Vacarme 79 / Cahier

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La question des communs a pris une singulière actualité depuis une quarantaine d’années, et notamment le fameux article du sociobiologiste Garrett Hardin (« The Tragedy of the Commons », Science, 1968), objet d’une longue polémique. Nos utopies y trouvent un horizon pour repenser le vivre ensemble. Vacarme a souvent fait écho aux débats que suscite cette notion (voir par exemple « L’anti-recette des biens communs », Vacarme 56, été 2011), dont l’un des fondements imaginaires tient dans les droits d’usage que depuis le Moyen Âge, les populations villageoises avaient l’habitude d’utiliser sur les « communs » (en anglais commons) ou « terres communes » (common lands), pour la chasse, la pâture mais aussi, dans certains cas, les cultures vivrières. Or, cette question croise aussi celle des jardins dans leurs dimensions politiques et écologiques que cette chronique explore.

Pour sa quinzième édition, l’opération Rendez-vous aux jardins, qui se déroule traditionnellement le premier week-end de juin, pilotée par le ministère de la Culture et de la Communication et destinée à mieux faire connaître le patrimoine français des parcs et jardins tant publics que privés par une large ouverture — 2 300 lieux étaient ainsi accessibles l’an dernier — et un ensemble d’animations — visites guidées, conférences, débats, jeux, ateliers, expositions, concerts ou encore spectacles —, se place en 2017 sous le signe du partage.

C’est l’occasion de mettre en lumière un phénomène essentiel qui regroupe un foisonnement d’initiatives et s’observe depuis les années 1990 en Europe : le renouveau des jardins collectifs. L’histoire de cette forme de jardinage s’avère ancienne. Née chez les philanthropes à la fin du XIXe siècle afin de répondre au bouleversement des rapports entre ville et campagne induit par la Révolution industrielle, l’ambition de mettre à la disposition des classes populaires des lopins de terre, afin de les aider à survivre en cultivant des légumes pour leur propre consommation, déboucha sur le développement des jardins ouvriers, précoce en Allemagne et au Danemark, et encouragé en France par l’abbé Jules Lemire, député-maire de la ville d’Hazebrouck (Nord). Ce dernier, grande figure du catholicisme social, fonda en 1896 la Ligue du coin de terre et du foyer, rare association populaire toujours en activité après plus d’un siècle. C’est durant l’après-guerre, une fois la prospérité revenue, que la dénomination « jardins familiaux » vint se substituer à celle de jardins ouvriers — une évolution analysée notamment par la sociologue Françoise Dubost dans Les Jardins ordinaires (1984, réédition L’Harmattan, 1997) —, comme pour en effacer le passé prolétaire ; nombre d’entre eux, situés en périphérie urbaine, durent à ce moment céder la place à la construction de nouveaux logements. Leur rôle alimentaire devint alors secondaire par rapport à celui de loisir et leur superficie, qui atteignait en moyenne 450 m2 au début du XXe siècle, connut une nette réduction — ils n’occupent aujourd’hui que 50 à 150 m2. Gérées par des associations privées, les parcelles se voient affectées à des particuliers pour qu’ils les cultivent personnellement, « à l’exclusion de tout usage commercial » comme le précise le Code rural. En revanche, c’est bien une pratique collective du jardinage qui se développa outre-Atlantique à la fin de la période dite en France des Trente Glorieuses, au moment où s’installaient la crise économique, le chômage et la pénurie.

Le mouvement militant des Green Guerillas fut en effet lancé dans les quartiers déshérités de New York par l’artiste Liz Christy, figure de la contre-culture américaine, qui jeta en 1973 ses premières « bombes » (seedbombs), de petites boulettes d’argile enrobant des graines, à travers les grillages des terrains vagues de Manhattan. Sur des parcelles abandonnées, souvent des « dents creuses » entre deux petits immeubles, se sont multipliés très spontanément des community gardens, jardins de communautés — et non « communautaristes » — à partir desquels se cristallisent de nouvelles pratiques de sociabilité : on y fête le printemps et Halloween, on s’y marie parfois. Le plus ancien d’entre eux, créé sur une friche par Liz Christy à l’intersection de Bowery et Houston Street, a pris son nom après sa disparation en 1985. Prenant en considération leur fonction décisive dans la lutte contre la ségrégation sociale et raciale, la municipalité de New York lance en 1978 le programme Green Thumb, qui a abouti aujourd’hui, après une rude bataille ayant opposé les associations et l’ancien maire Rudolph Giuliani, au lendemain de son élection en 1994, à la constitution d’un réseau de plus de cinq cents jardins. Beaucoup sont implantés sur des sols pollués ou encombrés de gravats, ce qui conduit à organiser les cultures de fleurs et de légumes à l’intérieur de petites structures surélevées, encadrées par quatre planches.

