extension et diffusion du maintien de l’ordre en France

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Tandis que l’on présente régulièrement les conceptions et pratiques du maintien de l’ordre comme étant soumises à des modifications plus ou moins profondes, Fabien Jobard s’attache à montrer ici les limites d’une telle analyse. Cet article est ainsi une manière d’interroger le comportement des forces de l’ordre à l’occasion des événements récents, en France : rupture ou continuité ? Question que l’auteur appréhende sur un double plan historique et géographique. Dès lors, il s’agirait moins de penser les pratiques de la police que celles en vigueur dans l’organisme policier. Et ainsi dresser un portrait de son organisation, mais aussi des représentations que ses agents se font d’eux-mêmes comme de celles et ceux qui leur font face.

On impute souvent la brutalité des interventions des polices françaises au cours de manifestations à une évolution voire à une rupture dans les conceptions du maintien de l’ordre. Ce qui frappe pourtant est la rigidité du maintien de l’ordre « à la française », pour reprendre l’expression policière : la permanence de ses doctrines et de ses techniques, notamment au regard des évolutions en cours dans bon nombre d’autres pays européens.

S’il y eut spécificité française du maintien de l’ordre, c’est dans la création précoce, dès les années 1920, d’unités spécialisées dans la gestion des foules, dûment formées et équipées, et soustraites tant idéologiquement que géographiquement aux autres forces de police. Idéologiquement, car si dans la police ordinaire le sens des situations et le « discernement » commandent à l’agent sur le terrain, les policiers de maintien de l’ordre n’obéissent qu’aux ordres de leurs supérieurs immédiat [1]. Qu’ils relèvent de forces civile ou militaire (par exemple : Compagnies républicaines de sécurité ou Escadrons de gendarmerie mobile) ne change ici rien à la donne [2]. Géographiquement, car ces unités sont encasernées, évoluent en cercles clos, soustraites aux autres services de police et de gendarmerie. L’encasernement favorise un autre objectif majeur de cette police de maintien de l’ordre : l’investissement permanent dans la formation. Collective, celle-ci promeut les valeurs de discipline, d’obéissance et de cohésion, afin d’éviter, notamment, que le politique (qui a la main sur le maintien de l’ordre en France) ne perde le contrôle de ce qui se déroule dans la rue, sous l’initiative de quelques-uns des agents du rang. Pour la police, la finalité du maintien de l’ordre reste en effet la docilité des foules et l’évitement de la violence, par le contrôle des siens.

Les mobilisations du printemps 2016 ont mis en évidence les contradictions dans le déploiement et l’action des forces de maintien de l’ordre. Les interventions violentes des forces de police engagées se sont multipliées, en étant imputables à toutes sortes de raisons, parfois cumulées, toutes en infraction aux principes généraux qui viennent d’être exposés : petites unités laissées à elles-mêmes, ordres manifestement délivrés en vue d’accroître la tension parmi les manifestants ou de laisser dégradations et destructions se multiplier [3], usage disproportionné de la force, etc. Effets de rupture ou effets de continuité ?

Place de la République, 18 mars 2016.

Effet d’isolement d’abord. L’une des caractéristiques centrales du maintien de l’ordre « à la française » est aujourd’hui que ses promoteurs sont indécrottablement convaincus de son excellence, et de son rayonnement auprès des polices du monde entier, qui nous l’envieraient. Il est vrai que le maintien de l’ordre en France a longtemps disposé d’une assise intellectuelle, qui a encouragé son incarnation en doctrine et sa diffusion auprès de nombreuses polices. Mais cette assise intellectuelle s’est figée, et avec elle les principes d’action et d’organisation qui en découlent. L’enseignement de la foule aux professionnels du maintien de l’ordre reste aujourd’hui fondé sur une conception héritée de la « psychologie des foules » forgée à la fin du XIXe siècle par Gustave Le Bon, selon laquelle la foule est une et indivisible, dont les membres sous l’effet d’un leader charismatique perdent leur faculté de raisonnement et tout discernement. Or c’est une tout autre conception de la foule qui, sous l’influence de travaux nouveaux de psycho-sociologie, est aujourd’hui diffusée en Europe. Selon cette conception, tirée d’observations expérimentales et participatives, toute présence hostile au groupe minore l’individualité des membres du groupe, qui tendent alors à former un bloc uniforme, tendu vers l’éloignement de la source de danger. Dès que cette présence s’estompe, les relations entre les membres du groupe s’inscrivent à nouveau dans un contexte où chacun affirme des caractéristiques différenciées, où l’homogénéité et la solidarisation se désagrègent.

