points noirs sur fond rouge / 3
« Si j’ai besoin de quelque chose, je t’appelle » dit l’enfant à M. qui reste, ce soir-là comme les autres soirs, pour le mettre au lit, le border, lui raconter une histoire et fermer la lumière.
À minuit, une heure, deux heures ou trois heures du matin, M., presque en silence, passe le relais à N., l’enfant change de mains.
« Comme une course », pense Nestán, « une course qui ne s’arrêterait jamais. »
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Il est assis, le dos appuyé contre les jambes de la vieille femme.
Est-ce que j’avais tous ces cheveux quand j’étais petit ? demande Genádi, en regardant ses boucles s’amonceler au sol. Oui, répond Maríka, tu avais déjà ta tignasse — mais lorsque je suis né ? Je ne sais pas, répond la vieille femme qui, en regardant les cheveux bruns chuter au son fin des ciseaux retrouve soudain l’appartement d’Ozurgèti, quelque quarante ans plus tôt, se revoit coupant les cheveux de sa fille sous l’abat-jour vert, odeur de livres et de thé noir. À l’école, certains disent que j’ai des cheveux de fille. Qui ça ? Tous : Pávlos, Chrístos, Adrián. C’est beau, des cheveux de fille, dit M., pas à en avoir honte : les cheveux de garçon c’est triste, plat, toujours pareil, mais je ne suis pas une fille, dit l’enfant, ça non, répond M., en souriant.
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Quand quelqu’un pense, on le voit, on voit toujours quand quelqu’un est en train de penser : grand-mère baisse la tête comme si elle avait du mal à avaler un morceau de pomme, Nestán laisse le ciel passer dans ses yeux.
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La carte du monde est un puzzle dont il ne comprend pas les formes, ce sont des frontières, dit M., des frontières d’animaux, alors, ou des frontières de nuages. La Géorgie est rose : comme la Mongolie, comptent-ils, l’Iran, l’Ukraine, la Lituanie, la Finlande, les États-Unis d’Amérique, le Botswana, la Centrafrique, l’Espagne, le Royaume-Uni, le Tadjikistan, Madagascar et le Vietnam, si mince, lové juste derrière deux pays — un peu plus il nous échappait. Moi, dit l’enfant en laissant son doigt dériver sur la carte, j’aimerais aller là. La vieille femme plisse les yeux en rapprochant son visage de la carte : c’est une île, une toute petite île, dit-elle, qui porte le nom de Malé. C’est là que j’aimerais aller, dit l’enfant.
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Les deux doigts (toujours un peu drôles, qu’ils soient ceux un peu empâtés, déformés par l’arthrose de la vieille femme ou ceux de l’enfant) miment sur la carte le parcours d’un marcheur allant d’Athènes jusqu’à l’île de Malé, dans l’archipel des Maldives : le marcheur traverse la Turquie, l’Irak, l’Iran, le Pakistan, l’Inde, le Sri Lanka puis attend le bateau sur un cercle rouge, dans le port de Colombo. Il me tarde d’arriver, dit l’enfant. Il va falloir être patient, dit M., le bateau ne passe qu’une seule fois par semaine.
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Avant de s’endormir, l’enfant refait d’une voix rêveuse le parcours de la journée, en brouillant les étapes — il est une heure du matin, Nestán vient de franchir le seuil, l’enfant a entendu le tour de la clef dans la serrure : nous avons fait un long voyage, maintenant je vais me reposer un peu — est-ce que je peux avoir un verre d’eau ?
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Dans le noir, l’enfant boit en regardant sa mère avec des yeux ronds puis s’endort aussitôt.
