26 h 30 de folie

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Verres en polycarbonate avec revêtement miroir, bracelet en silicone double, ligne hydrodynamique : l’ordre public n’a qu’a bien se tenir ! Pour avoir eu l’idée saugrenue d’aller à une manif avec cette arme redoutable dans mon sac, j’ai passé 24h en garde à vue et viens d’être jugé pour rébellion. Deux mois et demi après les faits, le Tribunal a conclu à la nullité de la procédure. Combien de temps, d’énergie, d’argent public gaspillés au cours de cet absurde épisode ?

23 juin 2016, 14 heures, je me rends à la manifestation contre la loi travail, d’abord interdite puis autorisée à tourner en rond autour du bassin de l’Arsenal. Je retrouve les copines. Faut-il se jeter dans cette nasse géante ? Nous nous présentons devant le cordon de CRS. Celui qui explore le contenu de mon sac en extrait des lunettes de piscine et refuse de me laisser passer avec. Étonnement et incompréhension… « Ce sont les ordres ». Il me propose de les garder et que je les récupère à la sortie. Je tiens à mes lunettes et retrouver le même CRS à l’issue de la manif me semble fort improbable… Nous proposons de les déposer au café du coin. Refus du CRS : « Un complice de la manifestation pourrait s’en servir ». Devant tant d’interdits, nous décidons de renoncer à manifester et je demande qu’on me rende mes lunettes. Le CRS s’énerve. Un coup d’oeil échangé avec son supérieur, ils sortent leur matraque et me saisissent brutalement par les épaules. Je proteste, la quinzaine de personnes présente interroge, conteste, rien n’y fait, la machine est lancée. Je demande qu’on me rende mes lunettes. Où m’emmène-t-on ? Pourquoi ? Ils ignorent les questions et m’entraînent de l’autre côté du boulevard, repoussant mes amis qui font bloc. Clé de bras, j’ai mal, je crie, je raidis l’autre bras, « continue et je te pète le bras », je cède, seconde clé de bras ; ils me menottent et me traînent sur le trottoir jusqu’à un groupe de cinq personnes interpellées pour des raisons similaires. Ils me font asseoir par terre, toujours menotté. Une de mes amies demande le motif de l’interpellation : « S’il est là c’est comme ça ». Je demande à nouveau pourquoi je suis arrêté, ce qu’on me reproche, pourquoi on ne veut pas me rendre mes lunettes ; des carpes.

Attente interminable.

Un bus nous conduit au commissariat de l’Évangile dans le XVIIIe. L’arrière du commissariat fait peur : des dizaines de militants interpellés sont parqués derrière des grilles. Attente interminable.

On passe un par un devant une table : fouille des sacs, des chaussures, palpation, puis on est parqués à notre tour. Chacun est à nouveau entendu et on me notifie ma mise en garde à vue pour rébellion. Ébahi, je demande au policier s’il réalise qu’il est en train de me mettre en GAV parce que j’ai des lunettes de piscine dans mon sac. Je parle à un mur.

Passage côté prison, on me prend mes lacets, investigue ma « fouille » (mon sac). Cellule carrelée. Odeur et chaleur étouffantes. Au bout de deux heures (?) on m’appelle. Direction commissariat du XVIe (plus assez de place ici). Menottes. Je réalise le pourquoi de la confiscation des lacets : beaucoup moins pratique pour marcher, franchement handicapant pour courir…

Arrivée commissariat de la Faisanderie (!) On me met dans une cellule (vide). L’autre mise en GAV est menottée à un banc dans le couloir. On comprendra plus tard que l’autre cellule est condamnée parce qu’infestée de puces… On m’annonce qu’Alice Becker (mon avocate) n’est pas disponible et me demande si je veux un avocat commis d’office ou pas d’avocat du tout… Vers 2 h on me réveille : l’avocate commise d’office est là, je vais être entendu. Elle me conseille de dire la vérité : je craignais les lacrymos (que j’avais expérimentées à la manif du 14 juin), avais pris mes lunettes de piscine pour m’en protéger, ne vois pas en quoi c’est problématique, n’ai pas été violent. Interrogatoire. Good cop, bad cop, très froid et méprisant, se détend un peu sur la fin : ils semblent me trouver naïf mais pas méchant.

Retour au cachot.

Réveil à l’aube : prélèvement ADN. Je demande si je peux refuser : oui mais c’est une infraction qui se rajoutera à ce qui m’est déjà reproché. N’osant aggraver mon cas, j’obtempère et mords dans le coton tige géant que le policier — chou comme tout — me tend (à croire qu’il est choisi exprès pour qu’on s’y laisse prendre), puis il me prend en photo de face, de profil, comme dans les films ; j’imagine un temps lui faire des propositions indécentes pour qu’il oublie de rentrer tout ça dans son ordinateur, mais on n’est pas dans un film.

Retour au cachot.

Préalable à notification de fin de garde à vue : avez-vous des remarques à formuler ? Non !