La technique de la nasse mise en œuvre à Paris consistait à maintenir en rétention à ciel ouvert sur la place publique, plutôt qu’à assurer la protection des manifestants dont la police s’était assurée de leur docilité.

Cette conception a différentes implications pour les polices européennes. D’abord elles évitent que les interventions soient perçues comme des sources de danger ou d’hostilité par la foule, et elles tendent avant et pendant la manifestation à la meilleure communication possible avec le plus possible de partenaires (et pas seulement les leaders institués de la manifestation, par exemple les organisations signataires de la déclaration en préfecture). Des groupes policiers, formés à la communication, sont en permanence en contact avec les manifestants, voire défilent avec eux, en uniforme, au sein des cortèges. Lorsqu’en tel ou tel point du cortège la situation se tend ou qu’une interpellation est effectuée, ces policiers se déploient au contact de la foule pour expliquer les raisons de leur action (ce qui, en retour, oblige les policiers interpellateurs à une action rationnelle et raisonnable). Au printemps 2016 à Paris, le gros des manifestants réunis contre la loi travail scandant « nous sommes tous des casseurs » offrait le produit paradoxal et grotesque de l’action des forces de l’ordre.

Facilitation et accompagnement des manifestations de rue ; développement de la communication à tous les stades d’une opération de maintien de l’ordre ; différenciation et ciblage des interventions de rétablissement de l’ordre sont ainsi les principes majeurs d’intervention de tout un ensemble de polices européennes qui, de surcroît, produisent du savoir, échangent des connaissances au cours de rencontres formelles et informelles, et tendent à servir une finalité générale de « dé-escalade », pour reprendre le terme en usage en Allemagne depuis les années 1980, et notamment depuis une décision du Tribunal constitutionnel de 1985, c’est-à-dire de réduction de la conflictualité dans tout épisode de confrontation avec des personnes hostiles.

Continuité des techniques, ensuite, flanquée d’un détournement des fins. Les doctrines françaises du maintien de l’ordre ont toujours laissé place à des forces mobiles, forces de projection susceptibles de percer le gros de la foule contestataire pour y effectuer des interpellations. Après l’intervention sinistre des pelotons voltigeurs mobiles (PVM) de la Préfecture de police durant les manifestations étudiantes de 1986, qui coûtèrent la vie à un passant, Malik Oussekine, diverses solutions ont été tentées. L’adjonction de forces supplétives issues de la police urbaine classique, comme des gardiens de la paix en civil chargés, selon le terme indigène de faire de la « course à l’échalote », ou bien le fractionnement des unités CRS et Gendarmes mobiles en section de protection et d’intervention ou en équipes légères d’intervention [4], sont anciennes (la première de toute éternité, les secondes se sont notamment développées après la dissolution des PVM). Ce sont leurs finalités qui se sont isolées des logiques de maintien de l’ordre. La politique du chiffre contamine par exemple depuis une quinzaine d’années les logiques de maintien de l’ordre, puisque le politique exige des poursuites immédiates et si possibles sévères (comparutions immédiates, mandats de dépôt, etc.) contre les fauteurs de trouble présumés, afin de pouvoir illustrer, dès les informations télévisées du soir, qu’il n’est pas inactif. Il s’agit donc d’envoyer au cœur des troubles des policiers chargés d’interpeller, sans grand souci de la cohérence d’ensemble du dispositif ni de ce que l’on appelle ailleurs la « dé-escalade ».

