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à propos de maillots de bain

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C’était dans la torpeur du quinze août, et Twitter vrombissait d’une question posée par Raphaël Enthoven : « Les partisans du #burkini défendent-ils, au nom de la tolérance qu’ils invoquent, le port du string sur les plages saoudiennes ? ». Je me sentais moins partisan qu’adversaire d’une interdiction dont on a amplement vérifié, depuis, la traduction policière et les effets politiques. Sans polémique, et sans faire bref, la réponse qui suit (à laquelle R.E. a depuis répondu, dans le Huffington Post) tente de déplier l’embarras de cette interpellation.

Paris, le 14 août 2016

Cher Raphaël,

j’ai suivi sur Twitter les polémiques consécutives à la question que tu y as posée : « Les partisans du #burkini défendent-ils, au nom de la tolérance qu’ils invoquent, le port du string sur les plages saoudiennes ? ». Cette question m’ayant travaillé une partie de l’après-midi, je me permets de risquer une réponse, qui n’engage que moi ; tu la trouveras, je le crains, bien piétinante et longue, quand ta question était malicieuse et provocante - mais il est des embarras que cent quarante caractères ne suffisent pas à dissiper. Je tâche tout de même d’aller vite.

/1/ Première réponse, simple, brève, lapidaire : oui, bien sûr. Oui, factuellement oui. Parmi mes exaspérations et mes colères récentes, figurent en désordre les arrêtés municipaux prescrivant, dans plusieurs villes du sud-est de la France, le port sur les plages de tenues « compatibles avec la laïcité », mais aussi la confirmation en appel, par la cour d’appel du Caire, des deux ans de prison infligés à l’écrivain Ahmed Naji pour avoir publié les extraits de son roman l’Usage de la vie, tableau triste, beau et déchiré de la jeunesse cairote dans lequel figuraient plusieurs scènes sexuelles (on peut en lire un extrait ici ) ; ou encore l’activité, au Maroc, du compte Facebook Aicha Jamal publiant, aux fins d’en dénoncer l’impudeur, les photographies des femmes qui osent bronzer en bikini. Dans ces derniers cas, la manière dont un pouvoir autoritaire s’autorise en Afrique du Nord et au Moyen-Orient d’une référence à la morale religieuse pour exercer sa répression sur ce qui peut être dit et montré des corps (ou la façon dont un groupe de pression tente de susciter pareille réaction) a suscité en moi rage et écoeurement.

/2/ Tu me diras : c’est de la triche, et tu jugeras peut-être que je réponds à côté. Il n’est en effet question dans ma réponse ni de string, ni d’Arabie Saoudite. Ce, pour une raison simple : je ne connais personne qui se soit récemment risqué à s’afficher en string sur une plage saoudienne (peut-être fais-tu référence à un cas précis que j’ignore, mais m’étonnerait), ce qui ne veut pas dire bien entendu que l’Arabie saoudite ignore les strings et les dessous chics, mais c’est autre chose. Or, c’est ce qui me gêne dans ta question : le fait que celle-ci établisse un parallèle entre un cas empirique (avec son lieu, son temps, ses enjeux locaux, sa sociologie, etc) et un contre-exemple sinon imaginaire, du moins hyperbolique, extrapolé dans une démarche a fortiori - on peut en effet penser que l’obsession saoudienne bien connue pour l’effacement du corps féminin trouverait sa forme aiguë face à toute tentative de bronzer en string et en public.

Cette abstraction et la double symétrie dont elle s’autorise (trop de tissu / pas assez ; ici / là-bas) me posent plusieurs problèmes. D’abord, elle transforme les décisions municipales récentes en « cas d’école » (ce qui revient à en gommer le contexte, les intentions, la dimension moins éthique que stratégique - j’y reviendrai). Ensuite, elle porte à se demander ce qui te porte au juste à construire pareille comparaison, ce qui ouvre la boîte de Pandore des interprétations. Pour le dire autrement ; tu indiques n’avoir introduit dans ta question aucun sous-entendu, et surtout pas de comparaison déplacée entre les régimes français et saoudien, et je ne vois personnellement aucune raison de ne pas te faire ce crédit. Il n’en reste pas moins que, justement parce que ta question est à-demi artificielle, on ne peut éviter de se demander ce qui peut justifier de poser le problème ainsi.