Avez-vous un téléphone ? Oui, dans mon sac ! Il est éteint : souhaitez-vous nous donner votre code ? Non. J’apprends que les policiers n’ont pas porté plainte et que les chefs d’accusation qui s’étaient rajoutés à la rébellion : « violences volontaires à l’encontre de personne dépositaire de l’autorité publique » et « participation à un attroupement en vue de commettre un délit », sont abandonnés. Ouf !

Retour au cachot.

Notification de fin de garde à vue. Vous allez être déferré devant le Procureur. Pourquoi ? Elle souhaite avoir votre version des faits. Ah, et votre téléphone est mis sous scellé. Quoi ?! Vous avez refusé de nous donner votre code.

Retour au cachot.

Ça s’agite côté puces : le commissariat est en effervescence, ils attendent la désinfection.

Départ vers l’Hôtel-Dieu. On me fait enfiler une combinaison intégrale blanche « au cas où, simple précaution ». Re-menottes dans le dos.

Arrivée sur l’île de la Cité. Impression d’être un prisonnier de Guantanamo javellisé (orange en moins). Entrée par une porte dérobée. Escalier raide et étroit. Couloir glauque, mi-hospitalier, mi-pénitentiaire : on est à la salle Cusco [1].

Attente interminable.

Je vois enfin un médecin. Il me demande si ça me gratte. Non. Il me dit de retirer cette combinaison ridicule, que je n’ai pas de puces. Ouf ! Il me conseille d’éviter dans les cellules les couvertures souvent infestées… J’ai mal aux poignets suite à mes nombreux menottages, il me donne deux Dolipranes… Je lui demande de désinfecter une plaie, il m’invite à me laver les mains avec du savon… Je prends un traitement (autre raison pour laquelle j’ai demandé à voir un médecin), je n’ai plus la posologie en tête, il me donne la dose minimale, il m’aurait fallu le double. Il est environ midi, j’avais demandé à voir un médecin la veille à 15h40…

Retour à la Faisanderie pour récupérer mon sac. Les cellules doivent être désinfectées, je vais être transféré au commissariat central du XVIe, le temps qu’il y ait un véhicule disponible pour m’emmener au Parquet.

Attente interminable.

Humiliation d’être observé menotté par les gens qui font la queue au commissariat central…

Les cellules sont tout aussi glauques et je réalise qu’il y a également un néon orienté pile pour qu’on l’ait dans les yeux…

Attente interminable.

En voiture pour le Parquet ! Un des deux policiers me montre comment ne pas avoir trop mal avec les menottes dans le dos (elles se resserrent automatiquement au moindre mouvement) : les mettre sur le côté pour pouvoir s’adosser sans faire pression dessus.

Entrée par le quai de l’Horloge. Direction le « dépôt ». Rien d’un sex club, c’est la prison interne du Palais de Justice. Grande cellule avec toilettes dans un coin. Ça pue.

Attente interminable.

Inventaire de mes affaires. Je demande si je peux prévenir un proche : non, c’est uniquement pour les gens qui restent plus longtemps. Je demande si mon avocate est prévenue : oui. Un policier me conduit à une cellule. Étroite, glauque, micro-fenêtre en hauteur, couche en béton. La porte se ferme. Bruit de clés. Ça y est je suis vraiment en prison ! Pour combien de temps ? Contrairement à la GAV, mes proches ne savent pas où je suis… Je ne comprends pas pourquoi je suis déferré devant le Procureur ni en quoi ça consiste…

Attente interminable.

Un policier vient me chercher. Fouille au milieu du hall gigantesque. Bruit infernal. Des détenus crient, s’interpellent, tapent sur les barreaux pour se faire entendre…

Passage par un souterrain tout droit sorti d’un film d’espionnage, qui débouche au Palais.

Attente interminable.

La substitut du procureur me reçoit sèchement : vous êtes bien monsieur M. ? oui, et me lit une convocation au TGI le 6 septembre pour avoir « résisté avec violences à Monsieur T. et Monsieur L., personnes dépositaires de l’autorité publique (…) en se débattant lors du contrôle seul et sans arme ». Je marque mon désarroi : je pensais qu’elle souhaitait entendre ma version des faits et que mon avocate serait là pour cet entretien. Réponse : « Je me fiche de votre version des faits, je suis là pour vous notifier votre convocation devant le tribunal ». Elle veut me faire signer le papier. Je veux voir mon avocate. Cela risque de prendre plusieurs heures… Je craque, je veux que ça se termine, je signe au bas des trois feuilles, au revoir madame.

Remarque du policier qui me ramène au « dépôt » : « Si tout le monde portait des lunettes de piscine, ça servirait plus à rien qu’on utilise des gaz lacrymo ! ». CQFD.

16 h 30, enfin libre.

Post-scriptum

Éric Marty est un rebelle non-violent.

Notes

[1Créée en 1943 par les Allemands pour y interroger des membres de la Résistance, cette « salle carcérale », qui dépend de l’unité médico-judiciaire de l’Hôtel-Dieu-AP-HP, est officiellement considérée comme une annexe du dépôt du Palais de justice.