reprendre la terre

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Depuis la lutte du peuple Guarani Kaiowá du Mato Grosso do Sul jusqu’à l’occupation Esperança dans la ville de Osasco, Irene Maestro Guimarães montre comment la question de la terre est un élément structurel des contradictions de la société brésilienne, portant les marques de la violence, de l’exploitation et de l’oppression qui pèsent sur la majorité de la population. Elle montre comment les peuples indigènes et plus largement les populations les plus fragiles, parviennent à organiser des stratégies de résistance.

Au Brésil, les systèmes de production agro-industriels les plus modernes coexistent avec des formes archaïques de surexploitation de la main d’œuvre et des régimes de travail similaires à l’esclavage. Des îlots de richesse et de sécurité formées par des condominiums et des centres commerciaux de luxe coexistent avec des océans de bidonvilles où travailleuses et travailleurs vivent dans des conditions précaires, sous la violence intense de l’appareil répressif de l’État.

Il est impossible de comprendre la réalité brésilienne sans aborder la question de la terre. Le territoire brésilien est marqué par une grande concentration de la propriété de la terre dans les mains de quelques-uns. Historiquement, cela a été — et reste — la source des inégalités sociales, ainsi qu’un élément moteur des rébellions au sein de la société. Dans les campagnes, ces dernières se manifestent par les luttes des populations des quilombos [1], autochtones, paysannes, sans terres et des travailleurs ruraux et urbains. Dans les villes, par les luttes des sans-abris pour l’occupation des terrains laissés à l’abandon et le soulèvement des communautés s’opposant aux interventions militaires.

la question de la terre au Brésil

Bien que la lutte pour la terre soit présente depuis la colonisation du Brésil et se soit exprimée dans des mouvements de révolte tels que le Quilombo dos Palmares (fin du XVIe, début du XVIIe siècle), la rébellion des Indiens de Guaratinica (1754-1756), les guerres de Canudos (1896- 1897) et du Contestado (1912-1916), parmi beaucoup d’autres, c’est dans les années 1960 et 1970 que la question de la réforme agraire prend son essor et acquiert une ampleur nationale. C’est durant cette période que les ligues paysannes se sont organisées, à partir des occupations de terres et la création de syndicats de travailleurs ruraux, pour mettre fin aux grands latinfundios (propriétés agricoles) et au monopole de la terre.

Avec le coup d’État militaire de 1964, ces luttes furent durement réprimées. La dictature a pris son essor à partir d’un processus d’expansion des frontières agricoles, attirant de grandes entreprises par le biais d’incitations et d’allègements fiscaux destinés au développement de grands projets agricoles, à l’exploitation forestière et minière, à la construction de centrales hydroélectriques et d’autoroutes dans le Centre-Ouest, le Nord et le Nord-Est. Ce processus favorise alors l’appropriation privée de grandes étendues de terres par des investisseurs capitalistes, mettant en œuvre un modèle agraire plus concentré et plus exclusif.

Il y eut une tentative de colonisation de ces régions par « l’exportation de l’excédent de population » pour contenir les conflits fonciers dans le reste du pays. L’INCRA (Institut de colonisation et de réforme agraire) fut également créé et un plan national de réforme agraire fut annoncé, mais ce dernier n’est jamais paru. Comme dans de nombreux épisodes de l’histoire du pays on tenta d’établir des accords et des conventions « depuis le haut », sans perturber l’ordre social existant. Or, la situation dans les campagnes ne s’améliora pas. Au contraire, l’avancée du capital sur les territoires habités par les populations traditionnelles se fondait sur l’expropriation violente de la terre, y compris en les exterminant.

Bien que le régime militaire ait tenté d’étouffer de tels mouvements, une forte résistance se produisit et la lutte pour la défense de la terre est restée vivante. Elle réapparut avec force dans les années 1980/90 avec le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), dont l’objectif principal était de « lutter pour la terre, pour la Réforme Agraire et pour la construction d’une société plus juste, sans exploiteurs, ni exploités », et qui entendait agir par la mobilisation de masse des travailleurs sans terre pour l’occupation de grands latifundios.

