Vacarme 79 / Cahier

le prince / 2

par

Ejercito. L’avenue de l’armée. C’est l’avenue des universités, non loin de Republica. Une des nombreuses avenues des universités. Le soir, vers dix-neuf heures, le ciel rosit, les nuages se diffractent, on dirait une rhodochrosite nacrée, cette pierre de couleur vieux rose qu’on trouve en Argentine. On dirait que quelque chose se réchauffe dans l’atmosphère. L’avenue est vaste aussi et au bout, on distingue le clocher d’une église. Les chiens avenida Ejercito sont toujours les mêmes. Il y a plusieurs petites hordes, qui gravitent au sein d’un territoire circonscrit, mais un chien reste solitaire, sans lieu particulier. Je l’ai vu plusieurs fois avec un manteau rose. J’en ai déduit (sûrement à tort !) que c’était une chienne enceinte, que le manteau était là pour la protéger du froid et des agressions, qu’elle était fragile. Et ce jour, elle dormait. Il était midi, mais il y avait peu de lumière. Sur les marches de l’université Santo Thomas, un étudiant avec un violon dans les mains. Tous les étudiants connaissent la chienne qui dormait. Elle est là avec la même force identificatrice qu’un monument, mais sans rien raconter, sans garantie bien sûr qu’elle sera là demain. Elle est aussi cette fragilité du temps qui s’est perpétuée jusque là, mais elle est aussi autre chose : le sommeil des chiens à Santiago. Ils dorment d’un sommeil auquel ils sont entièrement immanents, sans que rien ne les dérange, sans aucun besoin de se mettre à l’abri de la rue, de la ville, des passants. La vie avec eux s’est endormie, elle a perdu tout besoin d’être en état d’alerte, ce corps qui veille même en dormant. Mais c’est qu’à Santiago, « nous » veillons sur les chiens. Ces monuments qui respirent et qui un jour partiront dans l’errance, qui n’appartiennent à personne, ils fixent momentanément notre appartenance ; ils font ce « nous » très fragiles, ce « nous » qui n’est rien, juste « notre » répétition dans ce même lieu, la répétition qui inscrit chacun de nous dans des lignes qu’on ne sait même pas être en train de parcourir. Voilà qu’entre nous et cette chienne au manteau rose, il y a des lignes de vie. La chienne dort, la vie s’est suspendue en elle, mais elle a été tendue vers « nous » qui la veillons ; et nos allées et venues nous font être, nous forment progressivement dans un certain poids du corps, dans une certaine qualité du mouvement, jusqu’à définir toute l’atmosphère, et de la vie se trouve là, dans la circulation, l’exposition, dans ce « nous » qui veille, dort, les deux à la fois sans doute.

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L’étudiant qui avait un violon dans les mains était là seulement avec son personnage. Il était atypique et il était pourtant assis parmi les autres, comme tous les autres. Il n’aurait pas joué du violon. Non qu’il n’ait pas su. L’avenida Ejercito a sa musique, dans les allées et venues, dans le chien qui dort. C’est la musique des récits de Kafka, de Joséphine la souris. C’est la musique de quelque chose de minime qui fait l’atmosphère, ce creux avec lequel des existences se forment, dessinent l’espace et le laissent légèrement à l’abandon. Alors que jouée, la musique gèle l’espace. Elle nous surprend, elle ne nous laisse pas aller. Même quand on ne le fait pas, on doit entourer le musicien. Ce qu’on ne fait pas avec la chienne.

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La jeune fille. Dans le métro, je vois ce visage très particulier. Des traits asymétriques, un sourire merveilleux. C’est lui qui me pose la question sur la vie. Je vois que cette jeune fille est son sourire qu’elle ne peut pas connaître d’elle-même, qui échappe à toute image. Et je vois ce que ce sourire fait autour d’elle. Je vois une vie à l’orée de ce sourire qui est son mode d’être, mais pour autant qu’un mode d’être échappe.

28 août 2015

Le chien dans le métro.

Des agents du métro s’en occupent, mais ça aurait pu être des passants aussi. La bienveillance envers les chiens. Quelque chose qui a trait à leur façon d’être présents ?

Ils sont un paradoxe, quelque chose de bifide qui « nous » touche.

Dans la souffrance, ils ne sont pas seulement vulnérables ; ils sont la vulnérabilité : ils sont offerts entièrement. Et pourtant, offerts entièrement, ils restent dans une solitude absolue. Ce silence dans leur souffrance. Ce n’est pas une réserve. Ce n’est pas la solitude comme quelque chose que l’on se réserve.

Ça ressemble plutôt à un savoir.

La solitude de celui qui sait qu’il n’y a pas de revers à la souffrance.

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Les chiens à Santiago font la langue qu’on parle tous ; ils font cette écorce ; ils sont cette intimité du monde. La rétine. Mais ils sont sans rétine, sans écorce. Ils sont l’expression de la solitude qui n’a pas de visage particulier, qui est un corps errant, sans lieu défini.

