Vacarme 78 / Cahier

scènes argentines et places françaises au(x) croisement(s)

par

Le 25 mai 2016, Marie Bardet, philosophe et danseuse résidant à Buenos Aires depuis 2004 et Camille Louis, philosophe et dramaturge de passage dans la ville, entreprennent une conversation avec Verónica Gago et Diego Sztulwark, tous deux engagés depuis plusieurs années dans des groupes de travail à l’articulation des sciences sociales, de la philosophie et de la politique (Situaciones tout particulièrement [1]) et soucieux d’inscrire les modes et formes possibles d’une « investigation militante ». Au croisement de deux situations, proches et lointaines, un échange se façonne et permet, à chacun des « groupes interlocuteurs », d’apprendre par l’autre ce qu’il en est de sa « situation » politique et des possibilités de la penser. Plus qu’un entretien retranscrit, c’est le récit de ce co‑apprentissage que nous souhaitons publier ici, comme une possible contribution à la composition collective d’un imaginaire politique pour le présent. Non pas « quelle politique imaginer ? », mais comment s’emparer des situations collectives que nous vivons, à l’articulation de l’enquête de terrain et de la production d’images nouvelles, vectrices d’autres modes de perception. Le présent texte tente de tracer quelques-unes des « lignes d’erre » par où passent et repassent avec obstination, dans des contextes différents, les démarches conceptuelles et pratiques autour de nœuds d’un matérialisme relancé, des mouvements de nos corps individuels et collectifs, et des imaginaires qui les habitent et les produisent.

Situations croisées. Tenter de nouveaux croisements : entre continents, entre penser et faire, entre singulier et commun. Cette rencontre de fin de printemps français et de début d’automne argentin aurait pu suivre plusieurs dynamiques, décors et ambiances. Elle aurait pu, notamment, s’apparenter à ce qui s’est bien souvent observé dans ce même scénario de « Français » ou d’« Européens » venant visiter l’Argentine pour y trouver des réponses à des inquiétudes ou, plutôt, pour y « vérifier » ce qui ne trouve pas de vérification : des images d’un « troc » rêvé, des fétiches d’un mouvement « radical » ou le modèle d’un populisme idéal. Depuis 2001, l’Argentine continue de jouer un rôle de réservoir à fantasmes, ceux-ci l’enserrant alors dans un voile d’idéalité qui peut aussi se transformer en écran obstruant les rencontres. Du dehors comme du dedans. River son regard sur l’image d’une solution peut facilement se convertir en strabisme convergent, empêchant de voir les problèmes ou de voir la situation, aussi stimulante soit-elle, comme un « problème » : ce dont la modalité d’existence et d’apparition ne va pas de soi.

Puis, un jour, l’écran se dé-fait et la situation commence à parler différemment. Un dehors surgit au dedans et devient le nouveau centre d’un paysage commun que l’on pensait organisé sous des coordonnées inverses. Depuis décembre 2015, le pouvoir central est occupé par le représentant de ce que l’on n’aurait pas imaginé exister au cours de la dernière décennie, qui, en Argentine et dans la région, semblait proposer des éléments nourrissant l’idéal d’une autre gouvernementalité, ouvrant quelques fenêtres à un corps politique fait de « gens » et non d’experts, et faisant place, parfois, à des articulations avec les mouvements populaires, non pas en « surplomb » mais comme un prolongement, qui vient offrir une voix unifiée, un organe de prise de décision collective : une organisation. Après les années plus ou moins enthousiasmantes du gouvernement Kirchner (lui, puis elle), arrivé au pouvoir trois ans après le renversement de 2001, c’est en effet Mauricio Macri, candidat d’un parti fondé autour de lui à partir de son expérience comme maire de Buenos Aires depuis 2006, le PRO, qui prend la relève. Avec 51,34 % des voix, face à Scioli, le candidat du Frente para la Victoria, Macri prend la succession de Cristina Fernandez de Kirchner, au nom de la coalition Cambiemos (« Changeons ») réunissant une partie du radicalisme, une frange du péronisme, autour du parti PRO que l’on pourrait décrire comme une « nouvelle droite » de style décomplexée. Signe en est le slogan qui oriente les discours des premiers mois de gouvernement : le sinceramiento (on pourrait dire le « sincéricide », en forçant à peine la traduction) qui donne lieu à des énoncés qui ne sont pas sans rappeler la logique du There is no Alternative (TINA) qui fait loi en Europe et pour sa « crise ». Ici aussi, « on va vous dire comment les choses sont réellement : c’est la crise, il n’y aura ni emploi, ni consommation, ni production de richesses, donc ni répartition, ni État social ». On assure que les investissements étrangers viendront en masse maintenant que le pays est revenu à la « normale », avec sa bonne dose de répression sociale, de « dégraissement » brutal de la fonction publique, de flexibilisation du droit du travail et de mesures xénophobes contre les immigrés.

