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Penser stratégiquement la lutte contre la loi travail

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Photo : «Moscou en octobre», film réalisé par Boris Barnet (1927)

Penser stratégiquement la lutte contre la loi travail

Cortège de tête, organisations syndicales, Nuit Debout. À quelques semaines des élections présidentielles, Christian Laval revient sur le « long mois de mars » 2016 afin d’en tirer des enseignements stratégiques pour les luttes à venir. À partir d’une discussion de l’ouvrage Contre la loi travail et son monde. Argent, précarité et mouvements sociaux (Eterotopia, 2016) de Davide Gallo Lassere, le sociologue dresse un bilan de cet échec qui met principalement en cause la non-contemporanéité des formes d’organisation qui s’y sont développées. Certaines revendications, tel le revenu universel, n’apparaissent plus seulement comme des propositions programmatiques mais aussi comme le moyen pour constituer des subjectivités révolutionnaires — à condition qu’elle ne s’appuie pas seulement sur un horizon destituant mais sur une nouvelle constitution du pouvoir.

Contre la loi travail et son monde de Davide Gallo Lassere est le premier livre qui tente de faire le point sur la séquence de lutte sociale du printemps 2016, le « long mars français  », prolongé par Nuit debout. L’ouvrage met en perspective historique le mouvement, puisqu’il remonte au changement de régime d’accumulation survenu dans les années 1970 et l’inscrit dans le processus de changement de la composition du salariat et de ses formes. Cet ouvrage tranche avec les lectures trop immédiates et trop conjoncturelles, et surtout avec les lectures descriptives sans concept. Le livre de Davide Gallo Lassere est beaucoup plus qu’un pamphlet. C’est à la fois une chronique de la lutte et une interprétation théorique du mouvement. C’est en cela qu’il mérite qu’on lui pose un certain nombre de questions quant à la portée et aux caractéristiques du mouvement.

De l’effet politique du mouvement

La première question concerne l’effet politique du mouvement. Le livre écrit entre juillet et août donne rendez-vous à la rentrée de septembre 2016. Or, comme on sait, la loi est passée et le mouvement s’est éteint. Ce n’est pas la première fois qu’un mouvement échoue à faire reculer un gouvernement. L’un des aspects les plus marquants de la forme gouvernementale néolibérale, c’est justement qu’un gouvernement ne recule pas devant le mouvement social, qu’il ne négocie pas. Thatcher avait montré l’exemple avec la répression brutale des syndicats de mineurs. Ce scénario s’était rejoué en France dans les grandes manifestations de 2003 et de 2010, le mouvement anti-CPE de 2006 faisant exception sur ce point. La nouveauté, en revanche, réside dans le fait que ce style néolibéral autoritaire et intransigeant ait été adopté par un gouvernement se réclamant de la « social-démocratie », comme s’il avait voulu rompre de la façon la plus ouverte avec toute la tradition social-démocrate de « compromis social »  ; comme s’il avait voulu, vis-à-vis du pouvoir européen, faire une nouvelle fois la preuve de son adhésion pleine et entière à l’agenda ordolibéral des « réformes structurelles ».

Mais que signifie cette « victoire » ? Pour le gouvernement, c’est ce qu’on appelle une victoire à la Pyrrhus puisqu’elle est en partie responsable de l’impopularité accrue de Hollande et de Valls. L’effet politique de longue portée en sera-t-il un virage à gauche du parti socialiste, ultime tentative de résurrection de la social-démocratie ou bien une accélération de son déclin comme en Espagne ou en Grèce ? En tout cas, le mouvement a clairement posé le problème de l’hégémonie du Parti socialiste sur la gauche et du renversement du rapport de forces en faveur du capital qu’elle a favorisé.

Plus généralement, ce mouvement ne témoigne-t-il pas de formes de radicalisation qui touchent aussi bien la gauche que la droite, comme on l’a vu à la primaire de la droite avec la victoire d’un candidat osant se réclamer de Thatcher ? La France a devant elle des affrontements de plus en plus durs car la droite et le patronat, encouragés par la soumission du Parti socialiste au néolibéralisme, semblent décidés à aller jusqu’au bout de cette logique néolibérale. Quant à l’extrême droite, elle se nourrit de ces politiques anti-populaires, bénéficiant de la séduction du « socialisme national » néofasciste auprès des « classes déclassées ». Enfin, si le mouvement social ne s’est pas réveillé cet automne, on a vu par contre l’éveil d’un mouvement corporatiste, animé par des policiers d’extrême droite, ce qui n’annonce rien de bon quant à la radicalisation politique au sein de l’appareil répressif d’État [1].

