Vacarme 79 / Cahier

politique et poésie des déchets

l’activiste esseulé

par

Pour le profane, recycler est « bon pour l’environnement ». Cela suppose de faire « sa part » pour « sauver la planète ». Pourtant le recyclage exige une dépense considérable en énergie et matériaux vierges, et produit des polluants, des gaz à effet de serre et des déchets ; il crée par ailleurs des produits « dévalués » parce qu’ils ne sont pas aussi robustes que leurs prédécesseurs, et la plupart du temps ne sont pas recyclables. Des 20 ou 30 % de recyclables extraits du flux de déchets, on dit souvent que presque la moitié est enterrée ou brulée en raison de leur contamination ou des fluctuations d’un marché qui les déprécie par rapport aux produits vierges. Pire, l’infrastructure du recyclage crée un cadre dans lequel les produits jetables deviennent des marchandises en tant que telle au lieu de permettre des pratiques de surcyclage, de réduction ou d’élimination des déchets.

Comment le schisme entre la perception commune du « bien pour l’environnement » et la réalité d’un processus industriel beaucoup moins écologique perdure-t-il ? En vertu d’une critique de la culture visuelle véhiculée par les campagnes de recyclage, j’avance que le sens du recyclage a été décontextualisé, réduit et essentialisé, fonctionnant dès lors comme signe-marchandise.

Un signe-marchandise est créé lorsqu’une image de marchandise devient le signifiant collé à une une expérience, comme lorsqu’une voiture de sport rouge connote « être sexy » (ou le cas échéant, « crise de la quarantaine »). La chose signifiée — « sexy » — est extraite des relations complexes, statuts et contextes qui la soutiennent et est incorporée dans un produit ou une pratique, qui ont aussi été extraites de leur monde social et matériel, complexe.

Ainsi, le recyclage a été « extrait de son contexte et recadré en fonction des hypothèses et des règles d’interprétation propre à la publicité » qui a servi à le promouvoir [Goldman. Voir les références de l’autrice à la fin de son article]. J’identifie trois caractéristiques du signe-marchandise-recyclage. Premièrement, l’individu plutôt que le gouvernement ou l’industrie est figuré en unité primaire du changement social. Deuxièmement, recycler est évoqué comme un acte dont la finalité se suffit des containers de tri, en oubliant la part industrielle du cycle. Enfin, le recyclage est présenté comme bénéfique à l’environnement « en général » plutôt que comme une forme spécifique de gestion des déchets. D’une façon plus générale, je soutiens que le recyclage, plutôt qu’une solution aux crises des déchets et de l’environnement, est en réalité une crise du sens qui permet que la dégradation environnementale et les pratiques dérisoires de gestion des déchets se perpétuent.

Campagne du département pour la préservation, Californie, 2004

Un torse mâle intensément musclé aplatit une canette entre ses mains. Sous l’image, en lettres noires grasses, on peut lire simplement : « Recycle ». Lancée en 2004 dans le cadre de la campagne pour le recyclage par le département pour la préservation de Californie, cette affiche humoristique fait suite à une série de super-héros du recyclage, dont Max Man (Rhode Island Resource Recovery Corporation), WOW ! Man (Western Oregon Waste), et Captain Recycle et les amis de l’Ozone (Ican Design, Grande-Bretagne). Chaque campagne suppose qu’une personne puisse — et couramment fasse — « changer les choses ». Le trope du super-héros est l’une des façons dont le recyclage permet de promouvoir ce que certains universitaires appellent « l’individualisation », ou la réponse individuelle à un problème collectif [Maniates ; Szasz]. En promouvant les actions individuelles et sélectives, le recyclage (et la consommation verte dans son ensemble) devient une forme de réponse environnementale asociale et apolitique qui exclut le besoin apparent de prendre en compte le déchet à un niveau plus systémique (de l’industrie ou du gouvernement) avec des moyens plus systémiques (collectifs, politiques et institutionnels).

Campagne « Recycle, c’est bon pour la canette… »

Un second style de publicité, comme celle où on peut lire « Recycle ! Sauve la planète que tu aimes pour qu’à leur tour, d’autres puissent l’aimer ! » [Andrew Meguelez, 2008], met l’accent graphique sur la relation devenue équivoque entre les actions individuelles et l’environnement global. Recycler est censé « sauver la planète ». Un tel discours introduit une crise d’échelle, et donc une crise d’agencement. Comment des individus peuvent-ils contribuer à une tâche aussi herculéenne que celle qui consiste à sauver la planète, surtout lorsque les outils à disposition se limitent à des poubelles jaunes et à des bouteilles de soda ? Le problème et la solution ne coïncident pas.

