrement formées, demande la révision de l’acte constitutionnel, ou le changement de quelques-uns de ces articles, le Corps législatif est tenu de convoquer toutes les Assemblées primaires de la République, pour savoir s’il y a lieu à une Convention nationale. »

Article 116 : « La Convention nationale est formée de la même manière que les législatures, et en réunit les pouvoirs. »

Article 117 : « Elle ne s’occupe, relativement à la Constitution, que des objets qui ont motivé sa convocation. »

Nous avons beaucoup à ressaisir dans la Révolution française pour nous débarrasser révolutionnairement du droit bourgeois… et réinventer notre rapport aux lois. Mais n’est-ce pas ce que chacun fait déjà parfois sans le savoir dans les commissions de Nuit debout ?