avant-propos

Le printemps et l’été 2016 ont été marqués par les violences policières : la répression du mouvement contre la loi travail au printemps, la mort d’Adama Traoré le 19 juillet, les expulsions de camp de migrant.es dans le nord-est de Paris pendant l’été et le début de l’automne. L’objet de ce chantier est de s’interroger sur le déploiement et les évolutions de ces violences sur certaines minorités de la population et la réalité de leur extension. Comprendre ces phénomènes suppose d’abord de clarifier quelques aspects terminologiques. Contrairement à certains usages, nous refusons de parler de violence pour décrire les dégradations matérielles commises par des manifestant.es. Par violence, nous entendons décrire l’usage à la fois légitime et illégitime, eu égard aux normes légales encadrant les pratiques policières, de la force qui porte atteinte tant aux libertés individuelles et politiques qu’à l’intégrité des personnes. Dans le contexte dont nous parlons, la violence est donc toujours celle des forces dites « de l’ordre ». Le recours à la force de la part de manifestant.es contre la loi travail, de militant.es contre les violences policières ou de migrant.es nous semble mieux cerné par la notion de résistance. Par résistance, nous entendons l’effort pour lutter contre une limitation des droits qui exprime des rapports de domination et d’oppression. Les subalternes ne font pas que parler, ils se défendent aussi avec une multiplicité de répertoires d’actions mobilisant parfois un certain usage de la force. Nous parlerons de répression, policière ou judiciaire, lorsque la violence coercitive s’exerce en réaction à ces formes de résistance. L’enjeu de ce chantier est de mener une réflexion sur l’étendue et les évolutions de la violence policière à partir de la rencontre entre des expériences subalternes multiples de la coercition et des discours théoriques sur le rôle de cette violence dans la stabilisation de l’ordre social existant.

La question de la violence policière n’a jamais été absente des débats au sein de la gauche. Cependant, la manière dont elle est traitée et la place qu’on lui accorde varient en fonction de la façon dont les différents courants de la gauche envisagent la pratique politique et les forces du changement social. La gauche institutionnelle, de la sociale-démocratie au trotskysme, tend généralement à appréhender cette question comme un axe de mobilisation et de discussion secondaire et occasionnel, et lui privilégie les conflits liés au travail. Prenant cette tendance à rebours, deux secteurs de la gauche lui ont traditionnellement accordé une plus grande importance.

Politiser la question de la violence policière, identifier et articuler les différents types de résistances qu’elle engendre, nécessite d’étudier ses modalités d’exercice concrètes.

Le mouvement autonome et libertaire tout d’abord qui, par son attachement à une praxis politique souvent extra-légale, est régulièrement confronté à la force policière. Mais, celle-ci reste souvent appréhendée uniquement sous l’angle de la répression politique et de la temporalité conjoncturelle des luttes et de l’anti-répression. La violence policière quotidienne et « normale » ciblant les franges non-blanches des classes populaires tend à être négligée.

Cette forme banale de la violence policière, véritable mode d’apprentissage de la condition de sujet post-colonial [1], constitue au contraire un des enjeux politiques centraux de l’« anti-racisme » politique. Il se compose d’une multitude de collectifs et d’organisations qui, à l’instar d’Urgence-notre-police-assassine, ont mené de nombreuses campagnes depuis les années 1990, suite au décès de personnes non-blanches tuées par la police. La majorité des organisations de la gauche blanche n’a pas soutenu en profondeur ces mobilisations, manquant ainsi une série d’occasions de nouer des alliances avec les franges racisées des classes populaires.

