vivre en guerre. Le conflit syrien au prisme de l’humanitaire

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Que signifie être en guerre pour les Syriens ? Gabrielle Latour définit avec clarté et lucidité cinq expériences différentes de la guerre qui correspondent à cinq grandes catégories de territoire, mais elle fait, pour tous les Syriens, le même constat implacable : la guerre c’est la perte du droit et de la justice, l’exil et le déplacement pour la majorité des habitants, la pénurie et le manque de soins, la lutte quotidienne pour la survie, et l’assimilation scélérate de l’action humanitaire des citoyens syriens au terrorisme.

En 2011, avant le début du conflit, la Syrie comptait 23 millions d’habitants. Aujourd’hui, les agences humanitaires estiment que 13,5 millions de personnes requièrent une assistance humanitaire, incluant 4,9 millions de personnes prisonnières dans les zones assiégées ou dites « difficiles d’accès ». Plus de la moitié des Syriens ont été obligés de quitter leurs maisons, détruites ou situées dans des zones bombardées ou trop dangereuses. Ces Syriens sont ce qu’on appelle des déplacés, désignés en jargon humanitaire par l’acronyme IDPs (Internally Displaced People). Concrètement, ils se trouvent dans une situation proche des réfugiés, sans avoir quitté le territoire dont ils sont ressortissants. La plupart d’entre eux ont été déplacés plusieurs fois. Les enfants et les jeunes représentent la moitié des déplacés, et les familles sans père y sont surreprésentées.

En moyenne, en 2016, 6 150 personnes par jour ont été obligées de fuir les violences. Plus d’un million des déplacés vivent dans des abris collectifs, des camps ou des abris improvisés. Les pays voisins, submergés, ont fermé leurs frontières. Le long de celles-ci, des centaines de milliers de personnes attendent, dans des conditions indignes, qu’on veuille bien leur donner accès. On peut trouver ces chiffres sur le site de l’Agence des Nations unies pour la coordination humanitaire (UNOCHA). La page « Syrie » de ce site fournit des informations factuelles et chiffrées sur la situation humanitaire en Syrie.

En Syrie aujourd’hui, et ce depuis le début du conflit, les principaux acteurs de l’aide humanitaire sont les Syriens eux-mêmes. Ils sont les héros de l’ombre qui bravent les bombes, les interdits du régime ou de Daesh, mais aussi les difficultés posées par certains groupes armés rebelles, ainsi que le risque de la torture et de la détention. En effet, selon une rhétorique classique chère aux dictatures, le régime syrien criminalise l’aide humanitaire qu’il assimile à une entreprise de « soutien à des groupes terroristes », selon les termes officiels employés. Les humanitaires syriens sont donc en butte à une répression féroce de la part de leur propre gouvernement. À court terme, ils sauvent des vies. À long terme, ils sauvent ce qu’il reste d’humanité au cœur d’une population plongée dans la violence, l’indigence et l’injustice. Pour ces deux raisons, ils sont l’invisible espoir, trop menacés, jamais invités aux tables de négociation, jamais ou trop peu souvent célébrés, même si, en 2016, les Casques Blancs syriens ont été nominés pour le prix Nobel de la Paix : c’est l’une des rares fois où le travail de terrain des associations syriennes a été publiquement reconnu.