Recycler est rarement représenté comme un processus industriel. Son sens premier tient plutôt de l’activisme environnemental.

Part relative des déchets aux États-Unis
Les déchets industriels représentent 98,5% contre 0,5% pour ceux issus des particuliers.

Au-delà de la rhétorique de l’action locale et des crises globales, la crise d’échelle intervient autrement, dans le recyclage. Pour chaque tonne de déchet municipal, 70 tonnes de déchets sont produites par l’industrie (voir graphique ci-dessus). Quant aux déchets municipaux solides, seulement 30 % émanent des particuliers. [Wagner]. Et seulement 40 % de ces derniers sont recyclables. Aux États-Unis, le taux moyen de recyclage est de 33 % [EPA]. De ce fait, bien moins de la moitié des déchets générés par les États-Unis est « gérée » par le recyclage domestique. Cela ne veut pas dire que le recyclage domestique soit à jeter, mais qu’il n’affecte qu’une minuscule part des déchets. L’un des problèmes est que le déchet solide municipal, et tout particulièrement domestique, a été essentialisé au point de signifier déchet solide en général, rendant ainsi le déchet industriel invisible. Le déchet municipal est bien plus visible, dans nos vies quotidiennes, dans les campagnes de recyclage et dans la presse. C’est ainsi que les campagnes publicitaires créent une représentation imaginaire du bien que le recyclage ferait à la planète.

un ruban magique de Möbius

La culture visuelle dissimule aussi la part industrielle du processus de recyclage. Une affiche de Red Squirrel Design qui décrit le « processus de recyclage » en fournit un exemple : les bouteilles, les canettes et le papier passent dans une machine rotative, flottante, avec cadrans et vapeur, et ressortent par le bas en bouteilles, canettes et papier. Le processus qui transforme les objets d’eux à eux-mêmes semble magique. Un autre exemple est la campagne « Recycle. C’est bon pour la bouteille. C’est bon pour la canette. » Dans cette série, les canettes d’aluminium rêvent de devenir des battes de baseball, et les bouteilles en plastique des vestes polaires. Dans les deux cas, le processus industriel est reconnu, mais représenté comme processus de transformation magique et indifférencié. Le « recyclage » est homogénéisé en une procédure générale, quand bien même le processus de refonte de l’aluminium est très différent de celui du chaulage du papier. En outre, si l’affiche semble indiquer une altération technologique, chaque processus comprend de nombreuses étapes, dont plusieurs se produisent dans d’autres pays, et qui toutes ont un coût environnemental. Enfin, l’obliteration du processus industriel permet de rendre équivalents les matériaux recyclés et recyclables, l’environnementalisme domestique et les processus industriels, alors qu’ils ont en réalité des matérialités, des motivations et des impacts environnementaux radicalement différents. L’absence de détail de ce qui intervient dans le processus industriel (matériaux vierges, énergie, force de travail non payée, contrats d’externalisation vers les pays du tiers monde) et de ce que sont ses « externalités » (pollution, toxines, et marchandises dévaluées) est la condition de possibilité du symbole du ruban de Möbius qui représente le recyclage.

activisme environnemental, point barre

Affiche de l’Institut de Technologie Wentworth

Recycler est rarement représenté comme un processus industriel, ou comme une forme de gestion des déchets. Son sens premier tient plutôt de l’activisme environnemental. Cependant, de la même façon que le recyclage devient une abstraction séparée des problématiques et processus industriels, du gouvernement et des schémas de consommation, l’activisme spécifique au recyclage est confondu avec n’importe quel activisme environnemental [image ci-dessus]. L’inclusion de plantes, d’animaux et de magnifiques paysages dans les campagnes fait implicitement référence aux relations entre recyclage et préservation de la forêt, droits des animaux, conservation écologique, contrôle de la pollution, et autres impacts environnementaux. Cette appropriation d’une sorte d’hypothèse de Gaïa, selon laquelle tout acte en faveur de l’environnement est en relation avec tout l’environnement, promeut l’acte de recycler comme celui de « sauver la planète ».

le signe-marchandise

Si ces pages n’ont pas permis de développer une investigation nuancée ou détaillée des différents messages, représentations et stratégies de campagnes de recyclage, une tendance émerge néanmoins des cas étudiés ici. Plutôt que représenter le recyclage comme une forme de gestion des déchets industriels, recycler est décrit comme une forme d’activisme « en général ». Chaque partie de cette construction narrative repose sur l’abstraction, l’équivoque et cette fausse équivalence, au point que la pratique finit par vouloir dire la même chose que le symbole. En termes profanes, recycler c’est « bon pour l’environnement » parce que les déchets sont réutilisés à l’intérieur d’un cycle en boucle fermée. Les trois flèches qui se suivent dans le symbole universel du recyclage deviennent signe-marchandise en faveur du recyclage.

