Vacarme 79 / Cahier

politique et poésie des déchets

une Arcadie des ordures

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Deux faits expliquent l’intérêt du poète pour le paysage — ou plutôt : un fait, et une évidence. D’une part, le paysage est vide de tout langage, du moins en apparence. Et d’autre part, il est plein de structure. La structure de ces collines, qui rappellent les brusques soulèvements des rivages de la Californie du Nord sur la côte atlantique fait surgir une poésie dense, sombre et même militaire, de par sa configuration profondément stratégique, dont le lyrisme pourtant est loin d’être immédiat : une ingénierie sophistiquée arrache de la stabilité à ce qui est, par essence, labile.

La nécessité d’éviter les plateaux, de réaliser un suivi des déchets, et, à partir de la fin des années 1980, lorsque la ville dut faire face à des procès, l’obligation de rendre ses décharges plus sûres et de prévenir la migration des sous-produits vers la terre, l’eau, l’air environnants, ont créé une topographie toujours plus façonnée et surveillée. Les régulations ont par la suite contraint à l’installation de 660 puits et d’un complexe de pointe de dispositifs de contrôle, pompes, terrasses, rigoles, parois d’étanchéité. La pose de drains permit de recueillir les gaz de la décharge, issus de la décomposition anaérobie et pouvant provoquer des explosions, ainsi que plusieurs millions de litres de lixiviats, excrétions riches en ammoniaque générées lorsque l’eau de pluie entre en contact avec les détritus — qui se déversèrent quotidiennement, et durant des décennies, dans le port de New York.

Les montagnes de déchets sont aujourd’hui couvertes, une superposition de matériaux étanches sépare les ordures du public, telles les couches d’un gâteau glacé. Modernisée, Fresh Kills — qui était déjà la crème de la crème des décharges, accueillant principalement des déchets ménagers plutôt qu’industriels — finit par incarner ce qui se fait de mieux en matière de réhabilitation, suggérant que nous avons notre trop-plein sous contrôle.

Non sans ironie, les barrières destinées à protéger les environs de la pollution des décharges ont également eu tendance à conserver les ordures, à les empêcher de se dégrader naturellement. Lorsqu’une équipe de chercheurs menée par l’archéologue William Rathje a parcouru le pays pour y déterrer des déchets, ils ont trouvé des fragments de journaux vieux de plusieurs décennies et encore lisibles, des steaks et des hot-dogs qu’on aurait cru embaumés. Ainsi, en découvrant par hasard, lors d’une promenade printanière sur l’un des monts de Fresh Kills, une jambe de Barbie délavée mais pourtant toujours bien reconnaissable, on visualise non seulement la boue mais aussi tous les fragments de marchandises l’abandon encore entassés en-dessous et potentiellement lisibles.

Par ailleurs, l’impossibilité de développer ces milliers d’hectares fait du terrain isolé de Fresh Kills un habitat unique où les espèces non-humaines de Manhattan affluent et prospèrent, dans un paysage de collines d’où l’on devine le Jersey industriel, la ligne des gratte-ciel de Manhattan, et le pont Verrazano. En résulte un amalgame fécond et surprenant de phénomènes organiques et anorganiques, de nature et d’ingénierie, de cultures lisibles et illisibles, dans un processus de transition qui attise la convoitise des touristes et des chargés de relations publiques : de l’empire du déchet à une Arcadie des ordures.

Les ragots réintroduisent les détails saignants de la vie privée au sein de l’infrastructure aseptisée de la vie publique.

En ces douces phases de dépollution, les collines de détritus de ce terrain toujours incultivable — dont l’essentiel est officiellement un site actif de construction, toujours sous les auspices du Département des services sanitaires — aspirent au relâchement : que se déversent les amas d’images brisées enfouies plus profondément, elles qui regimbent (du terme « balk  », qui, en moyen anglais, dénote une terre non labourée) à se laisser prendre dans l’articulation du vers poétique, dans la contrainte de son sillon et exposent les fondations mouvantes, métaphoriques, de cette pastorale encore inédite.