Depuis les attentats de 2015, j’entends de nombreuses personnes, à commencer par nos dirigeants, dire que la France est en guerre. La France est touchée, meurtrie, la France a des ennemis, cela est certain, mais la guerre, ce n’est pas cela. Il se trouve certainement parmi nous des anciens qui, eux, savent ce qu’est la guerre. Il y a les violences. Il y la peur. En guerre, il n’y a plus de droit ni de lois pour vous protéger ; on peut vous bombarder, vous voler, vous violer, vous tuer ; vous n’avez aucun moyen légal de résister ni de demander justice. Mais la guerre, c’est aussi autre chose. La guerre, ce sont aussi les privations. Plus personne n’a accès aux biens et aux services de première nécessité. En Syrie, les infrastructures sont en grande majorité détruites, et l’économie s’est écroulée. La plupart des gens ont perdu leur travail et 70 % des Syriens vivent en-dessous du seuil de pauvreté. L’inflation galopante et l’énorme dévaluation de la livre syrienne (1 dollar US valait environ 40 livres en 2011, plus de 550 livres aujourd’hui) ont transformé les biens de première nécessité (nourriture, articles d’hygiène, etc.) en produits de luxe. À cela s’ajoutent les pénuries, qui touchent toute la population sur l’ensemble du territoire syrien. Au moment où j’écris ces lignes, en février 2017, il fait 8 degrés à Damas, 6 à Alep, 6 à Deraa, 7 à Raqqa, 5 à Qamishli. L’immense majorité des gens ne peuvent pas se chauffer car il n’y a ni électricité, ni gaz, ni bois, ni fuel pour faire fonctionner les sobias, traditionnels chauffages à mazout.

Si la peur et les privations s’appliquent partout en Syrie, l’expérience de la guerre est toutefois différente selon qui contrôle le territoire sur lequel vous vous trouvez. Il est utile de rappeler ici que les gens ne choisissent pas l’endroit dans lequel ils vivent en fonction de leurs affinités politiques. Les civils sont ballotés à droite et à gauche : déplacés par les violences, encerclés, ils ne choisissent rien de ce qui leur arrive. Vivre dans une zone administrée par Daesh ne fait pas de vous un supporter du soi-disant État islamique — pas plus que les personnes qui vivent à Damas ne soutiennent nécessairement Bachar al-Assad.

Les différentes zones du territoire syrien (mars 2017)
1 Zones sous contrôle du régime de Bachar al-Assad ou de ses alliés ;
2 Zones sous contrôle kurde ;
3 Zones sous contrôle de l’opposition à Bachar al-Assad ;
4 Zones sous contrôle de Daesh ;
5 Zones disputées ;
6 Zones sous contrôle turc ;
7 Zones très faiblement peuplées.
Carte : Institute for the study of war.

On peut définir cinq expériences différentes de la guerre qui correspondent approximativement à cinq grandes catégories de territoires : les zones contrôlées par les forces gouvernementales et/ou les forces qui lui sont alliées (combattants russes, iraniens, irakiens, du Hezbollah) ; les zones contrôlées par les Kurdes (au nord-est de la Syrie) ; les zones contrôlées par les différents groupes d’opposition armée (de l’Armée syrienne libre, ASL, aux différents groupes locaux islamistes ou non) ; les zones sous siège (80 % d’entre elles sont contrôlées par l’opposition armée, et assiégées par le régime syrien et ses alliés) et les zones contrôlées par Daesh.

vivre en guerre dans les zones contrôlées par le gouvernement syrien et ses alliés

Les zones sous contrôle du gouvernement syrien — les villes de Damas, Homs ou Lattaquié par exemple — subissent moins de violences militaires directes que les autres. On n’y risque pas de bombardements aériens, puisque les seules forces capables de bombarder sont justement l’armée syrienne et l’armée russe, ainsi que, dans les zones contrôlées par Daesh, la coalition internationale combattant cette organisation (forces arabo-occidentales sous commandement américain, actives depuis 2014). En outre, malgré d’importants dysfonctionnements, les institutions publiques comme les hôpitaux ou les écoles sont toujours présentes. Malgré cela, une bonne partie des populations qui vivent dans les zones contrôlées par le gouvernement subissent des privations importantes dues à l’effondrement de l’économie et aux pénuries.

Dans ces zones, énormément de personnes vivent loin de chez elles dans des conditions insalubres : dans le centre-ville de Damas, ou à Lattaquié, jusqu’ici relativement « préservés » des violences, on trouve beaucoup de déplacés provenant de Homs, d’Alep, de Deir-ez-Zor, de Deraa, et de très nombreuses localités ou zones rurales touchées par les bombardements. L’accès à l’éducation et aux soins est extrêmement compliqué pour eux. Des mécanismes négatifs de survie se sont mis en place, tels que mendicité, mariage précoce, travail des enfants, prostitution, vol. La nécessité pousse au pire. Toute une génération grandit dans le manque de tout et dans la violence.