Homogénéité ou hétérogénéité du mouvement  ?

La deuxième question porte sur la composition sociale et politique du mouvement contre la loi travail et de Nuit debout. Le livre de Davide Gallo Lassere insiste sur le fait que le mouvement n’a pas intégré les « groupes sociaux racisés ». Certes, mais cela autorise-t-il à conclure à une homogénéité sociale et politique du mouvement ? L’ouvrage semble postuler une sorte de continuité, voire de connivence, entre « la tête de cortège » et le cortège des salariés conduit ou encadré par les organisations syndicales, principalement CGT, FO et Solidaires. Il souligne à de nombreuses reprises le caractère productif et offensif de « l’action réciproque » entre les différentes compositions du mouvement.

Cela pose un ensemble de problèmes et d’abord celui de la convergence de plusieurs formes d’expression politique. Il semble, à suivre le déroulé du mouvement dans son ensemble, que ce dernier ait été traversé par trois logiques différentes et sur certains points, inconciliables. On pourrait les nommer ainsi : la logique syndicale qui prouve sa force par le nombre  ; la logique émeutière du combat contre la police ; la logique démocratique qui veut inventer et expérimenter de nouvelles pratiques.

La coexistence de ces formes dans les mêmes manifestations ou au même moment ne signifie pas qu’elles tendent à s’unifier. Commençons par le rapport entre les deux premières logiques. À côté, ou plus exactement en tête de la démonstration de masse des syndicats où le critère de force est le nombre de manifestant·es et/ou de grévistes, on a vu apparaître une autre forme d’expression politique émeutière pour laquelle ce qui importe est l’intensité de l’affrontement, la visibilité des dégâts matériels à portée symbolique provoqués par de petits groupes déterminés et détachés du corps de la manifestation. Deux logiques voisinent, celle du nombre et celle de la violence, mais elles ne se rencontrent pas et ne convergent pas nécessairement. L’analyse de Davide Gallo Lassere, sans nier cette hétérogénéité, postule une convergence, mieux une « contamination » du cortège syndical par la logique émeutière. Il affirme ainsi que les pratiques émeutières « ont réussi à contaminer positivement des secteurs normalement plus rétifs de la population et de la gauche traditionnelle à ces modalités de manifestation du dissentiment » (p. 73-74). Sans doute les exemples du 9 avril ou du 1er mai à la place de la Nation ont-ils montré un certain mélange entre la dite « tête de cortège » et les manifestants restés sur la place, même s’ils étaient loin d’être venus en masse pour en découdre avec la police. Peut-on en déduire une « action réciproque » positive alors que les composantes de « tête » et de « corps » sont restées, sauf exceptions, assez étrangères les unes aux autres ? On ne peut nier que la volonté des groupes autonomes était d’engager une confrontation de masse avec la police et que la tactique provocatrice des forces de répression durant tout le mouvement les y encourageait. Mais on peut aussi observer que l’effet d’entraînement n’a pas eu lieu.

La logique émeutière, faisant de la police l’ennemi principal, sinon le seul ennemi (« tout le monde déteste la police »), n’a-t-elle pas cherché à dévier le mouvement vers d’autres cibles que la « loi travail » ? N’était-ce pas d’ailleurs l’objectif de l’appel des intellectuels du 22 mars (date ô combien symbolique) qui relativisait la loi travail et appelait au « débordement » : « il nous semble que ce qui bouillonne dans le pays a certes pour déclencheur la loi travail, mais n’a au fond que peu à voir avec cette loi », expliquait doctement l’appel. Phrase qui résonne de façon assez étrange car la loi travail, en tant que loi néolibérale frappant directement le salariat, peut apparaître au contraire comme ayant les plus grands rapports « avec ce qui bouillonne ». On pourrait aller plus loin : cette forme émeutière d’inspiration insurrectionnaliste, n’a-t-elle pas desservi le mouvement social en permettant au pouvoir de le criminaliser ? Ce que semble attester le sinistre tour du bassin de l’arsenal le 23 juin. Ce « parcours syndical » sous étroit contrôle policier avec fouille des manifestants est un phénomène totalement inédit dans l’histoire sociale française.