Du côté des forces supplétives aux unités constituées, leur dotation croissante en armes dolosives, à titre individuel et non plus collectif (le Flash-Ball en est le plus funeste exemple) [5], confère à l’intervention de ces forces en manifestation un autre impact et participe à la brutalisation des confrontations entre policiers et manifestants. Cette fois, c’est une continuité des doctrines, flanquée d’une modification substantielle des équipements, qui se donne à voir. Parfois, des techniques enseignées depuis longtemps sont mises en œuvre, comme celle de la nasse qui a été donnée à voir au printemps 2016. Dans le vocabulaire des CRS, il s’agirait d’une technique de « tronçonnement », « synonyme d’éparpillement de la foule » [6]. Elle est notamment employée pour isoler les éléments perturbateurs et permettre ensuite leur refoulement sans dégâts collatéraux. Cette idée est promue par les polices européennes sensibles, comme on l’a expliqué, à la pluralité de la foule. Dans sa mise en œuvre au printemps dernier, pourtant, cette technique fut déployée sans, précisément, le concours des outils de communication que les autres polices mettent en place en pareilles circonstances : équipes de policiers indiquant le sens de la manœuvre, la durée d’attente, les risques éventuels encourus par les manifestants, etc. À Paris, les manifestants se sont trouvés pris dans une nasse policière à quatre côtés, statique et sans issue, sans autres interlocuteurs que des policiers qui, au mieux, leur signifiaient que c’est ainsi ou à d’autres moments, selon divers témoignages, rappelaient aux manifestants le 13-Novembre (nous y reviendrons). À bien des égards, la technique mise en œuvre à Paris rappelait plutôt celle consistant à maintenir en rétention à ciel ouvert sur la place publique [7], plutôt qu’à assurer la protection des manifestants dont la police s’était assurée de leur docilité. Les documents de formation de la police le précisent bien : « La composition de la manifestation doit être connue car il y aura lieu de proportionner l’intervention à la nature du public en présence (femmes, enfants, curieux, etc.) ». On voit bien ici comment un même instrument peut servir des finalités différentes, selon la conception de la foule sur laquelle il prend appui.

Le changement majeur dans les conceptions du maintien de l’ordre en France relève d’un double mouvement de diffusion et de dispersion. Dans les années 1990, les doctrines policières ont, en réponse à leur incapacité chronique de trouver une forme de police adaptée aux réalités urbaines françaises, promu la notion de « violences urbaines » en tant que cadre légitimant tout un ensemble de mesures. CRS et Gendarmerie mobiles sont employés de manière croissante à des missions dites de « sécurisation », qui consistent le plus souvent en des contrôles d’identité conduits sur des points fixes dans des villes de banlieue, perçus par les habitants comme des contrôles particulièrement discriminatoires puisqu’ils séparent les cités des centres-villes. Si l’une des premières recherches sociologiques sur les CRS en France pouvait observer, au milieu des années 1980, l’inactivité de ces unités (« en plus de trois mois de présence permanente auprès d’une compagnie … nous n’avons vu l’unité se mettre en position d’intervention éventuelle — descente des cars, positionnement sur la voie publique — qu’à deux reprises ») [8], cette absence de l’espace public n’est aujourd’hui qu’un lointain souvenir.

Tout cela n’en fait pas une police plus violente, mais à coup sûr une police moins abordable, aux yeux des habitants une police du lointain, une police étrangère.

Le maintien de l’ordre comme forme légitime de police irradie l’ensemble des polices françaises, en premier lieu bien sûr dans les banlieues des grandes agglomérations. À cela s’ajoute la multiplication des unités « types CRS », organisées à l’échelle du département, comme les Compagnies d’intervention, qui se substituent aux polices locales pour ne déployer qu’un travail de patrouille en unité constituée et tenue de maintien de l’ordre, dans des contextes urbains qu’ils ne maîtrisent pas, pour n’y être pas affectés en permanence. Ce mouvement participe bien d’une militarisation de la police urbaine, au sens où ce sont des unités encasernées, détachées d’un terrain local, soumises aux ordres d’une hiérarchie centrale plutôt qu’aux sollicitations du public local, évaluées selon leur aptitude à la discipline plutôt qu’à leur discernement en intervention et, bien sûr, équipées (défensivement d’abord, offensivement ensuite) en réponse à un danger systématiquement estimé très élevé. Tout cela n’en fait pas une police plus violente, mais à coup sûr une police moins abordable, aux yeux des habitants une police du lointain, une police étrangère. Les résidents des cités se voient perçus comme en état de rébellion permanente, appelant la même forme de police que les manifestations violentes. Même les tentatives de renouer le contact avec les terrains difficiles passèrent par la création de nouvelles unités para-militaires, telles que les « Compagnies de sécurisation » créées en 2008 par Nicolas Sarkozy ou les « Brigades spéciales de terrain » de son successeur Brice Hortefeux (2010), qui insistait symptomatiquement sur le fait qu’elles patrouilleraient « en tenue d’intervention » [9].