En cette journée du 25 mai 2016, quand nous nous rencontrons, les mesures annoncées par le nouveau gouvernement sont déjà passées à la réalité et donnent à une situation argentine défaite de son idéalité fantasmée, un goût bien différent de celui que nombre de militants internationaux étaient venus chercher depuis 2001. La scène de notre échange aurait alors pu, tout simplement (trop simplement) se renverser ou se transformer en une sorte de remake inversé au sein duquel ce ne serait plus la France qui viendrait interroger l’Argentine mais l’Argentine qui regarderait, avec mélancolie due à la « perte » de ce qu’elle pensait « avoir » (une adhésion collective à des principes de « gauche » pour le dire rapidement), ce qui en France semble « naître ». En effet, depuis mars 2016, les places de plusieurs villes françaises se trouvaient occupées par un mouvement dont, en cette fin mai, plusieurs éléments inviteraient à ce que le référent argentin soit sollicité. Car, comme cela fut le cas en 2001 dans le dialogue tenu entre étudiants, ouvriers, chômeurs (notamment au sein du mouvement piquetero) ce qui en France avait démarré très fortement dans les universités comme opposition à la loi Travail et s’était étendu à nombre de revendications sociales (droits des minorités, accueil des réfugiés, dénonciation des violences perpétrées par un État d’urgence dont la politique devrait se nommer « police »…) prend, en ces journées de mai, une forte base ouvrière, exemplifiée notamment par les grèves dans les raffineries.

Rouvrir les possibles de perception politique pour élaborer ensemble non pas le nouvel idéal révolutionnaire qu’on se partage « entre amis » mais des plans possibles d’action.

Mais il y a plusieurs façons de faire jouer les sollicitations et les échos entre des situations pourtant séparées par les lieux et les histoires. L’une suit le principe de la représentation et regarde « mélancoliquement » les situations « nouvelles » depuis le prisme d’un référent à incarner, une autre cherche à se déployer à distance des images devenues clichés en prenant le parti des imaginaires qui se rouvrent à partir de cas singuliers et qui font ligne vers d’autres imaginations tentées ou à tenter. C’est sûrement le long de cette seconde tendance que nous, au croisement de deux continents, à l’intersection du sensible et de la politique, nous sommes rencontrés pour tenter, précisément, de « regarder » en tordant les représentations. Rouvrir les possibles de perception « politique » pour élaborer ensemble non pas le nouvel idéal révolutionnaire qu’on se partage « entre amis » mais des plans possibles d’action fonctionnant, chaque fois, au sein de situations singulières. Si le particulier se noue au général et à la généralité, c’est à l’universel et au commun que se lie la singularité. Sur la place de la République et au-delà, certains s’essaient déjà à l’élaboration d’un « programme » ou d’un plan d’organisation « générale » en s’inspirant du modèle de Podemos qui lui-même s’inspire du modèle argentin [2]. Les référents circulent et font circularité, « la roue tourne » pour l’attribution des modèles mais elle tourne bien, sans grincement. Bien huilée, la machine intellectualo-militante maintient acteurs et spectateurs dans le confort du cercle dont on connaît les limites, les dynamiques, les possibles et les impossibles. Le décor est posé.