Les gouvernements qui se sont succédés après la période de re-démocratisation continuèrent à élaborer des mesures gardant la structure agraire brésilienne intacte, ce qui intensifia les occupations de terres. Ces dernières se diffusèrent en particulier sous le gouvernement du président Fernando Henrique Cardoso qui fut à l’origine du renforcement et du déploiement de la doctrine néolibérale dans le pays à la fin des années 1990. De surcroît, son gouvernement intensifia la répression des mouvements sociaux investis dans la réforme agraire — avec des lois criminalisantes et des massacres sanglants, comme ceux qui eurent lieu à Eldorado dos Carajás en 1996 dans l’État du Pará et à Corumbiara en 1995 dans l’État du Roraima, contribuant au renforcement du pouvoir des propriétaires fonciers et des spéculateurs.

En 2002, Luiz Inácio Lula da Silva (Lula) fût élu président, plaçant sur lui et sur le Parti des Travailleurs (PT) une attente de soutien en faveur des luttes pour les terres et du progrès dans la réforme agraire. Cependant, malgré le développement du deuxième Plan national pour la réforme agraire, ses deux gouvernements successifs, ainsi que celui de son héritière politique Dilma Rousseff, n’ont guère fait face au problème. Au contraire, ces gouvernements ont favorisé une concentration des terres plus importante que dans les périodes précédentes et ont renforcé plus que jamais l’agrobusiness avec l’adoption d’instruments juridiques permettant un approfondissement des mécanismes de criminalisation des mouvements sociaux. Ce furent en fait les gouvernements qui ont le moins fait avancer la réforme agraire, qui ont le moins délimité des territoires autochtones et des terres quilombolas (des anciens esclaves fugitifs), et sous lesquels on a assisté à une réduction drastique du nombre de familles installées à la campagne.

En raison de la non réalisation de la réforme agraire et de l’indifférence des pouvoirs publics à l’égard des politiques sociales, les conflits dans les campagnes ont continué et restent très élevés à l’heure actuelle. Le Brésil est le pays au monde où le plus grand nombre de personnes meurt dans des conflits pour la terre et parmi les statistiques tragiques, on peut souligner qu’une partie importante des victimes sont des personnes autochtones.

Cette situation s’est répercutée dans les zones urbaines. Au tournant des années 1930-1940, des millions de personnes vivant dans la pauvreté ont quitté les campagnes pour rechercher une vie meilleure dans les villes, marquant le début d’un processus d’industrialisation. En 1940, seulement 18,8 % de la population au Brésil était urbaine. En 2000, cette proportion s’élève à 86 %.

Dans les années 1970, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont contraint le pays à mener des « ajustements structurels » provoquant la dérèglementation de la production agricole et l’entrée des matières premières sur le marché international. En conséquence, les petits propriétaires terriens se sont retrouvés dans l’incapacité de concurrencer les grands producteurs et les propriétaires fonciers, ce qui a provoqué le déplacement de la main-d’œuvre rurale excédentaire vers les villes. Ainsi, l’urbanisation est directement liée aux mesures adoptées dans les zones rurales.

La crise des années 1980 a aggravé les problèmes sociaux (chômage, sous-emploi, manque d’accès aux conditions de vie les plus élémentaires, manque d’infrastructures, etc.) déjà présents depuis la croissance des villes. Ainsi le logement précaire dans des favelas est devenu la forme prédominante d’expansion de la ville. La forte concentration de la population pauvre dans des grandes métropoles est devenu une caractéristique brésilienne.

Les bas salaires des travailleurs précaires — déclarés ou pas — et des travailleurs de l’industrie, rendent le marché de l’immobilier inaccessible. Alliés à l’insuffisance des politiques publiques en matière de logement, ces facteurs ont conduit une grande partie de la masse de travailleurs à l’occupation irrégulière de terres (par des pratiques d’auto-construction notamment) afin de répondre aux besoins de logements. Ceux qui ont un plus faible pouvoir d’achat ne parviennent guère à trouver logement dans les zones urbaines centrales dotées d’une infrastructure urbaine et de services.