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De tout l’hiver, les pointes de vertige de Nestán ne reviennent que deux fois, sur la place Sýntagma, en sortant au soleil de la gare du Pirée. Les autorisations de séjour sont toujours provisoires, les contrôles policiers de plus en plus fréquents visent presque toujours des hommes à la peau plus sombre que la leur. L’enfant se dévisse le cou, alors qu’elle l’entraîne le long de Patissíon, pour regarder l’attroupement qui s’est formé, là-bas, autour d’un marchand de miroirs africain. N. s’étonne du ton sec avec lequel sa mère éconduit un soir celui qui leur propose des montres chinoises, des briquets ornés de billets de cinquante, de cent ou de deux cents euros, des éléphants de bois, des pistolets lasers — « ramasse ta camelote », lui lance-t-elle en grec avant de glisser à N., en géorgien : « Ce sont des trafiquants de drogue, tu ne regardes pas la télé ? » N. regarde les chaussures du vendeur.
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Pas de « moments pour soi », pas de pas de côté, pas de sortie du cercle — sauf, parfois, dans les rêves.
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Dans son rêve, l’animal (elle ne sait s’il s’agit d’un chien, d’un loup, d’une hyène) traverse la ville sans pelage, monstre vulnérable, sans fourrure, sans peau, sans autre protection que ses dents. Elle l’aperçoit au croisement de la rue Patissíon et de la rue Meletíou, de loin, arrêté au bord du trottoir, au pied d’un feu, tournant la tête vers elle et l’avenue déserte comme s’il attendait pour traverser que le trafic ralentisse ; mais aucune voiture ne passe, Athènes est vide, il n’y a plus dans la ville qu’elle et un animal écorché.
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La pluie tombe légère et rapide à la lumière des phares. Elle se prépare un café pendant que l’enfant dort. C’est le soir ou très tôt le matin. Sa vie retrouve une ligne d’équilibre, entre l’odeur du café, le sommeil de l’enfant, le silence de l’appartement et son travail, qui ne consiste plus seulement à transporter des seaux, à récurer des marches mais à recenser des licenciements abusifs, des heures de travail non payées, à étudier la manière dont les sous-traitants embauchent, jettent et déplacent — trois sites parfois dans la même journée — les employés du nettoyage ; elle lutte pied à pied pour récupérer son savoir. La ligne de flottaison est marquée par la table, la lumière de la lampe, les feuilles. Elle souligne avec des crayons de couleur le nom des sites, la description des postes, les dates de naissance, d’embauche, de licenciement, de réembauche, se familiarise avec la langue des appels d’offres et des contrats passés entre l’État et les bureaux de main-d’œuvre.
Elle recueille des témoignages dans un café de la place Omónia d’où elle aperçoit un soir, à travers la vitre, un homme qui tente de remonter l’escalier mécanique à rebours. Avançant dans le sens inverse de la marche, l’homme, les mains agrippées à la rampe de plastique noir, ne cesse de venir vers eux, porte au milieu de l’hiver une chemisette de couleurs vives, marche sur place en semblant prendre les passants à témoin des efforts qu’il fait pour les rejoindre — ses bras sont nus, la ligne d’arrivée, à un mètre de lui, paraît inaccessible.
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G. leur a envoyé deux bouteilles de vin rouge, de Tbilíssi. Ν. parle à sa mère de son travail. Tu cherches des histoires, dit M. Nous — les hommes et les femmes de ma génération — pouvions tout endurer, nous pouvions souffrir sans nous plaindre, nous avions le cuir plus dur — durs au travail, ajoute-t-elle comme si l’expression confortait ses dires, mais je ne me plains pas, dit N., j’essaye juste d’allumer un feu pour tenir les loups à distance, faire reculer les loups. La vieille femme se ressert un verre de vin, trop vite : depuis quelques mois, elle ne boit plus le vin mais l’avale, le descend.
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Genádi s’endort en sanglotant qu’il ne veut pas dormir. Il a eu dix ans en octobre mais ses âges précédents et le visage qu’il aura un jour peuvent affleurer soudain, comme en transparence, sous ses traits.