C’est en posant un pied en marge de ce décor et en sortant du cercle par une diagonale qui en rompt le fonctionnement, que « nous », le quatuor franco-argentin, tentons de nous parler en commençant au plus proche de la singularité d’une « situation ». Car c’est précisément là que la mécanique peut dérailler et poser un point de tension, de question et de dérangement. La situation argentine, à première vue, vient de prendre un coup très dur, porté en particulier à de nombreux projets conçus et conduits par des personnes plutôt aguerries à l’art de la débrouille et de l’invention collective et qui avaient trouvé là un espace d’articulation de leurs activités au sein d’institutions publiques : du jour au lendemain, ces personnes, des milliers de personnes, se sont vues licenciées. La situation française paraît, elle, comme se relever d’un gros et long coup. Dans les deux cas, pourtant, une même question : comment parler au plus proche de ce qui est aussi une « politique en mouvement », une politique résistant au carcan de la représentation qui voudrait voir, dans une nouvelle lutte, ce qu’on a déjà appris à « voir » et à reconnaître ? Comment se tenir en proximité et éviter ainsi la double distance surplombante du théoricien qui vient dire ce qui « en réalité » se passe et du militant expert qui dit savoir ce qu’il faudrait faire ? Comment, comme le dit Veronica Gago : « être dans un engagement avec ce qui se présente comme étant le lieu où de la pensée politique se produit » ? Et comment tenir un tel rapport engagé et rapproché quand la lutte semble, elle, s’être distanciée et ne plus occuper le devant de la scène politique ?

L’expérience de Situaciones qui, à partir de 2001, au cœur d’une situation insurrectionnelle, a pu s’engager dans un tel travail de recherche militante visant non pas à parler « sur » les mouvements mais à parler « avec » eux, inventant pour cela des modes de production collectifs du savoir, constitue un récit à la fois réjouissant et inquiétant. Car, à présent que la situation a radicalement changé, comment continuer à parler et penser « avec » ? S’agit-il de « s’agripper à l’objet perdu » et d’adopter le discours « mélancolique » d’une forme de militance qui se ferme à l’étude des changements et, donc, de cette « politique en mouvement » ? Ou s’agit-il plutôt de quitter la fétichisation de ce qui, victorieusement, a pu être, pour se confronter à l’image patente d’une défaite et prolonger cela non pas dans le simple diagnostic de l’échec mais dans un regain d’attention donnée à ce qui doit être défait ? Défaire « l’imagerie de la puissance » — qui, comme le rappelle Diego, force à ignorer un ensemble d’éléments pour que le cliché tienne — et aller à la rencontre des « ignorés » pour travailler, ensemble, à une autre narration qui est aussi l’ouverture d’un autre plan d’imagination.

Ici peut commencer l’élaboration d’une nouvelle forme de matérialisme, un « matérialisme non cynique » qui se soucie des conditions de production et d’aliénation nouvelle mais tente de le faire en évitant les assignations identitaires et la force de normalisation sociétale qui attribue à tel type de sujet, telle capacité ou telle condition de vie. Si cette force est vecteur d’un certain pessimisme et si celui-ci contribue au façonnement des subjectivités croyant en ce fameux TINA-sinceramiento, il y a donc un point de résistance à tenir dans la reprise en compte de l’imagination, de l’ouverture de possibles et des horizons où se croisent des visions et des gestes politiques nouveaux. Il ne s’agit là ni de nostalgie ni de « romantisme » idéaliste, mais de la reprise en compte, en voix et en corps, d’un conflit politique, original et ancien à la fois, qui repense ses coordonnées présentes en faisant place à une mémoire recomposée à partir de ce qui s’est oublié. Cela se passe sur un autre plan que celui de la seule lutte électorale : nos victoires impossibles, nos victoires qui sont telles parce qu’elles persistent dans leur engagement pour cet autre possible — ce dit « impossible » — se déploient sur un autre terrain, dans d’autres situations vers lesquelles nous tentons de déplacer nos perceptions.