À cette diffusion d’une police organisée à l’aune des violences urbaines s’ajoute bien sûr le poids de la conjoncture terroriste en France. Dans une conjoncture qui n’est pas sans rappeler celle de l’été 1961, lorsque les policiers étaient pris pour cibles des actions du FLN, ce qui débouchera notamment sur le massacre d’octobre 1961 [10], les policiers se voient comme les derniers remparts face à la barbarie. Ils sont aidés, en cela, par le politique, qui loue le travail des policiers et consacre la figure du policier en toute occasion. Face à cette sacralisation de l’institution, toute manifestation d’hostilité à l’égard de la police est perçue par les agents comme ne pouvant qu’être le fruit d’individus désocialisés, en perdition, incapables de raison, seulement accessibles à la répression violente. Le contexte favorise ainsi une exacerbation des traits les plus sommaires de la psychologie des foules diffusée en école de police. Ajouté à cela, les agents dits « de première ligne » gagnent une puissance revendicative à l’égard de leur hiérarchie et du politique qui fait du contrôle de la police, dans la conjoncture actuelle, une tâche impérieuse de tout gouvernement. Pour l’heure, la doctrine et les équipements du maintien de l’ordre restent dans les cadres posés depuis des décennies et le malaise ou la colère des policiers a pour issue la plus fréquente diverses revalorisations de primes d’intervention [11]. Alors que des commandants CRS demandaient, après des tirs par arme à feu essuyés lors des affrontements à Villiers-le-Bel en 2007, grenades de désencerclement, lanceur de balles de caoutchouc de longue portée, mais aussi de nouvelles règles d’usage des armes à feu en maintien de l’ordre, ces demandes sont pour l’heure restées lettre morte — l’administration prenant à l’inverse, en septembre 2014 et après la mort de Rémi Fraisse un mois plus tard, deux textes limitant l’usage de diverses grenades en maintien de l’ordre [12]. Mais il est certain que les policiers bénéficient aujourd’hui d’une puissance revendicative qui appelle à la plus grande fermeté des gouvernements actuels et prochains.

Post-scriptum

Fabien Jobard est chercheur au CNRS, au Centre Marc Bloch de Berlin. Il a récemment publié, avec Jacques de Maillard, Sociologie de la police (Armand Colin, 2015).

Notes

[1Sur l’obéissance en maintien de l’ordre, voir l’entretien avec Jamil D., gardien de la paix dans Vacarme 13, « Pour un coup donné nous en rendrons dix », automne 2000 : « Un policier en situation de maintien de l’ordre n’est plus qu’un organe administratif qui va fonctionner sous les ordres de la hiérarchie ».

[2Au contraire, pourrait-on dire, car le décret de 1903 d’organisation de la gendarmerie, et qui confie aux gendarmes une plus grande faculté dans l’usage de son arme administrative, concerne avant tout l’intervention en police quotidienne, pas en maintien de l’ordre. Par ailleurs, toute unité en maintien de l’ordre, militaire ou civile, est placée sous l’autorité du commissaire de police, autorité civile, donc, et ce notamment dans le cas de l’emploi de la force.

[3Deux cas de figure analysés en 2011 dans Vacarme respectivement par Olivier Cahn et moi-même, place Bellecour à Lyon et esplanade des Invalides à Paris, « Polices en place », Vacarme 57, automne 2011.

[4Pour plus de précisions sur ces équipes, voir ma contribution au numéro que Mouvements a consacré aux dix ans des émeutes de 2005 (« La police en banlieue après les émeutes de 2005 », Mouvements no 83, 2015, pp. 75-86).

[5Voir autour de cette arme les points de vue partagés, y compris au sein des forces de police, dans le rapport de la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur le maintien de l’ordre (2015, rapport no 2794).

[6Fiche de formation au maintien de l’ordre, DFPN/INFPN/DOC, septembre 2006.

[7Cas de figure développé par Olivier Cahn dans Vacarme 57 déjà cité.

[8Dominique Monjardet, Le maintien de l’ordre. Technique et idéologie professionnlles des C.R.S. », Déviance et Société, 12, 2, 1988, p. 101-126.

[9Et non « en chemisette », apanage vestimentaire des « grands frères inopérants » et « agents d’ambiance » (discours mémorable de M. Hortefeux présentant les BSP, « Unités territoriales de quartier de nouvelle génération », 17 août 2010, site du Ministère de l’Intérieur).

[10Jim House, Neil MacMaster, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, Paris : Tallandier, 2008.

[11Ces indemnités, et notamment l’indemnité de sujétion spéciale, revalorisée en 1968, restent un outil majeur de transaction entre les policiers et leur administration. Elles ont été revues à la hausse en juin 2015, elles le seront fin 2016 pour les Gendarmes dans le cadre de l’opération Sentinelle, tandis que les règles du repos journalier des gendarmes mobiles ont été révisées à l’été 2016, les carrières des policiers ont été revalorisées en avril 2016, etc.

[12Voir là encore ma contribution à Mouvements no 83, 2015.