Par conséquent, les villes sont profondément marquées par la ségrégation socio-spatiale. D’une part, nous retrouvons d’énormes bidonvilles sans investissements publics en matière d’assainissement, de logement, de santé, d’éducation, d’équipements publics ou d’urbanisation, et caractérisés par l’absence de titres de propriété sur la terre. D’autre part, des zones modernes et sécurisés dotées d’une infrastructure complète. Les inégalités profondes sont des poudrières dans les grandes villes. La population pauvre ouvrière qui vit dans les banlieues, principalement composée de noir.e.s et/ou descendant.e.s de peuples autochtones, est considérée comme une « classe dangereuse », dans la mesure où demeure le risque de révoltes contre des conditions de vie indignes. L’État répond à la menace constante de déstabilisation du status quo par la violence contre l’« ennemi intérieur ».

Les bas salaires et l’insu sance des politiques publiques en matière de logement ont conduit à l’occupation irrégulière des terres.

On peut dire que le « nœud de la terre » reste le facteur clé de la lutte des classes au Brésil. Aujourd’hui, selon l’IBGE (Institut brésilien de géographie et de statistiques), 0,91 % des propriétaires de terres avec plus de mille hectares détiennent 44,42 % de l’espace utilisé, tandis que 86 % des petits propriétaires (qui occupent des biens de 10 à 100 hectares) occupent seulement 21,4 % de la superficie. Au cours des dernières années, la concentration des terres a augmenté et, parallèlement, s’est accrue la lutte des masses pour accéder à des terres par des occupations et des actions de reprises de terres. Les élites dirigeantes préservent leurs privilèges de concentration des revenus et de la richesse, leurs terres spéculatives restant intactes.

En 2010, la Fondation Getúlio Vargas a montré que 53 millions de personnes vivent avec des revenus inférieurs au seuil de pauvreté. L’inégalité est brutale : les 5 % les plus riches du Brésil détiennent 28 % de la richesse déclarée dans le pays et les 0,21 % les plus riches détiennent 40,81 % du total. Dans le même temps, les 50 % de Brésiliens les plus pauvres détiennent 2 % de la richesse.

Que ce soit dans la campagne ou dans la ville, le processus de reproduction des rapports capitalistes de production dans notre pays passe par les conflits pour le territoire.

des exemples de lutte et de résistance

Les Guarani Kaiowá dans le Mato Grosso do Sul et les reprises de leurs territoires d’origine. Les Guaranis ont été l’un des premiers peuples autochtones à entrer en contact avec les Européens en Amérique du Sud il y a 500 ans. Dès le XIXe siècle, leurs territoires commencèrent à être exploités par le biais de concessions exploitant la main-d’œuvre paraguayenne et autochtone. Depuis, la politique dirigée vers les peuples autochtones a visé à les soumettre aux intérêts économiques prédominants, au détriment des intérêts de ces populations.

L’action de l’État, en particulier auprès des Guarani Kaiowá, commença en 1915 par le Service de protection aux Indiens (SPI), avec la démarcation de la première réserve autochtone. Jusqu’en 1928, d’autres portions de terres furent reconnues comme propriétés autochtones. Au début du XXe siècle, le développement de cette politique de démarcation des terres autochtones fut responsable d’un « nettoyage » dans la région par la prise de terres des populations autochtones et la colonisation de la région par des non-autochtones. Ce processus concentra les différentes familles d’Indiens dans des villages dispersés, donnant place à la partition et à l’occupation de la région par des non-indiens.

Au cours de l’État Nouveau (1937-1945), l’État brésilien commença à promouvoir des politiques favorisant l’occupation de l’Ouest, appelées la « Marche vers l’Ouest ». Au centre de ces politiques menées par le gouvernement Getúlio Vargas se trouvait la continuité et l’intensification du processus de désappropriation de la population autochtone, confinée dans des réserves créées par l’État, sans aucune forme de consultation auprès des personnes déplacées. Dans ce contexte, l’État créa la Fondation Brésil Central, organisme qui cherche à coordonner un projet de développement et d’occupation des terres « inhabitées » dans le centre-ouest brésilien. Les peuples autochtones qui y vivaient furent considérés comme indivisibles (présupposé raciste, bien sûr !).