La question de l’homogénéité du mouvement porte également sur le rapport entre ce mouvement social et Nuit debout. On a assisté à une séquence inversée par rapport à l’Espagne de 2011 : le 15-M commence par une occupation des places, laquelle s’accompagne d’une expérimentation politique de grande taille, suivie par des « marées » sociales impliquant des salariés des différents secteurs de l’État et se prolongeant dans une recomposition politique aussi bien à l’échelle politique locale que nationale. En France, au départ il y a un mouvement de salariés assez classique qui en parallèle voit naître une tentative de réinvention démocratique avec Nuit debout. S’il y a bien eu quelques intersections ponctuelles entre les deux, il n’y a pas eu fusion. Les organisations syndicales ont regardé sans doute avec distance, peut-être même avec méfiance, le développement d’un mode d’expression politique qui leur est resté étranger. Il n’en va pas forcément de même de tou·tes les manifestant·es, dont certain·es ont pu passer de l’une à l’autre de ces formes politiques sans hiatus. Mais ceci supposait des dispositions particulières pour dépasser l’enjeu immédiat de la lutte (le retrait de la loi) et interroger l’ensemble des dispositifs néolibéraux, et au-delà, pour tenter de pratiquer une « démocratie réelle ». Constatons qu’une des grandes limites du mouvement tient à ce que Nuit debout n’a pas réussi à entraîner la grande masse des gens mobilisés contre la loi. Cela ne veut pas dire qu’il n’en reste rien. Au contraire, on peut légitimement penser qu’il ne s’agissait que d’une première phase d’apprentissage de pratiques nouvelles qui essaimeront dans d’autres mouvements.

Cette logique de réinvention démocratique de Nuit debout ne s’harmonise pas non plus facilement avec la logique émeutière et insurrectionnaliste du « cortège de tête  ». Il y a même entre elles une contradiction que l’ouvrage ne souligne peut-être pas assez. Nuit debout obéit à une logique démocratique radicale dont le principe est l’égalité concrète entre tou·tes. Pas d’expert, pas de chef, pas de représentant et surtout pas d’avant-garde qui impose sa parole et ses actes. Malgré les difficultés impliquées, c’est ce qui faisait tout l’intérêt de cette pratique utopique de masse. A contrario la logique émeutière, quelle que soit l’intention explicite de celles et ceux qui lui obéissent, réactive le grand mythe de l’avant-garde auto-proclamée, symboliquement en avant des masses, en tête du corps de la manifestation, exerçant une violence à la fois matérielle et symbolique censée initier le « grand soulèvement ». N’est-ce pas l’ultime réédition, sous le nom d’autonomie, d’une illusion classiquement blanquiste, c’est-à-dire substitutiste ? Les quolibets et moqueries des « vrais enragés » à l’égard de Nuit debout (« récréation de petits-bourgeois inoffensifs », selon certains) suffiraient à montrer tout l’écart entre des gens qui n’ont pas du tout la même stratégie.

La contestation multiforme du printemps 2016 ne démontre-t-elle pas l’absence de conjonction des « subjectivités rebelles » qui expliquerait les limites du mouvement ? Et cette absence ne rend-elle pas compte d’une impuissance politique, ou plutôt d’une triple impuissance politique ? Ni la démonstration syndicale classique gagée sur le nombre, ni la violence émeutière fondée sur l’intensité de l’affrontement avec la police, ni l’expérimentation démocratique de la place de la République n’ont donné naissance à un mouvement politique nouveau et original. Est-il à venir ? Comment se fera le dépassement de cette disjonction ? C’est là qu’intervient la question stratégique. Et c’est également l’intérêt du livre de Davide Gallo Lassere de nous y conduire.

Quelle ligne stratégique ?

On ne peut qu’être frappé par le thème de la « destitution » qui a couru dans le commentaire interprétatif du mouvement et que reprend d’une certaine manière le livre. Ce thème qui semble provenir d’Agamben [2] (et de sa lecture de Primo Levi), fait de la « destitution » le nec plus ultra d’une certaine politique radicale aujourd’hui. Autour de ce thème, on voit surgir ou resurgir les thématiques de la « soustraction », de la « fuite » ou de « l’exode ». Qu’est-ce que ces concepts nous disent de la politique aujourd’hui ? Et en quoi la destitution est-elle si séduisante pour une partie au moins de la jeunesse cultivée et radicalisée ?