D’autre part, même si les gens sont à l’abri des bombardements, ils ne sont pas épargnés par les violences habituelles du régime. Le gouvernement syrien, depuis l’accession au pouvoir de Hafez al-Assad en 1970 est caractérisé par l’absence totale de libertés civiques. Sous Assad père, puis fils, toute critique réelle ou supposée du régime peut vous mener en prison. La Syrie était déjà tristement célèbre avant 2011 pour les nombreux disparus, torturés dans ses geôles pour délit d’opinion [1]. Bien évidemment, la guerre n’a rien arrangé. Le régime de Bachar al-Assad qualifie de « terroriste » et traque sans relâche tout individu qui exprime ou a exprimé, réellement ou supposément, une sympathie pour l’opposition. Dans cette catégorie, on trouve des personnes qui ont effectivement manifesté ou exprimé par d’autres biais leur opposition au régime (écrits, chansons, caricatures, entre autres [2]). Mais on trouve aussi toute personne musulmane sunnite, surtout celles qui viennent des villages et villes considérées comme « rebelles », comme Deraa, dans le sud du pays, qui fut l’une des premières villes à se soulever, ou la petite ville de Douma dans la banlieue est de Damas [3]. Enfin, se voient décerner le qualificatif de « terroristes » celles et ceux qui procurent de l’assistance humanitaire aux franges de la population que le régime prive de tout, à commencer par les déplacés. Cet acharnement du régime contre toute aide apportée aux populations suspectées de lui être hostiles s’est notamment traduit par une élimination presque systématique des structures et des personnels médicaux tels que médecins et infirmièr·e·s [4].

D’autre part, les acteurs humanitaires présents légalement à Damas (agences des Nations Unies, organisations non gouvernementales internationales et nationales) ne sont pas libres d’intervenir en fonction des besoins. Ils ne peuvent se réclamer d’aucun des quatre grands principes de l’aide humanitaire — neutralité, indépendance, impartialité et humanité — qui devraient encadrer et protéger leur travail. Ils n’ont de facto accès sur le terrain qu’aux zones, et aux populations, que le gouvernement syrien veut bien leur permettre d’atteindre. En schématisant, si vous êtes dans les quartiers est de Homs, à majorité chrétienne et alaouite, vous avez de grandes chances de bénéficier de distributions de rations alimentaires, de couvertures, de bois de chauffage, etc. En revanche, si vous habitez au sud-ouest de la ville, un quartier à majorité musulmane sunnite, les agences humanitaires n’auront pas le droit de vous aider. La seule aide parvient des réseaux de solidarité clandestins dont les membres risquent leur vie pour accomplir cet acte « terroriste ». Ces réseaux, souvent organisés comme l’était la résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale (répondant à des impératifs de clandestinité et de cloisonnement, afin de ne pas compromettre la totalité du réseau si un membre « tombe »), reçoivent de l’aide d’ONG internationales et de la diaspora syrienne. Condamnée par le régime, cette assistance n’est jamais rendue publique et est loin de suffire à couvrir les besoins.

vivre en guerre dans les zones kurdes

Ces territoires du nord-est de la Syrie sont administrés par le parti de l’union démocratique (PYD), la branche syrienne du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Très peu étendus à l’origine, ils se déploient aujourd’hui sur tout le gouvernorat de Hassaké, la moitié nord du gouvernorat de Raqqa, et deux districts d’Alep. Les succès militaires des Kurdes contre le régime et contre Daesh sont doublés d’une reconnaissance institutionnelle, dans la mesure où ils sont parvenus à s’imposer comme une autorité indépendante et fonctionnelle dans ces zones. Chaque canton de ce que les autorités kurdes appellent « Rojava », ou Kurdistan syrien, est doté d’une structure administrative prenant en charge la Santé, l’Éducation, la Défense, le Travail, les Affaires sociales. L’assistance humanitaire est gérée par des bureaux chargés des affaires humanitaires, qui coordonnent le travail des ONG locales et internationales présentes sur le territoire.