C’est ce modèle élaboré aux états-Unis et au Canada qui a été transposé en Europe. En 1996, des associations françaises comprenant notamment des militants écologistes et des animateurs socioculturels se rendent à Montréal pour assister à l’assemblée générale des jardins communautaires et en visiter un certain nombre. Organisé à Lille en octobre de l’année suivante, le premier forum national « Jardinage et citoyenneté » entraîne la naissance du réseau « Le jardin dans tous ses états », soutenu par la Fondation de France, qui entend favoriser les échanges entre les jardiniers et les élus et techniciens de collectivités locales. Le dialogue entre les acteurs se concrétise dans la rédaction d’une charte, La Terre en partage, qui proclame « le droit de tous au jardin » et affirme une série de valeurs communes telles que la créativité, la solidarité, l’aide aux personnes en difficulté ou encore la nécessité de renouer des liens avec le monde vivant et de respecter l’environnement. D’autres forums suivront, en 1999 à Nantes, en 2005 à Paris.

Le premier « jardin communautaire » français voit le jour en 1997 à Lille, dans le quartier Moulins : le jardin des (Re)trouvailles, projet porté par l’association des Amis des jardins ouverts et néanmoins clôturés (Ajonc) et soutenu par le Conseil régional Nord-Pas-de-Calais et la municipalité lilloise, occupe 1 000 m2 et comprend aujourd’hui un potager biologique, une butte aux senteurs, une mare, un système de récupération d’eau pluviale, une haie champêtre d’essences régionales, un coin compost, un abri convivial en bois cordé et une toiture végétalisée. Ce type d’initiative donne naissance à des jardins dits « associatifs », « citoyens », « de quartier », « solidaires » dans le Sud de la France ou encore « partagés », appellation qui sera finalement retenue par le Sénat en 2003 dans une proposition de loi réformant le Code rural. En les définissant comme des « jardins créés ou animés collectivement, ayant pour objet de développer des liens sociaux de proximité par le biais d’activités socioculturelles et étant accessibles au public », la proposition visait à donner aux « jardins partagés » un statut légal, tout comme aux « jardins d’insertion » — destinés à aider des personnes en difficulté sociale ou professionnelle en leur donnant une activité, principalement le maraîchage biologique, ou en tirant profit des valeurs thérapeutiques du jardinage —, et à améliorer le statut dont bénéficiaient les jardins familiaux. Mais cette loi n’a toujours pas été adoptée.

Favoriser les rencontres entre les générations, les classes sociales et les cultures.

Les jardins partagés vont alors essaimer à Brest, Villeurbanne, Lyon ou encore Marseille, et s’implanter un peu plus tardivement à Paris. La mairie met en place un programme d’accompagnement et de coordination baptisé « Main verte » : il permet aux habitants d’un quartier regroupés en association de demander la création d’un jardin, à condition notamment de le gérer collectivement, en l’ouvrant au public lorsqu’un membre est présent, par demi-journées ou même en permanence s’il est situé dans un espace vert municipal, d’organiser au moins un événement par saison et d’avoir pour objectifs essentiels de recourir à des pratiques écologiques et de promouvoir le lien social ; les services municipaux assurent les travaux les plus lourds comme l’adduction d’eau ou l’apport de terre. à l’heure actuelle, on compte ainsi soixante-quinze jardins partagés dans la capitale. Les parcelles où ils s’installent sont souvent en attente d’affectation, ce qui peut les rendre précaires. Aménagé grâce à l’énergie de l’artiste graveur Olivier Pinalie, le jardin Solidaire (Paris 20e arr.) vint humaniser l’impasse Satan, où le terrain fut débroussaillé et dégagé de ses décombres. Occupant illégalement le sol, le jardin fut plusieurs fois démoli. Une convention signée fin 2003 avec la ville de Paris officialisa ce foyer de vie au sein d’un quartier difficile, à la condition de restituer le terrain en septembre 2005 pour la construction d’un gymnase, de logements sociaux et d’un parking. À Nantes, la municipalité a en revanche choisi de favoriser l’attribution de parcelles individuelles, sur le modèle des jardins familiaux.