Pour le dire de façon plus stratégique, en quoi la « destitution » permettra-t-elle d’arracher l’initiative des mains du capital et de rééquilibrer le rapport de force entre capital et travail ? Il n’est pas lieu ici de discuter de l’apport conceptuel d’Agamben. Nous nous en tiendrons à la proposition politique centrale de Davide Gallo Lassere. À le suivre, conjoindre les « subjectivités rebelles » suppose de poser un objectif politique. Le « revenu social inconditionnel » jouirait d’un pouvoir destituant particulièrement puissant à l’égard du travail salarié. Il aurait l’immense intérêt de permettre la recomposition d’un sujet politique. Cette revendication d’un revenu social inconditionnel, écrit Davide Gallo Lassere « peut ainsi constituer le pivot d’une puissante recomposition de classe, en faisant converger et en articulant entre elles les exigences différentes d’une pluralité de subjectivités » (p. 90). Femmes, jeunes, populations racisées notamment y trouveraient la base à la fois unitaire et multiple d’une action commune, ce qui ne serait plus le cas des revendications traditionnelles attachées à la centralité du salariat. Ce caractère unitaire proviendrait de l’argent en tant qu’il est un équivalent général. Le ressort de l’unité de la multiplicité, la composition de la multitude, passerait nécessairement par l’équivalent monétaire lié à la forme marchande de la société. L’autonomie individuelle apportée par le revenu social inconditionnel aurait une dynamique socialisante plus importante que le travail. Pour le dire autrement, le commun passerait à la fois par des mécanismes de redistribution et par le marché. On est ici naturellement aux antipodes de Marx : le travail n’est plus la base du commun à venir. L’argent par contre serait seul capable de fournir cette base. C’est seulement lorsque seront réunies, grâce au revenu social inconditionnel, les conditions de l’autonomie individuelle que l’on pourra envisager la construction d’une nouvelle société. L’auteur prône ainsi une révolution par l’argent : « qui veut prendre le pouvoir, qu’il commence par prendre l’argent ».

Cette proposition politique, qui a des allures de provocation, est d’abord digne d’intérêt en ce qu’elle dit comme rarement l’une des implications de la théorie du revenu universel : le remplacement du travail par le marché comme médiation sociale. L’autonomie individuelle, selon l’auteur, est permise par l’accès au marché, plus que par la socialisation du travail. Elle est en cela même hautement problématique. En quoi ce revenu social inconditionnel pourrait-il déboucher sur autre chose qu’une société d’individus n’ayant de rapport entre eux que par le marché ? Entre le travail salarié sous commandement du capital et l’accès au marché en dehors de ce travail, n’y aurait-il pas d’autres voies ? Peut-on isoler une « politique destituante » d’une visée révolutionnaire de réinstitution de la société ? Davide Gallo Lassere ne le pense certainement pas. Mais alors comment concilier cette visée d’ensemble et ces revendications partielles ?

Si ré-institution ne veut pas forcément dire rétablissement d’une représentation aux prétentions souveraines, elle ne signifie pas non plus aménagement à la marge du rapport capital/travail. La politique du commun, dont la question du revenu et de l’accès aux ressources n’est qu’un aspect, ne fait pas de l’argent et du marché les leviers principaux et encore moins uniques d’une transformation radicale de la société. Elle met au premier plan la pratique démocratique instituante, c’est-à-dire la transformation de toutes les activités selon un principe de co-décision et de co-obligation. C’est en cela d’ailleurs que l’expérimentation de Nuit debout, quelles que soient ses limites, est une avancée. En somme, la discussion qu’ouvre le livre de Davide Gallo Lassere porte sur la transition vers une société du commun : comment articuler la transformation de la structure et de la nature des revenus avec la transformation des activités elles-mêmes ? C’est la réponse concrète que l’on sera capable d’apporter à cette question stratégique, sans faux-fuyants ni illusions, qui conditionnera la conjonction des refus, des révoltes et des expérimentations.

Notes

[2N.d.E. Une autre généalogie, non théorique mais militante, peut être dessinée à partir de la mobilisation argentine des années 2000 et notamment du collectif Situaciones. Sandro Mezzadra avait réalisé un entretien avec ce collectif en 2004, publié en 2005 dans Vacarme