/3/ Le souci, c’est que j’ai beau chercher, aucune des justifications à cette manière de poser le problème ne me convient vraiment. Par exemple :

  • S’agit-il de comprendre que la France a ses moeurs (on s’y balade en slip) et l’Arabie Saoudite les siennes (on y proscrit la nudité) ? Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà… J’adore, comme toi, l’isosthénie sceptique et le genre de retours à l’envoyeur que pratiquaient Pyrrhon ou Montaigne, mais en l’espèce cela ne me va pas : une telle lecture épinglerait à la géographie un fait d’histoire (malgré mon admiration pour Louis de Funès, je ne pense pas que croiser des gendarmes ait été très drôle, il y a encore peu de temps, pour une femme en monokini ; et la vidéo de Nasser riant à l’idée de voiler les femmes égyptiennes est fort connue). Surtout, cette lecture renverrait chaque pays à l’homogénéité de ses moeurs (when in Rome, do as romans do) quand la question est aujourd’hui de prendre acte de la diversité, parmi celles et ceux qui vivent également ici, du rapport au corps, du souci des bonnes moeurs, etc. (Je ne dis pas que cette hantise de la pudeur m’est toujours sympathique ; je récuse seulement qu’elle soit étrangère, ou doive être verbalisée).
  • S’agit-il alors, de suggérer qu’à tout prendre, il vaut mieux vivre dans un pays où l’on se chamaille sur le règlement des plages à l’ombre de la République, que dans un autre où l’on exécute les condamnés à mort à tour de bras ? J’en tombe radicalement d’accord - mais, une fois encore, je crois que ce « vaut-il mieux » a quelque chose d’abstrait. Le problème n’est pas (pour moi, aujourd’hui) de me demander si je troquerais un régime contre l’autre, mais de m’inquiéter de ce qui se tricote, dans mon pays, et dans des arrangements qui ont peu à voir avec la République : par exemple, la manière dont l’échelon municipal fonctionne à la fois comme vitrine et comme laboratoire pour une série de responsables politiques anxieux de démontrer la possibilité d’introduire dans le tissu du droit une série de petites dérogations complémentaires, qui sont autant de marges ouvertes pour la surveillance tatillonne, pour l’humiliation sûre de son bon droit, pour le développement de comportements passive-agressive vis-à-vis d’une partie de la population locale. J’évoquais tout à l’heure De Funès et la bonhomie en trompe-l’oeil du gendarme de Saint-Tropez ; mais je dois t’avouer qu’imaginer, à l’inverse, la lueur dans l’oeil d’un policier chargé, sur les plages, de vérifier que les dames sont suffisamment dévêtues ne me réjouit pas fort.

/4/ Une incise, ici. Je n’ignore certainement pas, ni ne prescris d’ignorer, la manière dont la revendication de venir couverte à la plage peut se trouver enrôlée dans un agenda politique précis, de la part de groupes de pression et d’influence. De même, je pense qu’il ne faut pas ignorer non plus l’agenda politique qui, du côté de certains élus, amène à en faire une affaire - et le caractère autochtone de cet agenda-là ne me le rend pas plus séduisant. C’est l’un des problèmes aujourd’hui : les ennemis de mes ennemis ne sont pas mes amis. Raison supplémentaire, à mon avis, de ne manier les symétries qu’avec une extrême prudence.

/4/ J’allais ici écrire qu’au fond, je ne comprends pas ta question, faute de pouvoir adosser son abstraction relative à un socle de présupposés avec lequel je pourrais me sentir en accord. En fait, ce n’est pas vrai : il y a au moins un point sur lequel cette symétrie semi-imaginaire me paraît convaincante. Le fait est que, si d’aventure quelqu’un portait le string sur une plage saoudienne, on ne pourrait manquer de le voir ; comme, sur les plages françaises, les femmes voilées suscitent apparemment le scandale par leur seule présence visible. Je me demande si la comparaison string-voile, qui est un trope assez récurrent maintenant (et a d’ailleurs suscité à l’occasion des allergies bien françaises, et chez les mêmes personnes, par exemple dans les collèges dont les règlements intérieurs finissent par se perdre dans les détails relatifs à la longueur des vêtements), si cette comparaison donc ne raconte pas quelque chose du scandale que suscite le corps, lorsque sa différence vis-à-vis de la norme commune l’expose à être vu, avec ce que cela comporte d’enjeux de reconnaissance, avec ce que cela implique aussi de violences liées au regard. A ce compte, le paradoxe fait qu’un corps couvert est, dans certaines circonstances, incroyablement visible, et que par un effet de vrille ceux qui s’inquiètent de la pudeur excessive requise des femmes musulmanes appellent les mêmes musulmans à être plus discrets… A l’heure où je t’écris, Twitter bruisse des rixes survenues en Corse, consécutives apparemment (vérifier, toujours vérifier) à ce que certains prenaient des photos des femmes voilées sur la plage - dans un geste pour le coup étrangement symétrique et inverse à celle des marocains du compte Aicha Jamal, que j’évoquais en commençant. Je pense que la tolérance, la mienne en tout cas, peut s’alarmer de l’un et l’autre gestes ; je pense surtout que la philosophie n’a pas fini d’interroger ce qui noue aujourd’hui, de part et d’autre de la Méditerranée, la politique au corps et au regard.

Amitiés,

Mathieu

PS : je reste fidèle au boxer-short.