À Damas, les ONG n’ont de facto accès qu’aux populations que le gouvernement syrien veut bien leur permettre d’atteindre.

Malgré cette organisation, le PYD n’a pas les moyens de procurer les biens et services de base à ses « administrés ». Par exemple, il ne peut pas financer les infrastructures publiques (hôpitaux, écoles, et autres infrastructures indispensables de cet ordre) et beaucoup de fonctionnaires reçoivent encore leur salaire de Damas. Cela crée une situation complexe dans laquelle le gouvernement syrien peut encore peser sur l’administration du territoire. Ainsi, lorsqu’en 2012 le PYD a décidé d’introduire l’enseignement de la langue kurde dans les écoles, le gouvernement syrien a cessé de payer les salaires des professeurs, obligeant le PYD à faire marche arrière pour quelque temps [5] — mais aujourd’hui, ce bras de fer est gagné pour le PYD, et le Kurde est enseigné dans plusieurs écoles de ces régions, que cela plaise ou non à la population locale, dont une partie est arabe.

La disponibilité et la qualité des services publics sont cependant très largement insuffisantes pour répondre aux besoins des populations. Outre le fait que de nombreux médecins, infirmiers ou professeurs ont fui le pays, beaucoup d’infrastructures sont détruites, laissant les civils dans l’impossibilité de se soigner ou d’accéder à l’éducation. Les autorités locales ont, de plus, eu à faire face à un nombre croissant de réfugiés irakiens et arabes syriens qui ont fui les avancées de Daesh dans leurs régions pour venir se réfugier dans les zones kurdes de Syrie. Cette situation a démarré avec la prise de Sinjar par Daesh en août 2014 et s’est accentuée avec les batailles pour le contrôle de Mossoul, en cours depuis octobre 2016. Des camps de réfugiés irakiens se sont ainsi créés dans ces régions où les autorités kurdes, craignant l’infiltration de soldats de Daesh parmi les réfugiés, leur dénient toute liberté de mouvement.

Les ONG internationales envoient des travailleurs humanitaires dans le nord-est de la Syrie en passant par l’Irak : les humanitaires traversent la frontière pour porter assistance aux populations. Dans le jargon humanitaire, on appelle cela le « cross-border », c’est-à-dire une situation dans laquelle on accède à la population d’un pays en passant par un autre pays. Le cross-border Irak / Syrie est considéré comme illégal et condamné par le gouvernement de Damas, qui clame toujours sa souveraineté sur les territoires du nord-est.

vivre en guerre dans les zones contrôlées par l’opposition

Le niveau de violence et de destruction est intense dans les territoires contrôlés par les différents groupes armés au nord et au sud du pays. La guerre s’y manifeste par des bombardements réguliers qui ciblent de préférence les lieux de regroupement des civils. L’aviation syrienne, rejointe depuis octobre 2015 par l’aviation russe, est responsable de la destruction systématique des hôpitaux, des écoles, des marchés, des fours à pain… Leur but : rendre la vie impossible dans ces territoires, afin de forcer les groupes armés à se rendre, mais aussi réduire à néant toute tentative politique alternative [6]. Les civils sont pris au piège : ils ne peuvent pas traverser la ligne de front pour rejoindre les zones du gouvernement où ils seraient considérés comme des terroristes, sans compter qu’ils auraient peu de chances de survivre à une telle traversée. Ils ne peuvent pas non plus se réfugier en Turquie ou en Jordanie pourtant proches, mais qui ont fermé leurs frontières aux réfugiés. Les États occidentaux condamnent cette fermeture et tentent de faire pression, mais comment pourraient-ils être crédibles alors que la Turquie a déjà accueilli 2,8 millions de Syriens (soit 1 pour 25 habitants), et la Jordanie 700 000 (1 pour 9 habitants), alors que l’Union Européenne n’a accordé le statut de réfugiés qu’à 300 000 Syriens (1 réfugié pour 1 667 habitants, loin de la prétendue « vague » qui déferlerait sur l’Europe [7]) ?