Le visage des chiens, lui, c’est le visage de nous tous. Les chiens regardent plus profondément, plus longuement. Ils attendent une réponse, dans le jeu, dans la compagnie, dans la promenade.

Un jour, un chien nous a suivi jusqu’au taxi. Son regard ne nous quittait plus. Il fixait mais il était sans jugement.

3 septembre 2015

Je suis partie à Messine pour quelques jours. Je cherche à comprendre pourquoi cette ville me touche autant. Sans aucun doute parce que j’avais trouvé une vraie chaleur ici, un accueil, et que ça a conditionné toute ma façon d’y vivre, de voir. Messine fait partie des villes où l’on dit « regarde ». Regarde la coulée de lave au loin, en direction de l’Etna. Regarde les îles. On les voit quand la journée est dégagée, quelques tâches noires dans l’horizon. Messine est toute entière tournée vers son ailleurs ; un ailleurs qu’on ne voit pas toujours. Et du coup, c’est une ville où il y a de l’attente, du silence.

La première chose que j’avais rencontrée ici, c’est le fait que la nuit tombe à dix-sept heures, alors qu’il fait encore chaud. Et la seconde, le fait que les étudiants vont et viennent ici en bateau. Ceux qui viennent de Reggio en Calabre prennent le bateau à toute heure de la journée ou du soir. Leur journée commence ou finit avec cette longue traversée en bateau. Elle dépend du climat, du vent, des pluies. Mais le plus souvent, c’est le grand soleil qu’ils voient sur la mer. Enfin, la chose la plus touchante qui m’avait frappée sans que je le comprenne tout de suite, qui m’émeut quand je viens ici, c’est de voir le continent juste en face. Voir que la terre est une masse gigantesque dans l’eau et qu’on y est vu de l’extérieur. De Messine, on voit le continent, on voit vous autres, vous dont on est une pièce détachée. Paradoxalement, cette vue sur l’ailleurs fait que quand on arrive ici, on sent que c’est un lieu de retour. On sent un « nous » isolé des autres ; et on sent que ce « nous » est un lieu. Pas une identité, mais un lieu. Pas un enracinement, mais une intimité et un éloignement. Un nous qui vient aussi du fait d’être entouré, bordé, et de le sentir constamment. C’est une ville piétinée (une ville de passage, où passent les hommes d’affaires qui vont à Catane, les camions de transport de marchandises qui desservent toute la Sicile, les touristes qui viennent du continent en voiture), une ville sans autre beauté que l’église des catalans qui a survécu au tremblement de terre de 1908, et qui gît comme des sous-sols de Messine. Mais sa beauté est qu’elle est tournée vers l’ailleurs. Son cimetière, sur les collines, voit la mer. Les statues de Neptune et de la Sainte Vierge dont on dit qu’ils se taquinent, ces bancs cachés derrière les bateaux des différents ports, sont tournés vers la mer.

De Messine, je vois l’horloge de Santiago sur l’Alameda (l’avenida Bernardo O’Higgins). C’est une église, un bâtiment jaune. Je crois que comme à Messine, à Santiago on vit sans voir sa propre ville. Il y a des morceaux qui s’en détachent, comme l’horloge de l’Alameda, qu’on arrive à voir détachée de tout contexte, dans un morceau de sa mémoire. Comme à Messine, on ne se raconte pas l’Histoire, on raconte une ou deux histoires. On raconte, celle, récente, de la dictature. C’est un morceau de récit qui vient se coller à certains endroits qui ne sont pas des monuments. Le Puente Cal y Canto. Il a disparu, il n’a jamais été là, mais une diapositive a circulé qui montrait, sur un pont, deux hommes en redingote qui discutaient, un jeune couple, et une femme qui, du haut du pont, regardait dans la solitude les ravages de la dictature. C’est un fragment d’histoire qui ne s’est déposé nulle part mais pour lequel j’ai inventé un pont qui n’existe plus.

« Sa beauté est telle qu’elle est tournée vers l’ailleurs. Son cimetière, sur les collines, voit la mer. »

Même si, sur la photo, on reconnaît très bien le pont dont il s’agit. Le pont Loreto. Ici ou là, il y a des récits qu’on attribue à des lieux qui ont parfois été supprimés. Ça ne fait pas partie d’un récit général, commun. Les récits peuvent être des flux ininterrompus, obsessifs, ils relèvent d’une sphère privée. Ils sont soustraits au monde commun mais ils sont aussi la soustraction du monde commun qui apparaît le plus souvent par petits morceaux : une horloge séparée de l’église qui la supporte, un pont devenu une propriété mentale, ou encore le marché fractionné en différentes sections qui ne forment pas une unité. Comme Messine, Santiago ne forme pas un tout. Elle se reconstruit sans cesse des décombres. Ce sont deux villes sismiques et aussi deux villes qui ne sont pas reliées par un récit unique.