Veronica se demande ainsi : « Qu’est ce qui s’est passé dans la production des subjectivités qui les a détournées de l’image et du désir de la lutte collective ? Les gens se sont détournés, d’autres choses sont devenues désirables. » Il nous faudrait commencer, là comme ici, par reconnaître la nécessité de construire une voix capable de cartographier ce qui est en jeu en repartant de la matérialité de la situation. Pouvoir reconnaître au plus proche des gestes — des gestes de l’investigation, des gestes de traçage et de visibilisation — un chercher et un faire qui savent qu’ils sont une écoute et une attention à ce qui fait les gestes d’une vie, de vies. Si de matérialisme il s’agit, c’en est un tissé de corps situés et d’imaginaires, mais aussi de corpus, construit comme un patchwork d’expériences, de lectures, écritures, programmes de radio, publications, débats, animation collective de la Cazona de Flores… Transversalement, reconnaître, avec Silvia Rivera Cusicansqui (dont la plupart des livres ont été publiés chez Tinta Limón, éditeur collectif indépendant, où se retrouvent plusieurs des membres de Situaciones), « l’effet “auteural” de l’écoute » et « la pudeur de mettre la voix » [3].

De ces différentes actions, se dégage aussi une méthode qui allie intuition et obstination et qui reconnaît la présence d’un corps pensant et sentant.

Situation : matières et imaginaires. Dans notre dialogue, inquiet, se maintient cette exigence pour élaborer un matérialisme de ce penser et faire en situations, capable d’intégrer les plis imaginaires aux conditions très concrètes des vies aux prises avec cette situation. Un qui sait l’importance des conditions matérielles des lieux d’énonciation, sans être la petite voix du « je vous l’avais bien dit ». On peut en retracer une facette à partir d’une série de gestes extrêmement concrets et conceptuels à la fois : la publication par Tinta Limón de Mater-ialismo ensoñado (Matér-ialisme de rêveries) de León Rozitchner, la réédition à la Bibliothèque nationale argentine de ses œuvres complètes, et la récente mise en ligne d’une série d’entretiens filmés menés par Diego [4]. De ces différentes actions, se dégage aussi une « méthode » qui allie « intuition et obstination » et qui reconnaît la présence d’un corps pensant et sentant, écoutant et parlant, s’autorisant comme source d’un savoir. Un savoir situé parce que corporel.

Cette situation n’est pas seulement une localisation en ce sens que le corps viendrait donner ses coordonnées définissant nécessairement une pensée, par ses « conditions », du fait de l’étendue de sa matière. Elle est aussi, ou surtout, une orientation dynamique : le corps sait très bien s’orienter à travers le mouvement et la situation gravitaire qui est la nôtre, en conjuguant son toucher, son voir et son articuler à l’écoute qui le traverse. Ce qu’il perçoit et imagine le forme et l’informe bien plus que les coordonnées de localisation. La situation de corps en dé-faite est aussi une situation de pensée qui exige, à la fois, de parier pour l’intuition de ce corps qui sait par son orientation dans une situation, et de poser, conjointement, la question de la durée et de la persévérance, à travers ce pari, dans « un geste qui cherche à faire durer et donner de la force à l’intuition. (…) élargir, étendre, et faire durer cette intuition première. (…) doubler la mise, « maintenir la flamme » — et le faire sans humilité — autorisé par ce savoir indompté du corps désirant. » [5]

Les effets de cette méthode, d’un « matérialisme de rêveries », qui assume les liens sensibles d’une pensée allant des balbutiements aux dispositions des corps entre eux, ne sont pas seulement théoriques, mais ils interviennent et agissent sur nos capacités à noter les points actuels de souffrance sociale, et à inventer les moyens de résister, de faire durer et donner de la force à l’intuition. Dans la situation post victoire de Macri, au cours de notre conversation, Diego et Veronica proposent non pas tant de penser ce qui est gagné et perdu, en lamentant la faiblesse d’une institution, mais plutôt de tracer les transformations d’une condition matérielle et imaginaire de cette obstination. Penser la durée d’une « intuition obstinée », cela peut justement se nommer : institution. Reprendre nos capacités à faire durer nos gestes engagés, ressaisir nos capacités à instituer d’autres plans d’action plutôt que « s’agripper » à la critique stérile des procédés d’institutionnalisation, de récupération, de codifications hâtives de ce qui pourtant s’invente à distance des codes et des logiques établies au sein de cas singuliers « où de la pensée politique se produit ». Ici s’ouvre une possibilité de confrontation avec la question essentielle et oubliée, dans nos deux endroits, de la « prise de décision » collective qui peut se conjuguer autrement que comme « prise du pouvoir ». Une manière de « prendre » qui consiste surtout à nous rendre des prises potentielles sur le plan de l’antagonisme politique à partir de gestes et d’actions qui « prennent » et qui font durée.