Elle griffonne des bouts de pensées à l’envers des factures ou de ses fiches de salaire.
Note retrouvée sur une facture d’eau : l’enfant ne sait rien de son père, ta vie passée est pourtant une partie de sa vie — ton fils grandit dans ce silence, tu le laisses grandir dans ce silence, tu laisses le silence grandir.
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Εlle remonte le store vénitien de la chambre en le tenant contre elle, l’enfant cligne des yeux à mesure que la lumière entre, elle se rapproche avec lui de la vitre glacée et le regarde découvrir la neige.
Par la neige, ils prennent le chemin de l’école.
Dans la nuit, une collègue de travail lui a envoyé un message pour demander de l’aide : elle recherche un psychiatre, dans un hôpital public — le message a été envoyé à quatre heures du matin.
Est-ce que l’école sera ouverte ? N. appelle sa collègue, puis l’école, sans réponses.
Elle habille l’enfant pour la neige, ils sortent en se tenant par la main, l’enfant découvre qu’il y a de la neige sur une voiture, puis sur toutes les voitures. Tout en bas de la rue, une main frappe de l’intérieur la bâche recouvrant un camion — les plaques de neige tressautent sur la toile bleue, se déplacent lentement vers le bord. La neige devient plus glissante sur l’acier du pont, elle tient plus fort la main de l’enfant — un homme, au bas des marches, s’écarte pour leur laisser le passage, l’enfant et elle se tiennent tous les deux à la rampe, occupent tout l’escalier, leurs mains jointes au milieu.
Les lettres bleues et rouges, derrière la grille, disent que l’école restera fermée pour la journée. Ils décident de rentrer en faisant le tour du quartier.
Passage souterrain sous la station de métro Àgios Nikólaos : l’enfant court sous le regard d’un très vieil homme, assis devant un carton et un verre de plastique, qui porte un gros bonnet de laine, une canne sculptée de berger au côté.
Un jeune homme aux yeux brillants lui demande en anglais le chemin de Victória, remercie en se donnant un coup contre le cœur.
L’enfant repère au loin, en direction du centre, la pharmacie de Nikolètta, qui est ouverte, puisque la croix verte est allumée.
Ils longent la place de l’église — un groupe de jeunes filles s’avance vers l’esplanade comme sur un lac gelé, des brins de laine de couleurs pendent à leurs basques, leurs moufles, sur les bords de leurs bonnets, comme des amulettes — l’enfant, du doigt, montre les balançoires dans la neige, la neige « est comme les fleurs », dit l’enfant, l’enfant ne quitte pas sa mère des yeux — surtout en haut, lorsque la balançoire se rapproche du ciel ; elle s’assied sur un banc, est en train de composer le numéro de sa collègue lorsqu’elle reçoit dans le cou une première boule de neige — la deuxième atterrit sur son front, elle se lève, l’enfant et elle se poursuivent et courent sous les arbres, elle ne s’est peut-être jamais entendue rire aussi fort.
Elle lit au retour les phrases peintes sur les murs : « Τα πλούτη τους με το αίμα μας », « leurs richesses avec notre sang », « χαμόγελά μου », « mes sourires ». Tandis qu’elle essaye une troisième fois de joindre sa collègue, son regard se pose sur un homme qui remonte la rue Acharnón en tenant au-dessus de sa poitrine, presque sous son menton, un chien, menu comme un fennec, qui porte une petite combinaison à carreaux jaunes et noirs. « La neige est comme les fleurs », lance l’enfant, mais cette fois en grec : « Σαν τα λουλούδια είναι το χιόνι. »
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Genádi et Maríka sont penchés sur la carte, sous la lumière du plafonnier que la vieille femme laisse brûler en plein jour. Qu’est-ce que tu veux que je te rapporte du pays ? Une Playstation, répond l’enfant.