Pour citer Robert Goldman dans Lire les pubs en société, « Le réductionnisme sémiotique nécessaire pour produire des signes-marchandises suppose la transformation de relations significatives complexes en signifiants visuels. Laquelle crée ensuite une équivalence entre signifiant et signifié, si bien que le signifiant visuel peut être substitué au signifié du produit ». Le signe-marchandise opère un glissement de valeur du social vers la marchandise, comme c’est le cas ici pour la pratique du recyclage. Dans les campagnes de recyclage, « la totalité originelle du signifié est tronquée » et recycler devient, d’abord, un activisme environnemental parmi d’autres, plutôt que l’une des formes que prend la gestion des déchets ou un processus industriel [Goldman].

L’appauvrissement du sens, de la langue, du discours critique, et de l’action décrit une crise réelle du recyclage. Contrairement à d’autres crises pourtant, le danger vient de la stabilité plutôt que de l’instabilité. Rares ou inexistantes sont les alternatives reconnues au recyclage qui puissent bénéficier d’un statut, de financements ou d’infrastructures à la hauteur. Pire, les discours critiques qui cherchent à identifier ou à faire financer de telles alternatives, en partie pour les raisons détaillées ci-dessus, ne trouvent pas de place. La crise du recyclage, c’est que le recyclage soit devenu la forme favorite et institutionnalisée de l’activisme environnemental. Comme le clame la campagne Lastituto Recide, « Si vous ne recyclez pas, recyclez » [image ci-dessus]. C’est un non problème ! C’est la seule solution. Recyclez.


Références

Ackerman, Frank. Why Do We Recycle ? Markets, Values, and Public Policy. Washington, D.C. : Island Press, 1997 • The Container Recycling Institute, « Graphs : Beverage Container Statistics. » • EPA. Municipal Solid Waste Generation, Recycling, and Disposal in the United States : Facts and Figures for 2008. Washington, D.C. : United States Environmental Protection Agency, 2009 • Goldman, Robert. Reading Ads Socially. London and New York : Routledge, 1992 • GrassRoots Recycling Network, Taxpayers for Common Sense, Materials Efficiency Project and Friends of the Earth, Welfare for Waste : How Federal Taxpayer Subsidies Waste Resources and Discourage Recycling. Athens, GA : GrassRoots Recycling Network,1999 • Imhoff, Daniel. “Thinking outside of the Box.” Whole Earth. Winter, 2002 • Luke, Timothy W. Ecocritique : Contesting the Politics of Nature, Economy, and Culture. Minneapolis : University of Minnesota Press, 1997 • MacBride, Samantha. “Tonnage and Toxicity : Visible and Invisible Solid Waste Problems in the Contemporary United States.” Coles Science Salon Series. New York University, New York, 3 Nov. 2008 • Maniates, Michael. “Individualization : Plant a Tree, Buy a Bike, Save the World ?” Confronting Consumption. Ed. Thomas Princen, Michael Maniates, Ken Conca. Cambridge, MA : MIT Press, 2002. 43-66 • McDonough, William, and Michael Braungart. Cradle to Cradle : Remaking the Way We Make Things. New York, NY : North Point Press, 2002 • Rathje, William, and Cullen Murphy. Rubbish ! The Archeology of Garbage. Tucson, AZ : University of Arizona Press, 2001 • Rogers, Heather. Gone Tomorrow : The Secret Life of Trash. New York : The New Press, 2005 • Szasz, Andrew. Shopping Our Way to Safety : How We Changed from Protecting the Environment to Protecting Ourselves. Minneapolis, MN : University of Minnesota Press, 2007 • Wagner, Phillipa. Waste Management in the City of Calgary. Calgary, AB : City of Calgary, 2009.

Post-scriptum

Traduit de l’anglais par Laure Vermeersch.

Max Liboiron est chercheuse, activiste et artiste. Cet article a été notamment publié en 2012 dans Discard Studies.