Les bombardements et les combats obligent régulièrement les civils à fuir. La plupart d’entre eux, plusieurs fois déplacés, trouvent temporairement refuge dans des abris de fortune : immeubles aux trois-quarts détruits, voitures ou bus abandonnés, étables d’animaux, ou encore tout simplement dans les champs, abrités par une toile. Le principal souci de ces personnes est de trouver suffisamment à manger et de quoi se couvrir. Se soigner ou aller à l’école est souvent impossible. Les personnes les plus vulnérables, enfants, vieillards, blessés ou femmes enceintes, meurent de maladies par manque de soin. Car, en temps de guerre, l’absence de soins tue plus encore que les bombes.

La résolution 2 258 des Nations Unies, adoptée en 2014 par le Conseil de sécurité, autorise le cross-border depuis la Turquie et la Jordanie. Bien que le gouvernement syrien n’ait pas explicitement légalisé ce mode d’action, il s’est abstenu de jeter les agences des Nations Unies hors de Damas suite à l’adoption de cette résolution, ce qui revient à la tolérer. En pratique, cela signifie que des convois humanitaires passent de la Turquie et de la Jordanie vers la Syrie, transportant rations alimentaires, médicaments, tentes, produits d’hygiène, produits de nécessité quotidienne (ustensiles pour la cuisine, matelas, couvertures, et autres matériels indispensables). Une fois à l’intérieur, cette aide est distribuée par des ONG locales (non-reconnues par le régime qui les considère comme « terroristes ») animées par des Syrien·ne·s, ou, dans certaines zones du nord de la Syrie, par des travailleurs humanitaires d’ONG internationales qui traversent la frontière. Mais, dans bien des régions du pays, l’aide d’urgence comme la remise sur pied des structures essentielles à la survie mais aussi à la vie sociale, des hôpitaux aux écoles, est le fait des acteurs locaux, Syrien·ne·s engagés dans la reconstruction de leur pays face à la politique mortifère du régime. Ces ONG syriennes, nées dans le conflit, sont la plupart du temps soutenues par des ONG internationales et par la diaspora syrienne qui, en plus des produits nécessaires, paient des salaires et offrent de la formation à distance afin de renforcer les capacités de ces groupes de solidarité dont les membres, pour la plupart, n’étaient pas, avant la guerre, des travailleurs humanitaires. Grâce à ce soutien, les ONG locales ouvrent aussi des écoles, fournissent des services de soutien psycho-social, réhabilitent des bâtiments où sont logés les déplacés, remettent en état les infrastructures telles que les puits ou le réseau d’eau.

Les personnes les plus vulnérables, enfants, vieillards, blessés ou femmes enceintes, meurent de maladies par manque de soin. Car, en temps de guerre, l’absence de soins tue plus encore que les bombes.

Ils coordonnent leur travail avec les Conseils locaux, qui sont, au niveau municipal, l’autorité de fait. Ces Conseils locaux fonctionnent un peu comme une mairie, et comportent un service de coordination de l’aide humanitaire. Au-dessus, se trouvent les Conseils de gouvernorat, qui eux-mêmes sont chapeautés par le Gouvernement de l’opposition en exil. Si certains Conseils locaux sont élus, et efficaces, d’autres sont au contraire imposés par le groupe armé qui contrôle le territoire, et certains sont aussi corrompus. Quoi qu’il en soit, tous souffrent d’un manque criant de moyens, qui ne leur permet pas, malgré leur autorité supposée, de répondre à tous les besoins de la population. Les Conseils locaux organisent aussi la vie locale dans la mesure où ils enregistrent les mariages, les naissances, les transactions commerciales, les contrats de travail. Mais ces documents ne sont pas reconnus par le gouvernement syrien et n’ont donc aucune valeur en dehors des zones d’opposition. En pratique, cela signifie que les enfants nés dans ces territoires depuis 2012 n’ont pas d’existence légale, ce qui va sans doute poser de graves problèmes après la guerre.