Avec l’intensification de la répression exercée à l’encontre de la mobilisation contre la loi El Khomry initiée en mars 2016 et l’extension de ses cibles par-delà les éléments les plus radicaux du mouvement, une plus large partie de la gauche a commencé à s’intéresser à la violence policière comme à un enjeu politique majeur. Mais politiser la question de la violence policière, identifier et articuler les différents types de résistances qu’elle engendre, nécessite d’étudier ses modalités d’exercice concrètes. Il importe d’appréhender son fonctionnement différencié en fonction des catégories qu’elle cible et le type d’expériences et de temporalités de la violence qui en émerge : répression conjoncturelle des luttes d’un côté, gestion normale des populations non blanches par la brutalité policière de l’autre. La vidéo massivement visionnée montrant un policier frappant un lycéen non-blanc mobilisé au cours du blocus du lycée Bergson à Paris le 24 mars 2016 illustre la rencontre de ces deux formes de violence policière. Cette réflexion critique sur la pluralité et l’articulation des formes et des expériences de la violence doit s’inscrire dans un effort théorique plus large considérant les différentes temporalités, spatialités et expériences.

Razvan Cipei

Par ailleurs, si la répression du mouvement contre la loi travail fournit l’opportunité de politiser plus largement la question de la violence policière, il convient cependant de replacer cette séquence au sein d’une histoire plus longue du maintien de l’ordre. La létalité policière reste, pour le moment, quasiment exclusivement réservée aux classes populaires racisées (à l’exception de quelques cas isolés tel Rémi Fraisse). Depuis trente-cinq ans en France, il n’y a presque plus eu de morts lors de manifestations alors que des centaines de personnes ont été tuées par la police dans les quartiers populaires. Historiciser la violence policière permet d’éviter une sur-dramatisation de l’expérience des manifestant.es qui conduirait à occulter les régimes spécifiques de violence dont font l’expérience d’autres franges subalternes de la population.

Le développement du maintien de l’ordre moderne dans les démocraties capitalistes occidentales à la fin du XIXe siècle se caractérise ainsi par le passage d’une répression militaire des manifestations, accompagnée de son lot de massacres, au modèle de la gestion des foules, « système de gestion de l’ordre public » caractérisé par : « 1) une négociation entre les parties, 2) une prévision par les autorités, 3) un encouragement des manifestants à planifier l’action envisagée » [2]. La gestion et la mise en circulation des flux de personnes dans l’espace urbain tendent alors à remplacer, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, la répression pure et la volonté de marquer et d’anéantir les corps. La persistance d’épisodes sanglants touche en premier lieu les subalternes racisés (massacre des Algériens du 17 octobre 1961 à Paris). La répression de la loi travail avec l’usage massif des nasses et des jets de grenade de désencerclement indiscriminés invite à s’interroger sur la nature et l’ampleur des changements en train de s’opérer dans l’exercice de la violence policière.

Depuis le printemps, le sentiment qui se dégage est que la violence policière s’étend dans la société tout en gagnant en intensité.

Du côté de l’action des manifestant.es, il y a eu la médiatisation d’une figure nouvelle des « cortèges de tête » aux brutaux agissements. Il y a eu la voiture de police brûlée sur le canal Saint-Martin, le concessionnaire Jaguar brisé et la fameuse vitre cassée à l’hôpital Necker lors de la grande manifestation du 14 juin. Tous ces évènements médiatisés ont servi un discours politico-policier condamnant une « violence » des manifestant.es intolérablement élevée et justifiant l’usage de la répression. Pourtant, si l’on s’en réfère là encore à l’histoire récente, ce montage s’écroule. Le niveau de violence manifestante depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ne s’est pas intensifié. On peut rappeler d’abord les mineurs en grève dans le Nord en 1947-1948 qui, ayant conservé leurs armes de la Résistance résistèrent à l’armée, notamment aux coloniaux menés par le sinistre Jacques Massu qui commençait alors sa carrière d’assassin d’État. Dans les années 1950 et 1960, les grèves ouvrières à Billancourt sont marquées par des affrontements très violents avec les gendarmes et mai 1968 ne fait pas exception. Le Quartier Latin se hérisse de barricades, on utilise tous les moyens possibles pour lutter contre la police. Un changement se dessine vers le milieu des années 1970, quand les organisations syndicales majoritaires décident de réévaluer à la baisse le déploiement de la force lors des manifestations, pour privilégier des opérations de communication destinées à séduire l’opinion. Néanmoins, la violence reste une modalité d’action dans divers groupes gauchistes dans les années 1970 — en témoignent les attaques de commissariat parisien par des Maos. Si elle tend à refluer dans les années 1980-1990 au sein des manifestations de la gauche traditionnelle, les révoltes explosent dans les quartiers populaires lors de révoltes comme celle de la cité des Minguettes à Vénissieux (1981) ou plus récemment en 2005 après la mort de Zied Benna et Bouna Traoré. Du côté des mobilisations pour l’emploi, les années 2000 voient réapparaître les modes d’actions plus virulents : menace d’incendier les usines ou de les faire sauter (salariés de la brasserie Heineken dans le Bas-Rhin en juillet 2000 ou de Forgeval dans le Nord), saccage de la sous-préfecture de Compiègne par les employés de Continental en 2009. Ainsi, la résistance de 2016 lors du mouvement de la loi travail n’est pas marquée par une hausse spectaculaire de la « violence manifestante ». La sur-médiatisation et l’instrumentalisation de celle-ci semble plus déterminante que sa soi-disant intensification. On pourrait alors vouloir renverser la question : pourquoi n’y a-t-il pas plus de violence résistante contre la police dans un contexte où la police voit ses droits d’action accrus et exerce des brutalités tous azimuts ?