Depuis les années 1970, l’expansion des affaires de l’oligarchie locale et nationale fut établie de manière significative dans le Mato Grosso do Sul, tant en ce qui concerne les superficies plantées en monoculture du soja, que les pâturages pour l’élevage. En même temps que se développait la mécanisation de certaines étapes du processus de production, la main-d’œuvre fût soumise à des conditions de travail similaires à celles de l’esclavage. Et, pour rendre possible l’appropriation (illégale et illégitime) des terres par l’agriculture capitaliste « moderne », une vague de violence déferla sur la vie quotidienne des peuples autochtones de cette région.

Aujourd’hui, le peuple autochtone Guarani Kaiowá vit une situation de violence dramatique. Les groupes de défense des droits de l’homme et des organisations internationales, ainsi que les dirigeants autochtones eux-mêmes, estiment qu’il existe un processus de génocide en cours. La Commission pastorale de la terre affirme qu’il s’agit de « l’institutionnalisation d’un État d’exception et de la barbarie ».

En ce sens, le renforcement de l’agrobusiness lors des dernières années, et particulièrement du gouvernement du PT, a élargi et accentué la violence extrême contre les populations autochtones de tout le pays, en particulier dans le Mato Grosso do Sul. Cet État fédéral, surnommé l’État de l’agrobusiness, et qui apparaît comme un modèle dans la production agricole au Brésil, présente des données alarmantes décrites dans les rapports de la violence du Centre indigène missionnaire.

Tous ces actes de violence ont pour arrière-plan l’inertie et l’incapacité du gouvernement à délimiter les terres autochtones. Au cours des 10 dernières années, le nombre d’assassinats au Brésil de personnes autochtones a augmenté de 50 %. Le gouvernement Lula a approuvé 80 procès de démarcation en 8 ans (moins que tous les gouvernements précédents post-1988), et le gouvernement de Dilma Rousseff a été celui qui a le moins délimité et homologué des territoires autochtones dans l’histoire du pays. Le blocage de la reconnaissance de ces territoires est en lien direct avec les incitations accordées à l’industrie agricole au cours des gouvernements du PT et ses accords avec la base parlementaire fortement représentée par les propriétaires ruraux. Il est également lié à la continuité et à l’augmentation de la violence contre les peuples autochtones.

De grands projets entrepreneuriaux furent également encouragés, qui ont directement touché les territoires autochtones sans consulter leurs habitants. Principalement, le gouvernement Dilma Rousseff a reculé sur la question des droits des peuples autochtones. Le niveau actuel de relation [avec le gouvernement] a même été comparé à celui de la dictature par Marcio Santilli, ex-président de la Fondation nationale de l’Indien, pour ce qui est de l’imposition de grands projets énergétiques sur des terres autochtones, comme le cas des centrales hydroélectriques Belo Monte et Altamira « et les travaux du Programme d’accélération de la croissance (PAC).

Le pouvoir judiciaire, tout en criminalisant les autochtones qui mènent la lutte pour la terre, reste silencieux et complice face aux crimes commis contre les populations autochtones. Les tribunaux sont extrêmement lents dans le jugement des nombreux procès intentés pour paralyser les procédures de démarcation : ils choisissent délibérément de ne pas décider.

À son tour, le pouvoir législatif continue à attaquer les droits des autochtones en proposant des mesures de recul, telles que : la proposition d’amendement constitutionnel PEC 215/2000, qui stipule que les délimitations de terres autochtones doivent être approuvées par le Sénat Fédéral ; l’approbation du nouveau code forestier et la PEC 71/2011, qui modifie la Constitution en proposant d’indemniser les propriétaires de bonne foi ayant obtenu des titres de propriété pour le territoire autochtone, ce qui est actuellement considéré comme nul et non avenu.

Le gouvernement actuel de Michel Temer semble suivre la même voie. Au-delà du rôle central que joua son parti, le PMDB, dans la formulation de propositions anti-autochtones auprès du Congrès national, le président a débuté son mandat [2], en réalisant des réunions avec des propriétaires ruraux, au sein desquelles il signalait son soutien aux modifications des licences environnementales, dans la démarcation des terres autochtones, dans la révision des homologations de terres autochtones déjà effectuées, tout en défendant que l’agrobusiness était « l’ordre du jour le plus important » du pays.