Tandis que la décharge de Fresh Kills, réaménagée, se présente comme une infrastructure sèche, stérile, bureaucratique, elle est cernée par les rumeurs et les ragots juteux qui l’éclaboussent. Les ragots réintroduisent les détails saignants de la vie privée — maladie, corruption, faillibilité — au sein de l’infrastructure aseptisée de la vie publique ; ils suturent le public et le privé, disjoints l’un de l’autre par le décorum du discours officiel. Les ragots, en tant que discours, nous rappellent que non seulement, les politiciens intègres et les stars du golf ont des désirs et des dépravations, mais encore, que l’infrastructure, elle aussi, présente des angles-morts et des fuites macabres. Ce qui en résulte prend nécessairement une résonance éthique, où l’intime, le personnel, rencontrent le social. Alors que les ragots (gossip, en anglais) renvoient originellement, de par leur étymologie, à l’idée de parrainage, (parrain se dit godparent), ils désignent désormais, si on les comprend dans un sens spirituel, une connaissance non régulée, informelle, que personne, précisément, ne parraine, comme surgie des limbes entre hommes et dieux : une connaissance qui est erronée, prend le risque de se tromper terriblement, et même celui d’être terriblement juste au sujet de vérités dont nul ne veut. C’est en cela que les ragots ressemblent à la poésie, car les lignes erronées de la poésie sont aussi celles des connaissances possibles : à l’instar du doute, elles sont inventives, nuisibles, érotiques.

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La rumeur fait son lit de l’infrastructure d’un paysage confié aux gestionnaires. Lorsque les régulations arrivent avec des décennies de retard et que les études d’impact ne mènent à rien, ce sont les ragots qui nous aident à déceler que l’infrastructure de la tragédie n’est autre que celle de l’abondance, dans ses implications tant matérielles qu’esthétiques, puisqu’il se pourrait bien que l’infrastructure des sous-produits cancéreux suive à la trace celle de l’obsolescence planifiée.

Or ces relations douloureusement complémentaires trouvent leur reflet dans l’art, puisque les racines de la tragédie grecque comme genre sont liées à des rituels de fertilité. La danse, la séduction de la fertilité, se formalisent à l’endroit même où l’on extrait violemment ce qui est fertile : l’aire de battage. Les pieds poétiques du chœur développent une relation contrapuntique aux marionnettes plus lâches des divinités sur scène, à l’instar des ragots qui expriment, quand les acteurs ne le peuvent pas, secrets et peurs obscures. Si la tragédie est née de rituels de fertilité, au lieu du piétinement et du battage du grain, elle a, sur les monts replets de Fresh Kills, pavé la voie d’une nouvelle fertilité : celle d’un Eden d’après la chute, en quête du jaillissement d’un chœur.

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Comme les ragots, comme la rumeur, la poésie donne corps aux fissures de l’infrastructure ; ses orchestrations contraignent les affaires publiques et privées, la digestion, la respiration, et l’expression, à cohabiter au sein des mêmes chemins de traverse.

Comme les ragots, comme la rumeur, la poésie est plus séditieuse lorsqu’elle prend le risque de frayer là où on ne veut pas d’elle. Incomplète, elle se confronte aux plaisirs et traumas virtuels, explore les intrications entre l’éthique personnelle et collective, elle n’est jamais complètement médium de l’intimité. En exploitant ses potentiels, sa capacité sans pareil à préserver l’ambivalence, par les césures et les ruptures, on pourrait parvenir à rendre leur voix et leur rumeur aux montagnes d’ordure, réduites au silence au nom de la réhabilitation, de la modernisation, de la gentrification — à New York comme sur la colline de Mokattam, au Caire, où la communauté des Zabbalines qui a fourni durant des décennies un service informel et efficace de collecte et de tri des ordures est aujourd’hui éclipsée par des entreprises externes, comme à Mexico, où la fermeture de la décharge du Bordo Poniente a permis une réduction des émissions de dioxyde de carbone mais déclenché des vagues de dépôt illégal des ordures.

Le mouvement Occupy a été combattu par les forces de police au nom de l'hygiène publique.