vivre en guerre dans les zones assiégées

Les zones assiégées par le gouvernement syrien et ses alliés sont un véritable enfer sur terre. Administrées par les Conseils locaux, elles partagent les caractéristiques des zones du nord et du sud de la Syrie, mais en pire : le niveau de violence y est intenable avec des bombardements quotidiens. Aucune aide extérieure n’y entre.

La plupart de ces zones sont assiégées depuis 2012. En pratique, cela signifie que depuis près de cinq ans, les civils vivant sur ces territoires n’ont pas le droit d’en sortir. Les points d’accès sont contrôlés par des checkpoints de l’armée syrienne ou de ses alliés (combattants du Hezbollah, soldats iraniens, etc.) qui tirent à vue sur toute personne qui essaierait de passer. Heureusement, si l’on peut s’exprimer ainsi, ces combattants sont corruptibles et laissent parfois entrer des biens de première nécessité. Les groupes armés rebelles ont, eux, construit des tunnels clandestins, qui leurs servent principalement à s’approvisionner en armes et en munitions, mais qui permettent aussi de faire passer de la nourriture ou d’autres produits. Dans les deux cas (checkpoints ou tunnels), ces biens sont acheminés de façon clandestine et à prix d’or depuis les territoires contrôlés par le régime, par des marchands qui en profitent pour s’enrichir. Le gouvernement est au courant de ces tractations qui lui sont en réalité nécessaires : ainsi, leurs soldats mal payés (voire pas payés du tout) restent loyaux, et l’économie nationale profite des gains réalisés par les profiteurs du marché noir.

Pour la population, ces produits qui arrivent au compte-goutte sont une bouffée d’oxygène, mais ils comptent surtout sur ce qu’ils peuvent produire localement afin de manger et survivre. Dans les zones rurales, il est possible de se nourrir, bien que très mal, du produit de la terre. Mais dans les petites zones urbaines, au bout de quelques semaines de siège total (sans possibilité de recours aux checkpoints ou aux tunnels), les cas de malnutrition et de morts causées par la faim se multiplient. Le régime syrien et le Hezbollah ont utilisé ces tactiques notamment en décembre 2015 et janvier 2016 à Madaya, une petite ville de l’ouest de la Syrie devenue tristement célèbre. Afin de faire plier les groupes rebelles, le gouvernement empêche les checkpoints de laisser passer des biens et intime l’ordre aux marchands de ne plus approvisionner les zones assiégées. Cela fonctionne : lorsque la population commence à mourir de faim, les combattants rebelles se rendent. La même tactique a été employée, plus récemment, à Alep est. Le siège total s’accompagne d’un déluge de feu qui oblige la population à se terrer nuit et jour. Plusieurs organisations internationales dont Human rights watch et Handicap international ont régulièrement dénoncé l’usage de bombes à sous-munitions [8] qui continuent de mutiler et tuer bien après qu’elles aient été larguées (elles contiennent des centaines de « petites bombes » qui explosent lorsqu’on les touche, et sont interdites par les traités internationaux). L’usage d’armes chimiques et de gaz a aussi été rapporté de nombreuses fois.