Actuellement, vivent au Brésil environ 51 000 Indiens Guarani, dans sept États différents, ce qui fait de ce groupe l’ethnie la plus nombreuse du pays. Cependant, beaucoup d’autres Indiens Guarani vivent au Paraguay, en Bolivie et en Argentine. Le peuple Guarani au Brésil est divisé en trois groupes : Kaiowá, Ñandeva et M’byá, dont le plus grand est le Kaiowá qui signifie « peuple de la forêt ».

Pour ces peuples, la vie est directement liée à la terre et leur mode de vie autochtone exige une certaine forme d’usage et de relation avec elle. Face à leurs tekohas (terre où l’on est, terre sans maux) appropriées, expropriées, volées, et sachant ne rien pouvoir attendre des gouvernements et des autorités qui furent des agents directs ou complices de ce scénario violent, les Guarani Kaiowá ont décidé d’initier un processus de luttes directes pour la reprise de leurs territoires.

L’encouragement de l’agrobusiness a accentué la violence extrême contre les populations autochtones.

Bien qu’il s’agisse d’une dispute inégale, les Guarani Kaiowá ont émergé comme un des acteurs qui a joué le rôle le plus actif dans les luttes pour la terre contre l’agrobusiness. Sa grande assemblée Aty Guassu est l’espace qui rassemble et articule les différents villages autour de cette lutte commune, pour laquelle ils sont disposés à perdre leur vie, car sans leur tekoha ils ne peuvent pas reproduire leur existence.

Un exemple emblématique a été la manifestation qui eut lieu en 2012, sous le gouvernement du PT, dans laquelle le peuple Guarani Kaiowá fit un dernier manifeste, et lança un appel à l’État et au peuple brésilien demandant que soit décrétée leur « décimation et extinction totale », leur « mort collective », face à leur choix de ne pas quitter leur terre natale, comme l’exige une décision de justice :

« Nous avons demandé, une fois pour toutes, l’émission du décret de notre décimation et notre extinction totale, et nous avons envoyé plusieurs tracteurs pour creuser un grand trou pour jeter et enterrer nos corps. Ceci est notre demande aux juges fédéraux. Nous attendons déjà la décision de la Cour Fédérale. Décrétez notre mort collective Guarani et Kaiowá de Pyelito Kue/Mbarakay et enterrez-nous ici. Puisque nous avons décidé pleinement, nous avons décidé de ne pas sortir d’ici, ni vivants ni morts.

Nous savons que nous n’avons aucune chance de survivre avec dignité ici dans notre ancien territoire, nous avons déjà beaucoup souffert et nous sommes tous massacrés, mourant en rythme accéléré. Nous savons que nous serons chassés de la rive de la rivière par la Justice, mais nous ne sortirons pas des rives. Comme un peuple autochtone et indigène historique, nous avons décidé simplement d’être tués ici collectivement. Nous n’avons pas d’autre option, celle-ci est notre dernière décision à l’unanimité face à la décision de la Justice Fédéral de Navirai-MS. » [3]

L’événement généra une grande émotion nationale et la situation de ce peuple autochtone gagna une visibilité à l’intérieur et en dehors du Brésil. Ils parvinrent à suspendre la décision de restitution des biens et obtinrent le rapport d’identification du terrain. Cependant, ils ont subi depuis, cinq attaques par des tueurs à gage qui ont fait des blessés et ils courent à nouveau le risque d’être expulsés.

À l’instar de la communauté Pyeblito Kue, plusieurs autres villages connaissent un risque d’expulsion, des dizaines d’entre eux ayant été effectivement expulsés. Pour la seule année 2016, au moins quatre villages ont été retirés de force de leurs territoires, poussant les familles sur le bord de l’autoroute sans aucun respect de leurs droits. Une de ces expulsions, qui fut appelée « Massacre de Caarapó », causa la mort d’un agent de santé autochtone (Clodiode Achileu Rodrigues de Souza, 26 ans), ainsi que six blessés par balles — parmi lesquels un enfant. Il convient de souligner que cet épisode eut lieu moins d’un an après l’assassinat de Semião Fernandes Vilhalva, un autre Guarani-Kaiowá de 24 ans, lors d’une autre attaque dans la même région.

Les occupations de terres urbaines apparaissent comme un moyen de se réapproprier la ville dont on est exclu.