Alors que la décharge de Jardim Gramacho a fermé plusieurs semaines avant la tenue du sommet Rio+20 sur le développement durable organisé en 2012 par les Nations unies, pour être remplacée par un complexe sophistiqué comparable à celui de Fresh Kills et générant des millions de dollars en vente de méthane et crédits de carbone, le photographe Vik Muniz s’est assuré, en réalisant des portraits des catadores de la décharge, que leur bien être désormais menacé ne sera pas complètement éludé.

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A.C. Bradley, spécialiste de Shakespeare, situait, en 1904, le centre expressif de la tragédie précisément « dans l’impression de gâchis (waste) » qui en constitue le cœur : c’est le mystère d’un monde qui dévore ce qui est inestimable. « La tragédie (…) nous impose ce mystère, et nous fait voir avec tant d’acuité la valeur de ce qui est gâché qu’on ne peut trouver de réconfort dans l’idée que tout n’est que vanité ». Cependant, la relation entre les déchets et la valeur d’un discours politique extatique demande encore à être formalisée. Les grèves des éboueurs et les manifestations où les ordures sont mobilisées recèlent un fort potentiel de désordre, et peuvent créer le tumulte au sein des villes les mieux planifiées, comme l’ont montré chez eux les travailleurs de ce secteur, de Naples à Amsterdam, en passant par Bangalore : réinjectés dans le centre des villes, les déchets rappellent amèrement l’existence des éléments de l’oïkos qui, dans l’intérêt de l’économie, ont été mis à l’écart. Le mouvement Occupy a été combattu par les forces de police au nom de l’hygiène publique, et malgré les efforts préventifs des contestataires qui avaient organisé leur propres « services sanitaires » pour nettoyer les places occupées : on assigna les détritus à un manque de leadership, et il ne resta bientôt des deux mois d’actions du mouvement Occupy de Los Angeles plus que trente tonnes de détritus ; le Maire de San Fransisco, Ed Lee, déclara qu’Occupy était une « nuisance pour l’hygiène publique », (comme si les ordures n’avaient pas pollué, des années durant, les rues du Tenderloin) Erma Hendrix, élue de Little Rock utilisa explicitement le terme d’ « ordure » en référence au mouvement Occupy ; et ce sont des obligations sanitaires, et non sécuritaires, qui furent invoquées par Bloomberg pour l’évacuation de la place de la Liberté. En octobre 2011, cinq femmes du groupe Action Now, âgées de 55 à 80 ans ont été arrêtées à Chicago alors qu’elles introduisaient dans une filiale de la Banque des États-Unis des détritus, provenant d’une maison saisie — le déplacement des déchets soulignant le lien entre la valeur abstraite manipulée par la finance et les restes pestilentiels laissés par ses victimes. Ces échos, en partie stratégiques, en partie inconscients, montrent que sont considérés comme ordure tout à la fois les choses dont on ne veut plus et un discours dont ne veut pas, qui doivent être par la force soustraits à la vue et aux oreilles des cités éclairées — et l’ordure, c’est aussi la prise de parole organisée de masses résultant de regroupements spontanés, sans aucun parrainage, et perçues pour cela même comme trop vaguement constituées.

Les murmures, rejetés, enterrés, sous l’apparente sérénité de Fresh Kills illustrent littéralement les affinités profondes qui existent entre la fabrication et la mise au rebut de valeurs dans la polis, de l’autre côté des eaux, mais suggèrent aussi que la restitution d’un langage et d’une mobilité extatique aux lieux d’évacuation et de dépôt de la substance sociale n’implique pas nécessairement une stérilisation de l’histoire.

Post-scriptum

Jennifer Scappettone est poète, chercheuse et traductrice, elle enseigne à l’Université de Chicago.

Ces passages sont extraits de « Une Arcadie des ordures » (pp. 101-103, 106 et 111) paru dans l’ouvrage intitulé The Republic of Exit 43, Outtakes and scores from an Archaelogy and Pop-Up Opera of the Corporate Dump (Atelos, 2016).