Les populations assiégées reçoivent de l’aide de groupes de solidarité locaux, qui sont soutenus depuis l’étranger par des ONG internationales et par la diaspora syrienne. Ces travailleurs humanitaires sont également considérés comme « terroristes » par le régime syrien. Récemment, ce dernier a regagné le contrôle de plusieurs territoires qu’il assiégeait : Alep est, Qudsaya et al-Tall dans la banlieue ouest de Damas, etc. Les combattants rebelles ont été exfiltrés vers Idlib, un gouvernorat contrôlé par les groupes d’opposition armée au nord du pays. Quant aux humanitaires locaux, leur sort est incertain : maintenant que le gouvernement syrien contrôle ces zones, il a juré de punir ceux qui, selon lui, ont aidé les terroristes. Les héros qui ont continué à venir en aide à la population malgré les risques et la violence risquent de disparaître sans retour dans les prisons syriennes.

vivre en guerre dans les zones contrôlées par Daesh

Peu d’informations sont disponibles sur la réalité de la vie des civils dans les zones contrôlées par Daesh [9]. Le niveau de violence y est intense près des lignes de front, mais aussi plus à l’intérieur car ces territoires sont régulièrement bombardés par l’aviation russe, syrienne, et par la coalition internationale. Les pénuries y sont aussi graves, sinon pires, que dans les autres zones de la Syrie. Rien n’entre sur les territoires de Daesh, mis à part quelques biens acheminés en contrebande. Les civils, là aussi, se déplacent au gré des frappes aériennes et des changements de front. Rien ni personne n’est là pour accueillir ces déplacés, si ce n’est les populations locales — heureusement, en Syrie, la solidarité joue. Aucune organisation humanitaire, locale ou internationale, n’intervient sur ces territoires. L’auto-proclamé État islamique n’admet en effet pas de concurrence : c’est lui et lui seul qui est supposé pourvoir aux besoins de ses « administrés ». Et il s’en charge en effet : ainsi, les enfants sont obligés de suivre à l’école des cours d’un Coran interprété à la mode salafiste, ainsi qu’un entraînement militaire. Ils assistent aux nombreuses exécutions publiques, lorsqu’ils ne sont pas contraints à y participer. La qualité des soins dans les hôpitaux qui existent encore est probablement plus que douteuse et la population est soumise à la loi implacable du califat, qui punit impitoyablement les atteintes à sa morale absurde.

L’auto-proclamé État islamique n’admet pas de concurrence. Aucune organisation humanitaire, locale ou internationale, n’intervient sur ses territoires.

Pourtant, solidarité et résistance existent aussi dans ces zones où des groupes clandestins essaient de procurer de l’aide et de contrer l’influence de Daesh, notamment en offrant des cours clandestins de désembrigadement idéologique aux enfants. Mais ces activités sont risquées et reçoivent extrêmement peu de soutien externe. Si la diaspora syrienne se mobilise, les ONG internationales et leurs bailleurs préfèrent, eux, ne pas se mêler de ce qui se passe sur les terres du soi-disant Califat en Syrie, où vivent pourtant environ deux millions de personnes.

J’ai mentionné le soutien que certains de ces groupes reçoivent des ONG internationales et de la diaspora syrienne. Ce soutien est largement insuffisant. En outre, malgré leur bonne volonté, les ONG internationales sont soumises aux règlementations des bailleurs institutionnels qui sont à l’origine de la plus grande partie de leurs financements. L’usage de l’argent public devant être transparent, on demande aux groupes locaux de fournir des justificatifs de leur action, justificatifs qui peuvent les mener tout droit en prison. À cela s’ajoute un ensemble de règles absurdes appliquées sans discernement. Par exemple, l’Organisation mondiale de la santé recommande que les bébés soient nourris au sein. Pour cette raison, les bailleurs internationaux refusent systématiquement de financer l’achat de lait pour bébé. Les mamans malnutries des zones assiégées sont donc priées de donner le sein quand même. Certains nourrissons ne survivent pas à l’application de cette règle.

De manière générale, les acteurs syriens de l’action humanitaire, remarquables par leur engagement et leur inventivité dans la situation de répression qu’ils subissent, ne se sentent pas assez reconnus, et sont très critiques face à l’attitude des Nations Unies, dont les agences humanitaires présentes à Damas sont perçues comme étant très conciliantes avec le régime et trop éloignés des principes humanitaires [10].