Plus qu’un nouveau programme à rédiger, cela pourrait consister à reprendre la question, comme au « tout début » : comment imagine-t-on, produit-on, cette sensation de s’autoriser à décider collectivement ? Et qui, à chaque moment de ce processus, s’imagine prendre des décisions collectives ? Tenir sur un matérialisme de « l’entre » permettrait-il — avec l’obstination et l’intuition comme outils — de sortir de l’alternative du « ou bien… ou bien » pour fouler un plan étendu « entre » des hypothèses et des agissements, des échecs et des manières de se relever différemment ? Compte tenu du poids stérilisant que prend cette notion de l’alternative sur nos scènes politiques actuelles, n’y a-t-il pas un enjeu de taille à tenter de la décliner autrement ? En Europe, alors qu’un ensemble de mouvements semblait s’être créé pour sortir de l’affirmation qu’« il n’y a pas d’alternative », on arrive pourtant à une situation où ce sont moins les alternatives multiples qui apparaissent que la confirmation qu’il n’en existe aucune capable d’échapper à la tristesse de la binarité. La séquence des occupations de places se termine en effet bien souvent sur le constat d’une alternative valant comme impasse : soit on s’en tient à l’horizontalité du mouvement et on est incapable « d’agir » concrètement pour faire basculer le rapport de force, soit on se dote de l’organe de décision collectif qui a pu s’appeler Syriza ou Podemos et qui, seul, permettrait qu’il y ait action. L’expérience argentine, telle qu’elle apparaît aujourd’hui dans « l’après » de cette incarnation gouvernementale de l’alternative, a de quoi nous adresser des questions et des invitations à imaginer d’autres propositions. Et ce d’une toute autre manière, donc, que depuis une modélisation imaginaire que l’on ferait d’elle, pour ou contre, mais bien depuis le point où les imageries flanchent et nous ramènent aux matières de problèmes partagés. La question double que posent Veronica et Diego à partir du cas du kirchnérisme peut se formuler ainsi : qu’est-ce qui a fait que la tentative Kirchner a pris, mais surtout qu’est-ce que cette prise a fait perdre en termes de propositions autres, d’imaginations autres de ce que peut être et de ce que peut faire « une prise de décision collective » ?

Si une partie des militants se refusent à reconnaître les manquements des années Kirchner, Diego et Verónica ne se contentent pas de revisiter le passé pour saisir ce qui s’est manqué. Ils incarnent plutôt cette intuition des « manques » dans des pratiques rouvertes maintenant pour entrer en conversation avec le « protagonisme social » du moment : celui qui incarne les violences d’un pouvoir nouveau mais aussi celui où des prises de décision pour une lutte à mener se redéploient. Un exemple parlant peut être saisi depuis la lutte actuelle des femmes, qui répond, elle, à une reconversion des formes et logiques de la violence en Argentine. Il ne s’agirait plus tant d’une violence de « l’exclusion » que d’une qui « implose » et éclate à l’intérieur des structures établies, à partir des nouvelles violences domestiques.

Le 3 juin 2015 avait lieu à Buenos Aires, et dans plusieurs autres villes, la première manifestation du collectif Ni Una Menos, contre les fémicides, (en France comme en Argentine, le nombre de femmes, assassinées parce que femmes et la plupart du temps de la main de leur conjoint ou ex-conjoint, fait froid dans le dos : entre une femme tous les deux jours et plus d’une par jour). Cette année, en octobre, le cas du viol collectif et meurtre de Lucía, à Mar del Plata, quelques jours après la Rencontre nationale des femmes à Rosario (rencontre annuelle de plusieurs milliers de femmes) a donné lieu à une nouvelle manifestation dans de nombreuses villes d’Argentine, très vite suivie dans la région et le monde entier, à l’appel de Ni Una Menos. Avec une particularité pour ce 19 octobre, avant la manifestation de l’après-midi, une grève d’une heure a été déclarée. De 12 à 13 heures, une interruption du travail et de toute activité domestique. Alors que les centrales syndicales venaient de décider de ne pas appeler à la grève malgré les licenciements, la dégradation évidente des conditions de travail et la baisse des salaires (due à une inflation estimée à 42 % sur l’année), l’appel à la grève des femme circule rapidement et résonne : Mientras los de la CGT toman el té, nosotras tomamos las calles (Pendant que les gars de la CGT prennent le thé, nous on prend la rue). On a vu, sous la pluie torrentielle, des petits groupes se former au coin des rues, des femmes descendues des bureaux, de chez elles, sorties des commerces aux persiennes fermées durant une heure.