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Il y a une intimité particulière à Messine et à Santiago.

Intimité de la ville : un pli de la ville à elle-même. Une façon d’être d’abord à soi avant de l’être à un ensemble, à un continent, à une histoire, à un monde.

À Messine, c’est l’intimité d’être devant le continent, devant une masse qui est l’extrémité sud de l’Europe, devant la brume et devant les îles quand l’horizon est dégagé. C’est ce Dehors qui ne promet rien, qui prolonge le sentiment d’une fatalité. C’est l’intimité de cette absence complète d’utopie, d’idée de l’avenir — absence qu’on oublie bien entendu dans la cacophonie du quotidien. Je me souviens d’un olivier dans le jardin d’une villa abandonnée. Il a fini par tenir debout dans la mer qui mange chaque jour un peu de terrain. L’intimité de Messine : le silence de cette présence massive qui reflue dans les consciences. À dix-sept heures la nuit tombe, les bateaux qui transitent entre Messine et Reggio sont visibles dans la mer ; la ville est renvoyée à son isolement dans les différentes nuances de son éclairage.

À Santiago, pour pouvoir se faire une idée de la ville, il faut d’abord la peindre, l’esquisser mentalement ou par des aquarelles. L’habiter se fait au travers d’images, de petits récits. La rue Viña del mar par exemple, elle est par elle-même un petit récit. C’est une rue tout à fait incongrue constituée de sortes de chalets suisses colorés au beau milieu de deux avenues qui forment des paysages complètement différents : l’une est constituée d’immeubles haussmanniens, l’autre d’un hybride de fastes demeures anciennes (abandonnées ou transformées en Ambassades) et de bâtiments modernes. Santiago est un composé de ces petits moments d’ailleurs qui empêchent que la ville ait une forme générale mais qui calent aussi dans un récit tout personnel, dans l’imaginaire, même très vague ou inconscient, ce que ces petits moments auront suscité.

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La petite église bleue près de la rue Rosas. La porte en bois dans la rue qui mène au cimetière. Le Mapocho rosâtre, avec les arbres verts sur les quais.

L’intimité toute particulière de Santiago tient à cette précédence des images. [Ce n’est pas seulement qu’on ne peut habiter qu’un lieu dont on est familier ; l’imagination est ce qui libère les lieux de l’immobilité, de la mort : si nous n’étions pas toujours aussi en train d’imaginer, nous serions condamnés à l’espace]. Je n’aurais sans doute pas vu la petite église bleue si je ne l’avais pas peinte d’abord. Son contexte a été effacé. Derrière la rue Rosas, il y a le marché fractionné en diverses parties qui s’étendent sur plus d’un kilomètre, il y a des grands magasins. La vieille ville conflue parfaitement dans la nouvelle, mais il n’y a rien qui explique la présence de cette petite église.

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L’image du fleuve n’a pas été la première, mais c’est celle sur laquelle je suis revenue. Ici, dans cette image, il n’y a pas eu seulement la formation d’un regard, mais d’un temps, d’un rythme, d’une attente. Le fleuve, c’est bien sûr la continuité. L’écoulement de l’eau, sa pression aussi. La rapidité ou la lenteur de l’écoulement. Le fleuve c’est quelque chose qui vient d’ailleurs, qui transite seulement. Mais il y a aussi cette façon dont Santiago apparaît inachevé du côté des quais. C’est à la fois sec et désert mais il y a ces arbres vert clair que j’ai peut-être seulement imaginés ainsi que des sculptures colorées là où la ville devient plus riche. C’est comme si, là, la ville était un dessin : pas encore finie ni peuplée, mais esquissant des formes très très fines. [Le fleuve, la trace qu’il suscite, n’est pas une image du temps, mais une image qui fait le temps : c’est le chantier non d’une ville qui va réaliser son idée mais d’une ville soustraite à elle-même, toujours en attente.]

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La ville est en attente. C’est un chantier. Il y a ces trous qui font peut-être plus d’un kilomètre de profondeur, entourés par des portes en métal sensées les occulter, mais il y a aussi ces aquarelles mentales, ces images qu’on se fait, ces couleurs qui viennent se sédimenter. Il y a quelque chose qui se dessine parce que certaines couleurs parmi d’autres viennent se sédimenter. Le rose du Mapocho, le vert des arbres, cet aspect désertique entre les deux, ça ne prend pas forme. C’est l’écoulement du fleuve, la ville qui se donne comme un phénomène en attente.

Post-scriptum

Aïcha Liviana Messina enseigne la philosophie à l’Université Diego Portales, Santiago du Chili. Elle est l’auteur de Poser me va si bien, P.O.L, 2005 ; Amour/Argent, Les carnets du portique, 2011, L’anarchie de la paix. Levinas et la philosophie politique, CNRS, à paraître en 2017.