Les occupations urbaines : le cas de l’Occupation Esperança à Osasco : la lutte, l’incendie et l’embryon du pouvoir populaire. Depuis le régime militaire, avec la Banque nationale du logement (abolie en 1986), jusqu’au gouvernement du PT, qui construit la plus grande politique du logement de l’histoire du pays axée sur le renforcement du secteur de l’immobilier, des prestataires et des entreprises de construction, la réalisation de la politique du logement a été concédée aux banques.

Avec la crise économique internationale de 2008, le gouvernement Lula lança en 2009 le Programme « Ma maison ma vie » (Minha Casa Minha Vida), qui représente une nouvelle et importante incitation à l’investissement public dans le secteur privé comme promoteur du processus de production de logements.

L’habitat compris comme marchandise dont l’offre reviendrait au marché, avec l’injection de fonds publics dans le secteur privé afin de rendre possible le processus de construction de logements, empêche de garantir l’accès au logement à la population plus pauvre et vulnérable, ce qui conduit à un problème structurel. Ne pas traiter la question du logement à travers une politique sociale, mais par le biais d’une politique économique et financière, laisse les personnes sans lieu à habiter, sans espace adéquat pour vivre, sans accès à la terre en milieu urbain, parce que ce besoin est soumis aux exigences du capital.

Face à la reconnaissance d’un tel problème (l’un des plus importants du pays), et face au risque qu’il « sorte du contrôle » des classes dirigeantes, des amendements à la Constitution fédérale ont été adoptés, ainsi que des législations urbaines, des Plans directeurs et le Statut de la ville, internationalement reconnus comme des références « progressistes ». Ces normes reflètent la lutte des mouvements sociaux urbains autour de l’ordre du jour du « droit à la ville » et de la « rénovation urbaine ». Cependant, de telles lois sont imprégnées de contradictions et, en outre, autorisent des exceptions retirant aux pouvoirs publics le contrôle prépondérant sur les dynamiques urbaines, et reflétant en réalité, la règle de la configuration de la politique urbaine.

Dans la pratique, ces instruments juridiques demeurent bien trop généraux et, par conséquent, ne font pas l’objet d’une application contraignante, ou restent impraticables face aux besoins réels — et urgents — de transformation des villes.

À l’« illusion juridique » créée par ces lois, s’ajoute un autre phénomène : celui de l’incorporation et de l’institutionnalisation des mouvements sociaux dans la construction et la mise en œuvre des programmes et des politiques urbaines et du logement. Ce phénomène s’est intensifié comme jamais sous le gouvernement du PT. Avec le soutien et le partenariat des mouvements traditionnels pour le logement, le gouvernement a été en mesure d’élaborer des programmes qui, en apparence et dans le discours, semblaient enfin atteindre leurs revendications historiques. Cependant, ils ont de fait garanti, approfondi et élargi la concentration des terres et l’exclusion sociale. Cela a contribué à maintenir d’importants secteurs de la lutte pour le logement dans les limites autorisées par l’ordre marchand en vigueur et sous le strict contrôle des relations de pouvoir de ceux qui produisent l’espace urbain à des fins mercantiles.

Aujourd’hui, il existe une alliance étroite entre les constructeurs, les promoteurs, les propriétaires fonciers, les banques, les spéculateurs et l’État. Cette conjoncture favorise ces secteurs sous couvert de prendre en charge le logement à faible revenu, alors que les racines du problème qui sont à l’origine de cette demande s’approfondissent. Ainsi, il est possible d’affirmer que « la réforme urbaine brésilienne ne s’est pas réalisée et a même été bloquée — malgré les efforts des mouvements populaires —, de façon encore plus nette que la réforme agraire » [4].

La forte valorisation de la terre repousse les travailleurs toujours plus loin, sans alternatives de logement. Pour cette raison, les occupations de terres urbaines apparaissent comme un moyen de se réapproprier la ville dont on est exclu. C’est dans ce contexte que naît l’expérience de l’Occupation Esperança. Elle a vu le jour le 23 août 2013 à partir de la réunion de centaines de familles de la zone nord d’Osasco (dans la région métropolitaine de São Paulo) — la région la plus pauvre et « favelisée » de la ville. Avec le soutien du mouvement Luta Popular, les familles ont occupé un terrain en friche depuis plus de 30 ans et utilisé à des fins spéculatives, pour y faire leur maison.