Tous les mercredis, à dix-sept heures, la grand-mère accompagne l’enfant dans un petit conservatoire du quartier de Thisseíon. Pendant l’heure et demie que dure le cours de musique, Maríka reste assise sur le banc, dans le couloir vide, et écoute.
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L’atelier se trouve rue de la Source de vie, dans le quartier d’Exárchia. L’enfant regarde les instruments pendus au mur, chaînettes d’argent glissées entre leurs clefs : le baglamás est pareil à un jouet, mais ses cordes sont trop dures, le bouzoúki presque aussi grand que toi : c’est un tzourás qu’il te faut, dit Èlèna. Le luthier détache un tzourás du mur et le lui tend — je pourrai l’emporter où je veux, dit l’enfant qui, dès le premier mois, parvient à accorder l’instrument à l’oreille, avec un diapason : ré / ré / la / la / ré / ré, les cordes vont presque toujours par deux, ici.
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Printemps, fenêtre ouverte, elle écoute les bruits du dehors en buvant un café, l’enfant, enthousiaste, fait irruption dans l’encadrement de la porte-fenêtre : un scarabée est en train de traverser le balcon, viens. Soir : l’enfant est assis sur le balcon, seul, sur l’escabeau de plastique blanc, joue un bel air répétitif, enfantin comme une ritournelle puis commence à chanter, la ligne du chant suit exactement celle de l’instrument, elle ferme le robinet pour mieux entendre les paroles, comprend soudain ce qui l’intriguait, sa voix n’est plus la même, son fils est en train de chanter un air grec.
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Elle dort : ses yeux balayent l’espace sans rencontrer la plus petite trace de lumière mais les traits du père de l’enfant se dessinent dans l’obscurité — une lumière diffuse, une lumière de visage —, elle ne distingue pas son corps, devine qu’il est assis. Le visage semble soudain percevoir sa présence et la chercher des yeux, dans le noir, ne sait pas, ne comprend que peu à peu qu’elle le regarde en rêve.
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Son fils commence à lui demander certains mots : comment dit-on silence, rouge, jamais en géorgien ? Elle écrit : « დუმილი », « წითელი », « არასოდეს ».
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Retour dans la nuit : Maríka n’a pas eu le courage de ranger les feutres débouchonnés, les albums épars sur le sol, le salon est un champ de bataille, un chemin couvert d’aiguilles et de pommes de pin, elle les ramasse par poignées puis les verse dans le grand bac rose, s’assied dans le canapé, ferme un instant les yeux, la lumière du plafonnier tout contre les paupières — n’a pas la force de se lever pour l’éteindre.
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Franchir une frontière peut prendre une seconde, une vie, une seconde peut prendre une vie.
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J’aurais bien aimé être belle, pour savoir, dit-elle à Miránda, sur la terrasse du Mall, pendant la pause cigarette.
Savoir quoi ?
Ce que ça fait : ça doit être léger, la beauté, comme si on portait quelque chose de léger.
Ça ne fait rien, répond la jeune femme ; et les regards ne sont pas légers.
Cela dépend peut-être des yeux, lâche Nestán dans un souffle, presque à contrecœur.
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Non, le travail n’est pas un droit, lance-t-elle une fin d’après-midi en regardant les visages — des dizaines, soudain, après deux ans de réunions désertes, enfin des regards neufs.
Le travail n’est pas un droit. Qui dit cela ? C’est un produit, et ceux qui le proposent aux autres s’enrichissent.
La cafetière ronfle dans un coin de la pièce, les vitres sont embuées, on n’aperçoit au dehors que des couleurs d’arbres, de voitures.
Et comment l’achète-t-on ?
Les pauvres n’ont que leur corps. Des millions achètent le travail en émigrant, s’endettent pour payer le droit d’avoir un salaire journalier, meurent en route, le payent par la maladie et les accidents de travail, l’achètent et le rachètent chaque jour, parfois même avec un morceau de leur chair : qui a dit que le travail était un droit ?