Aujourd’hui, les humanitaires syriens sont plus menacés que jamais, et cela d’autant plus que ce sont souvent des activistes, engagés de longue date dans la révolution, qui se sont tournés vers l’action humanitaire devant l’urgence et l’ampleur des besoins de leurs concitoyens. À l’heure où le régime, aidé par ses alliés, regagne du territoire et une certaine légitimité auprès des gouvernements occidentaux à la mémoire courte, les héros de l’ombre sont menacés de disparition. C’est pourquoi nous devons rester vigilants et ne pas accepter que ces groupes soient sacrifiés sur l’autel de la real politik. En effet, avec les humanitaires syriens, c’est l’espoir d’une paix durable qui disparaîtrait en Syrie.

Post-scriptum

Arabophone, Gabrielle Latour (pseudonyme) a travaillé en Syrie pour une ONG humanitaire de 2009 à fin 2012, puis dans différents pays pour des programmes de cross-border (assistance à l’intérieur de la Syrie mise en œuvre depuis l’étranger).

Notes

[1Le livre La coquille — Prisonnier politique en Syrie de Moustafa Khalifé, est l’un des témoignages les plus célèbres traduits en français. L’auteur y raconte ses douze années de prison suite à son arrestation en 1982 à l’aéroport de Damas. Chrétien grec-catholique, il est à l’époque accusé d’appartenir aux Frères Musulmans. Voir aussi le témoignage d’Aram Karabet, Treize ans dans les prisons syriennes : Voyage vers l’inconnu et la belle anthologie de textes de Yassin al-Haj Saleh, Récits d’une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons, réflexions sur sa propre expérience des prisons politiques du régime d’Hafez al-Assad (seize ans de détention) et sur la place de l’expérience de la détention dans la société syrienne pré-révolutionnaire.

[2Pour un tour d’horizon documenté et exhaustif des formes d’opposition au régime syrien, le site « La mémoire créative de la révolution syrienne » est une référence.

[3L’excellent À l’est de Damas, au bout du monde — témoignage d’un révolutionnaire syrien de Majd al-Dik avec Nathalie Bontemps, décrit la vie quotidienne d’un activiste pacifiste, du soulèvement au siège de Douma. Voir aussi l’entretien avec Majd al-Dik.

[4Le rapport 2016 de l’Organisation mondiale de la santé concernant la Syrie qualifie cette dernière de « pays le plus dangereux au monde pour les professionnels de la santé », et indique que plusieurs centaines de personnels médicaux ont été assassinés par le régime tandis que des milliers ont été blessés. L’OMS a recensé 338 attaques contre des équipements médicaux et centres de soin en Syrie rien que pour l’année 2016 (World Health Organization — Syrian Arab Republic, Annual Report 2016, p. 18 ; http://www.who.int/hac/crises/syr/s...).

[5Pour plus de détails sur l’autonomie des Kurdes de Syrie, voir les deux articles de Francesco Desoli : « L’autonomie kurde en Syrie : feu de paille ou fait accompli ? », publié en octobre 2014 sur le blog de référence Un œil sur la Syrie et « L’avant et l’après-Kobané : défis et opportunités pour les Kurdes de Syrie », publié en janvier 2015 dans le numéro 44 de la revue Outre-Terre.

[6Voir l’entretien de Tarek Matarmawi sur l’expérience des Conseils locaux dans les villes rebelles, p. 48.

[7Sources principales : Haut Commissariat des Réfugiés, UNOCHA, Europa (site d’information sur les politiques de l’Union Européenne). Pour information, le Liban compte plus d’un million de réfugiés syriens, soit un pour quatre habitants.

[9Quelques habitants parviennent malgré tout à témoigner directement de la situation interne, comme le groupe « Raqqa is Being Slaughtered Silently ». Voir aussi « Récits de Raqqa, la nuit ».

[10La partialité des agences humanitaires a été dénoncée notamment par The Guardian : https://www.theguardian.com/world/2... ou https://www.theguardian.com/world/2... et par le site d’information sur l’action humanitaire Irin news.