Les occupations urbaines sont des outils pour que les sans-abris — incapables de payer les loyers élevés — puissent contraindre les gouvernements à se confronter au problème du logement et à assurer des alternatives pour les familles. Cependant, ces processus de lutte, au-delà de leur revendication visant à obtenir une politique publique véritable, construisent des espaces collectifs qui permettent aux ouvrières et ouvriers de penser et de remettre en cause l’État et ses relations avec le marché, ainsi que le modèle de ville qui nous est imposé.

En occupant le territoire, les familles font face à une forte répression policière qui consiste à procéder à des expulsions, validées par la Mairie — négligente, lente et inefficace pour répondre à leurs demandes —, laquelle tend à favoriser la propriété privé, même inoccupée, au détriment des droits fondamentaux de la population. Elles se heurtent également à d’autres tentatives pour arrêter la lutte — comme des menaces d’hommes armés envoyés par le propriétaire. Pourtant, en raison des besoins imposés par les conditions de lutte, il se forme une forte camaraderie et une solidarité fondée sur l’identité commune de la classe ouvrière qui donnent un souffle pour poursuivre plus avant la bataille.

L’Occupation Esperança utilise plusieurs stratégies de lutte telles que des manifestations avec blocage d’autoroutes et brûlage de pneus pour empêcher la circulation de véhicules et obtenir une visibilité médiatique, marches jusqu’à la mairie pour contraindre le gouvernement à prêter assistance aux familles, actions en justice pour suspendre l’ordonnance de restitution de biens. Dans le même temps, les modes de répression varient également, comme en témoignent les deux tentatives d’incendie criminel de l’Occupation, les nombreuses menaces de mort visant à ce que les habitants sortent du terrain — ce à quoi la communauté a répondu par l’organisation de veillées où tous se relayent pour assurer la sécurité du groupe.

Mais en plus de résister et de faire face aux secteurs puissants, les familles ont aussi construit et produit un espace. Sans l’aide des gouvernements et indépendamment des partis politiques et des bureaucrates, sans argent ou structure, la communauté tend à se relever par le travail collectif. Des maisons ont été construites, mais aussi des baraques pour les réunions, des places, des rues, un égout, un système d’énergie électrique et d’approvisionnement en eau, des activités culturelles telles que des soirées de poésie, de cinéma, de capoeira pour les enfants, des réunions de femmes avec théâtre, des cours d’alphabétisation. Des activités ont été organisées pour la « journée de sensibilisation, de lutte et de la résistance noire », la « fête du travailleur et de la travailleuse », la « fête des enfants », des débats, des cercles de conversation avec des invités d’autres mouvements, ils réalisèrent des manifestations dans des fêtes nationales de luttes et actions de solidarité, etc.

Les résidents ont même défini dans des assemblées le tracé des rues, des places, les espaces collectifs, les normes de vie, les critères de participation, les actions à mener avec le gouvernement, etc. Autrement dit, le travail est réalisé par tout.e.s, et celles/ceux qui le réalisent décident aussi des processus en cours, remettant ainsi en question la division entre le travail manuel et intellectuel, le travail de direction et d’exécution, caractéristiques des relations sociales capitalistes.

Celui qui découvre qu’il peut organiser un quartier selon ses intérêts et ses besoins est vite conduit à se demander : pourquoi ne pas organiser notre ville, notre pays, notre monde !

Malgré d’immenses faiblesses matérielles — en raison de la précarité — et des fragilités subjectives — en raison des marques que l’idéologie dominante a imprimé jusque dans notre façon de voir et d’être dans le monde, en sorte qu’on soit toujours tenté de les reproduire —, il semble qu’on assiste ici à quelque chose comme un embryon de pouvoir populaire. En ce sens, ces expériences, parce qu’elles sont des formes de lutte directe et de démocratie « de base » (par le bas), interrogeant sans cesse la logique en vigueur, sont très dangereuses et menacent ceux qui sont « en haut ». Celui qui découvre qu’il peut organiser un quartier selon ses intérêts et ses besoins est vite conduit à se demander : pourquoi ne pas organiser notre ville, notre pays, notre monde !