On a vu, sous la pluie torrentielle, des petits groupes se former au coin des rues, des femmes descendues des bureaux, de chez elles, sorties des commerces aux persiennes fermées durant une heure.

Écouter/dire ces gestes d’arrêter toute activité, de marcher ensemble, de crier autant que de chanter, d’affirmer depuis l’émotion (et ce dans de nombreuses villes du pays et du continent) comme autant de manières de s’orienter dans une situation, d’émettre des bouts de savoir à partir d’elle, de témoigner, ici, mais comme — et autrement — ailleurs, d’une situation de violence. [6]

Saisir, dans une situation, une forme de singulier universel (Deleuze) — ou d’universel concret pour reprendre les termes de notre conversation — qui trace des lignes de connexion entre le cas des femmes en Argentine et la grève des femmes de ménage en Grèce ou le mouvement Cleaners for justice en Angleterre [7] ; cartographier un paysage nouveau de la lutte à partir de gestes singuliers et partagés, parce que cette situation du penser/faire serait faite d’une matière capable d’ubiquité éclatée plus que d’extension généralisée ou globale. Cela peut-il être une contribution collective à la ressaisie de nos plans d’action, de décision et de « prises » collectives se jouant autrement que dans « l’agrippement » aux modèles à chercher en extériorité ?

Il suffit parfois d’un pas pour changer la scène et, en marge d’une certaine théorie qui nous dit déjà ce qu’il faudrait voir, tenter d’autres théâtres politiques depuis lesquels on pourrait voir un peu autrement ce qu’il nous reste et nous revient de « puissances politiques », en deçà et en delà de la seule question du « pouvoir ». Au croisement du sensible et de la militance, nous continuerons à tenter d’autres plateaux, d’autres corps et corpus pour penser « en prise » avec des situations toujours plus complexes que leurs classifications.

Post-scriptum

Camille Louis est dramaturge, docteure en philosophie et enseignante. Elle a fondé avec d’autres chercheurs, artistes et activistes le collectif kom.post.

Marie Bardet est chercheuse indépendante travaillant au croisement de la philosophie et de la danse (Penser et Mouvoir, Harmattan 2011) et vit actuellement à Buenos Aires où elle enseigne.

Notes

[1Voir « insurrection destituante », entretien réalisé par Sandro Mezzadra avec le groupe Situaciones, Vacarme 32, été 2005.

[2Voir notamment le dialogue entre l’un des porte-parole de Podemos, Íñigo Errejón et la philosophe Chantal Mouffe, In the name of the people, Editions Lawrence et Wishart, mai 2016.

[3 Silvia Rivera Cusicansqui in Verónica Gago, « Contra el colonialismo interno », Anfibia, http://revistaanfibia.com/ensayo/co....

[4« León Rozitchner : Il est nécessaire d’être arbitraire pour faire quoi que ce soit » est une série de conversations avec Diego Sztulwark, filmé par Ximena Talento et édité par Jorge Attala et Javier Ferrería. http://bn.gov.ar/video/el-bricoleur.

[5Verónica Gago, « Intuition et obstination : la méthode polémique de León Rozitchner », Anarquía Coronada, http://anarquiacoronada.blogspot.fr....

[6Verónica Gago, « Hacer del paro una herramienta de insumisión », Anarquía Coronada, http://anarquiacoronada.blogspot.fr....

[7Voir sur ce point l’ouvrage à paraître de Maria Kakogianni, Printemps précaires de peuples (titre provisoire).