Depuis le printemps, le sentiment qui se dégage est que la violence policière s’étend dans la société tout en gagnant en intensité. Des franges de la population sont désignées ou ciblées par la police. Leur stigmatisation autant que la violence qui les vise permet d’en faire des catégories spécifiques, isolées du reste de la société et de la norme. La violence serait donc non seulement extraordinaire puisqu’elle ne frapperait qu’elles, mais elle serait aussi le fait même de ces catégories qu’elle touche. Une telle conception fait obstacle à toute problématisation de la question de la violence policière au sein de la société puisqu’elle attribue la violence à celles et ceux qui en sont les victimes. Les personnes qui pourraient souhaiter s’impliquer, ne serait-ce que pour s’opposer lors de situations qu’elles jugent inacceptables et injustes, sont tenues à l’écart dans un double mouvement : celui de la violence physique qu’elles peuvent raisonnablement craindre et vouloir éviter, celui du jeu de la catégorisation qui les tient à part. Blanc.he et non militant.e, par exemple, restez hors de cette violence qui ne vous concerne pas. Ainsi, la violence qui, comme on l’a vu à l’occasion de manifestations ou durant les rafles de migrant.es dans le nord-est de Paris, organise l’espace public et les comportements, est reléguée à n’être l’affaire que de quelques-un.e.s.

Comment éviter ce rétrécissement de l’espace public, faire en sorte que chacun.e puisse prendre part aux manifestations, à la défense de personnes migrantes maltraitées, au refus de pratiques discriminatoires et violentes à l’égard de personnes racisées ? Comment organise-t-on un débat public sur cette violence de la police ? L’opinion publique est structurée par un imaginaire sécuritaire hégémonique qui imprègne le sens commun, et se diffuse à travers la société, dans toutes ses strates. Faire le travail de déconstruction nécessaire des récits sécuritaires et des cadres à travers lesquels les luttes et la violence sont perçues, et les catégories d’individus sont produites, est particulièrement compliqué dans ce contexte. Mais, parce que la violence est multipliée et étendue, parce qu’elle attaque différentes catégories de la population, il devient en un sens plus facile de se rendre compte de son extension. La colonisation sécuritaire des formes de vie peut produire une déconstruction accélérée de l’imaginaire policier. Encore faut-il que les espaces d’exercice de la violence ne deviennent pas des zones de non-droit invisibilisées qui se referment sur des poignées d’individus. Encore faut-il briser l’isolement des nasses, des camps et des quartiers.

Notes

[1Didier Fassin, La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Seuil, 2011, p.27.

[2J. McCarthy, C. McPhail, « L’institutionnalisation de la contestation aux États-Unis » in O. Fillieule, D. Della Porta (dir.), Police et manifestants, Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 71.