Après trois années de combats intenses pour obtenir le droit à un logement décent, les familles sont parvenues à ce que la mairie décrète la désappropriation par intérêt social et pour des fins de logement du terrain occupé. Cependant, trois jours après cette victoire importante, le 13 septembre 2016, l’Occupation Esperança a été victime d’un incendie qui a détruit en quelques instants près de la moitié des maisons.

L’origine de l’incendie demeure inconnue. Il n’est pas rare que des bidonvilles situés sur des terrains présentant un intérêt pour le secteur immobilier connaissent un pareil sort. Des études qui mettent en regard les incendies dans les favelas et la spéculation immobilière portent à mettre en doute la thèse de l’accident, souvent invoquée. Dans plusieurs cas, après l’incendie et le départ contraint des familles du terrain occupé, s’inaugure un processus de (re)valorisation de ces zones, avec de grands projets de construction de condominiums, etc. Bien que l’hypothèse qu’il s’agisse là d’accidents ne puisse pas être tout à fait écartée (au regard des conditions et de la vétusté des logements), il n’en reste pas moins surprenant qu’un tel accident puisse se produire sans que l’État ne réagisse.

Le jour de l’incendie, la police était pourtant présente. Non pas pour soutenir les familles défavorisées, mais pour empêcher le retour des habitants dans le terrain de l’occupation. Pour cela, elle a utilisé des sprays de poivre notamment contre des enfants et des personnes âgées. L’avocat du mouvement, lorsqu’il intervint pour interroger les pratiques de la police, fut agressé, menotté, et retenu avec violence. Malgré cela, les années intenses d’apprentissage et d’expérience dans la construction de leurs propres quartiers, ainsi que les liens de solidarité qui se sont noués pour rendre cela possible, ont conduit les résidents à décider de rester dans la région et à reconstruire leur communauté. Aujourd’hui, l’Occupation Esperança procède à la reconstruction des maisons brûlées, du système énergétique et d’assainissement, comptant, parmi les projets, celui de construction d’une crèche qui devrait servir d’espace collectif pour le développement de plusieurs activités (cours de musique, artisanat, alphabétisation, etc.). Mais désormais, les maisons seront construites en béton

dernières nouvelles

Le mouvement Luta Popular a organisé le 25 novembre 2016 une occupation avec les familles sans-abri dans la région sud de São Paulo, à Parelheiros. Les résidents de l’Occupation Esperança, avec ceux de l’occupation Jardim da Uniãose se sont joints à cette nouvelle lutte qui émerge. Lors de l’assemblée, ils ont discuté du nom qui serait donné à la nouvelle occupation. Joseph d’Arimatéia, de l’Occupation Esperança, a fait adopter à l’unanimité le nom de Cacique Verón, honorant le chef indien des Guarani Kaiowá -brutalement assassiné par des fermiers du Mato Grosso do Sul dans un processus de récupération des terres autochtones — pour reconnaître une lutte commune.

C’est de l’alliance entre les dépossédés et les exclus de l’accès à la terre — et non des gouvernements de droite ou de gauche — que selon nous pourraient surgir des conditions permettant de faire face à la logique perverse de la concentration des terres au Brésil et de mettre un terme à la concentration du pouvoir et de la richesse dans les mains de quelques-uns, aux dépens de la misère et de la pauvreté de du plus grand nombre.

Post-scriptum

Traduit du portugais par Juliana Veras.

Irene Maestro Guimarães est militante du mouvement Luta Popular et avocate en droit politique et économique.

Notes

[1Au Brésil, le quilombo désigne les communautés créées par les esclaves en fuite [note de la traductrice].

[2Si l’on peut parler de « mandat » dans ce cas, dans la mesure où Michel Temer n’a pas été élu directement, mais a pris la suite de Dilma Rousseff, à la suite d’une mesure de destitution qui a des allures de coup d’État [note de la traductrice].

[3Extrait de la Lettre de la communauté Guarani-Kaiowá de Pyelito Kue/Mbarakay-Iguatemi-MS pour le gouvernement et la justice du Brésil en 2012.