Dans la plupart des régions, les collectivités se sont appuyées sur des correspondants du réseau Le jardin dans tous ses états pour les conseiller dans la mise en œuvre de ces programmes, comme l’association Graine de Jardins en Île-de-France, dont la directrice, l’ethno-urbaniste Laurence Baudelet, a joué un rôle essentiel dans l’élaboration de la charte Main verte à Paris. Le livre Jardins partagés. Utopie, écologie, conseils pratiques (Terre vivante, 2008), qu’elle a publié avec Frédérique Basset, journaliste spécialisée dans les sujets de société et d’écologie, et Alice Le Roy, conseillère à la mairie de Paris sur les questions d’environnement de 2001 à 2010, revient sur l’aventure des jardins collectifs à travers de nombreuses expériences et évoque les principes de leur conception, toujours issue d’une démarche participative et d’un processus de concertation. Aux yeux de la philosophe Joëlle Zaks, les jardins partagés apparaissent même comme un « laboratoire de la sociabilité démocratique » (La Démocratie aux champs, La Découverte, 2016).

Potager des oiseaux, Paris 3e arrond.

Que partage-t-on dans ces jardins ? Une activité commune, la culture des légumes, de fruits et de fleurs, mais aussi la nourriture ainsi produite — plus symbolique que substantielle car les récoltes sont souvent dérisoires et le rendement rarement une obsession, mais il arrive que des commerçants viennent s’y approvisionner même si la vocation vivrière n’est pas la priorité —, complétée par celle apportée autour de repas conviviaux en plein air, et puis des conseils, des savoirs et des compétences, en particulier ceux relatifs au jardinage biologique : planter des espèces adaptées au sol et au climat, installer un compost, économiser l’eau, ne pas recourir aux pesticides ni aux engrais chimiques, favoriser la biodiversité grâce à l’aménagement de mares, de ruches ou encore d’hôtels à insectes. Certains jardiniers sont d’origine paysanne ou ont passé leur enfance en province et ont appris les gestes fondamentaux avec leurs parents ; d’autres, néophytes passionnés, achètent des livres, interrogent, observent. Si l’objectif premier reste de favoriser les rencontres entre les générations, les classes sociales et les cultures, certaines enquêtes récentes sur le nord-est parisien montrent une tendance à l’« entre-soi » — notion sociologique renvoyant au groupement de personnes aux caractéristiques communes qui met à distance d’autres groupes de manière plus ou moins consciente — corrélative à l’embourgeoisement de ces quartiers. Ailleurs, la fonction productive s’avère nettement plus importante comme à Los Angeles, dont les community gardens aident à la survie des populations hispaniques des banlieues, ou encore à Detroit, dont les quelque mille huit cents jardins familiaux et partagés fournissent deux cents tonnes d’aliments par an.

Je me souviens de la découverte en juillet 2005 du potager des Oiseaux, dans le 3e arrondissement de Paris, lorsque nous préparions avec Monique Mosser notre livre sur Les Jardins contemporains. Renouveau, expériences et enjeux (Scala, 2006, réédition 2011). Notre amie Françoise Dubost, à laquelle j’ai déjà fait référence, nous accueillit dans ce jardin partagé dont, habitant le quartier, elle avait pu participer à la création et suivre l’histoire et à propos duquel elle a publié une belle étude (« Des jardins partagés dans Paris », Polia. Revue de l’art des jardins, no 4, automne 2005). Géré par une association d’environ soixante-dix membres, il s’étend sur 125 m2 à peine. Capucines au ras du sol, artichauts en fleurs et plants de fraisiers font le bonheur des enfants des écoles, qui entretiennent leurs propres plates-bandes. À l’époque, un très drôle épouvantail se dressait dans un angle, composé d’une croix de bambous, avec de petits arrosoirs de plastique coloré accrochés le long des bras, surmontée d’une balle de football en guise de tête, coiffée d’un pot en plastique retourné — emblème de la réinvention d’un imaginaire rural au cœur des villes de demain.

Paris, 11 février 2017

Post-scriptum

Historien des jardins et du paysage, Hervé Brunon est directeur de recherche au CNRS. Parmi ses derniers livres : Jardins de sagesse en Occident (Seuil, 2014). Il est aussi jardinier.