Travailler coûte cher, le travail nous coûte la vie.
P. parle de Sisyphe : pour une raison obscure, comme si elle devait passer sa vie à racheter le travail, sans fin, comme si nous étions nées pour racheter une dette.
L. explique Sisyphe à une toute jeune femme au visage d’enfant maigre, dont c’est la première réunion : un homme qui avait été condamné par les dieux à pousser un rocher devant lui — quels dieux ? — il y avait des masses de dieux ici, avant, les hommes avaient le choix — pour avoir enchaîné la mort.
Tous nos enfants naissent endettés, même ceux qui ne sont pas encore nés, dit O.
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Se réveiller de nuit, s’endormir au travail, manger — dormir et manger le travail — avoir du travail plein les yeux, plein les mains, plein les bras, plein le dos — la petite feuille d’un jaune clair qui passe de mains en mains dit que demain le travail s’arrête.
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L’enfant va depuis quelques jours à l’école sans elle et rentre seul, tous les après-midi, par le même chemin.
Les femmes campent devant le ministère. Un jour, lui et M. leur apportent des sandwichs et des pains au fromage faits maison. « C’est délicieux, vraiment », répète la jeune fille au visage d’enfant maigre, Vássia, qui porte un anneau à l’oreille, un autre, plus petit, autour de la narine gauche, redit avec délice le nom géorgien de ces pains, khachapuri, discute avec l’enfant, dans le coin, sur les marches. « C’est une idée de Genádi, annonce la jeune femme à l’assemblée du soir : vendre des pains au fromage sur la place, deux euros, pour la caisse de grève. » Nestán, depuis le fond de la salle, voit soudain les mains se lever : des mains fines ou épaisses, blanches ou noires, sans gants, des mains de femmes, une forêt de mains.
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Menaces : mais qui a le temps de prêter foi, de porter attention au premier connard venu ? Rumeurs : ils seraient en train d’essayer de mettre sur pied un syndicat jaune — jaune ? répète Vássia. L’État cède. Le syndicat des employés du nettoyage obtient l’organisation d’une rencontre tripartite : les donneurs d’ordres publics (ministères, régie des transports) devront désormais garantir la légalité des contrats de travail dans le secteur du nettoyage. Pendant le repas de la victoire, plusieurs femmes se lèvent pour porter en chantant un toast aux nettoyeuses en lutte, elles-mêmes : N. écoute les yeux fermés une berceuse ukrainienne, un chant de lutte d’Afrique du Sud, un chant d’Épire, une chanson de Tsitsánis dont elle peut murmurer le refrain — puis se lève à son tour, émue par le silence des femmes, autour, qui attendent qu’elle chante quelque chose, elle aussi, c’est un silence hospitalier, qui lui laisse tout le temps, de chanter comme de ne pas savoir que dire, le temps est suspendu : elle pense à un homme descendant du Caucase et entonne Τ’u ase turp’a iqavi, dont le rythme un peu hésitant lui rappelle celui d’un cheval sur les pierres.
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Chaque fin de phrase est une croisée. Il y a à la fin de chaque paragraphe comme un déclic, un tour de clef qu’il faut entendre avant de pouvoir continuer : où va le chemin que tu ne vois pas ? Il est une heure vingt-cinq, la pluie recommence juste de tomber sur Athènes, Pópi a bordé Èlèni vers dix heures et demie, Fotiní vient de se coucher et dort, le livre ouvert en travers du lit, je ne sais pas encore.
Post-scriptum
La suite de ce récit, débuté dans Vacarme 77, sera à lire dans le prochain numéro.
Né en 1971 à Paris, Dimitris Alexakis est écrivain et il anime le KET (« Atelier de réparation de télévisions »), un espace de création né au cœur de la crise dans le quartier de Kipseli, à Athènes. Son blog Ou la vie sauvage. Les photos qui accompagnent ce texte sont de l’auteur.