démocratie rebelle, l’invention des Conseils locaux pendant la révolution syrienne entretien avec Tarek Matarmawi

Comment s’organiser sous une pluie de bombes quand celui qui vous bombarde est l’État même ? Comme le rappelle Tarek Matarmawi dans cet entretien, les Conseils locaux ont été une réponse pragmatique, politique, mais aussi démocratique à l’agression et aux massacres. Ils ont été simultanément une tentative de penser et d’organiser une gouvernance locale, pratique, dans la situation d’une guerre menée par un État contre sa propre population et une mise en œuvre extrêmement précise des idéaux défendus par la révolution syrienne : droit de vote, rôle des femmes, participation des minorités. Aux Conseils locaux, les urnes étaient, certes, dans les mosquées, mais on votait tous les six mois.

Une des singularités de la révolution syrienne est la création des Conseils locaux, des organisations de gestion locale mises en place par la population civile dans certaines zones. Si le régime syrien n’a pas été renversé à Damas, malgré des manifestations massives dans tout le pays, il a été de facto aboli dans différentes localités passées sous le contrôle de l’Armée syrienne libre, la branche armée de la révolution syrienne. Dans les territoires libérés, les Conseils locaux ont émergé de façon non centralisée et non concertée. Ils ont donc pris des formes variées, même s’ils partagent des objectifs communs : l’administration des territoires libérés selon les principes révolutionnaires de justice, d’équité et de liberté. Ils représentent l’une des réussites les plus visibles de la révolution, puisqu’ils proposent un autre système politique et une nouvelle administration des affaires publiques, fondée sur des principes démocratiques et non autoritaires.

La petite ville de Darraya, dans la banlieue sud de Damas, avait connu avant la révolution un mouvement original de sa population civile, rare dans la Syrie de Bachar al-Assad. En 2003, un groupe de jeunes de Darraya avait entrepris plusieurs actions : des campagnes anti-corruption, de nettoyage de la ville, l’ouverture d’un centre culturel et d’une bibliothèque. En 2011, la ville est entrée très tôt dans la protestation anti-régime : les premières manifestations y remontent au 25 mars. La répression fut aussi rapide. Entre les 20 et 25 août 2012, les forces du régime entrent à Darraya et commettent un massacre qui fait plus de 500 victimes (chiffre du Centre syrien de documentation des violations). Puis la ville subit un siège de plus de quatre ans (2012-2016), au cours duquel elle a vu sa population passer de plus de 70 000 à 8 000 habitants. Les bombardements aussi sont intenses : entre décembre 2013 et août 2016, environ 9 000 bombes-barils sont déversées sur la ville (pour une superficie de 15 km2). Les bombes-barils, arme favorite du régime de Bachar al-Assad, sont des engins peu coûteux et faciles à fabriquer : simples barils bourrés de matières explosives et de ferraille, dont la mise à feu peut se faire de façon manuelle. Elles représentent l’une des premières causes de mort de civils depuis le début du conflit.

Malgré ces conditions infernales, Darraya s’est dotée très tôt d’un Conseil local perçu comme l’une des expériences les plus abouties en la matière. Cette structure, qui exerce un contrôle à la fois sur les affaires civiles et militaires, représente une véritable alternative au gouvernement en Syrie. Le Conseil local de Darraya est aussi grandement admiré pour sa résilience au siège et pour sa capacité de résistance au régime. En effet, il est parvenu à créer des projets pour devenir de plus en plus autonome ; en outre, les combattants de l’Armée libre y sont tous des locaux qui sont vus comme défendant les valeurs de la révolution et leur ville.

Après plus de quatre années de siège, les habitants de Darraya ont été forcés de se rendre et de quitter leur ville, constamment bombardée et devenue invivable. En août 2016, ils ont été déplacés par le régime suite à un accord avec le Conseil local. Comme de nombreux autres habitants provenant des zones reprises par le régime, ils ont été déplacés dans la ville rebelle d’Idlib, au nord du pays. À Idlib, certains se sont organisés, comme ces révolutionnaires venus de Homs qui ont créé un centre de médias, une organisation pour défendre et suivre les cas des détenus, et une organisation d’aide humanitaire pour les déplacés. La situation y est cependant tendue, en raison notamment de la forte présence de groupes islamistes comme le Front al-Nusra.

Peu de temps après son installation à Idlib, le conseil a finalement été dissout par ses membres.

Ancien détenu politique, habitant de Darraya, Tarek Matarmawi était ingénieur avant la révolution. Il a activement participé aux manifestations dans sa ville et au Comité de coordination local, coordonnant les activités politiques de résistance et l’aide médicale et humanitaire aux populations civiles. Membre du Conseil local de la ville, il est également devenu le vice-président du Conseil provincial de Rif Dimashq, l’un des quatorze gouvernorats de Syrie. Tarek Matarmawi et sa famille ont survécu au grand massacre qui a eu lieu à Darraya en août 2012. Exilé à Idlib, il a ensuite fui la Syrie pour la Turquie. Il est aujourd’hui le représentant du Conseil de Darraya en exil à Gaziantep, où il vit avec sa femme et leurs cinq enfants.

Expliquez-nous ce que sont les Conseils locaux et la raison pour laquelle ils sont apparus.

Les Conseils locaux sont apparus pour une raison simple : quand le régime se retirait d’une région sous la pression des brigades révolutionnaires — qui sont plus tard devenues l’ASL (Armée syrienne libre) — ce n’était pas seulement les services de sécurité et l’armée qui se retiraient, mais l’ensemble des services publics et l’administration qui disparaissaient. Il faut préciser que sous le régime d’Assad, il n’y avait pas de différence entre l’État et les institutions : toutes les institutions étaient gouvernées selon les intérêts du régime. Ainsi, pour punir les zones rebelles, on coupait l’eau, l’électricité et les connexions téléphoniques. Il fallait que quelqu’un pourvoie à ces services dans ces régions. Ainsi sont nés les Conseils locaux.

Dans le cas de Darraya, comme dans d’autres endroits, le Conseil local a pourtant été formé avant que le régime se retire de la ville. Ce fut une réponse au grand massacre perpétré par le régime entre les 20 et 25 août 2012. Certains membres de l’opposition ont décidé de prendre les armes pour protéger les manifestans contre les attaques des forces du régime. Cela entraînait un plus grand effort de coordination. Alors, un comité de sages composé de cinq spécialistes — en administration locale, dans le champ médical, etc. — qui n’étaient pas tous originaires de Darraya, a suggéré la création d’un Conseil local.

Les premières élections des membres du Conseil local ont eu lieu le 7 octobre 2012. Les sages ont aidé le conseil à écrire sa constitution.

Le Conseil local a eu pour tâche de rassembler les fonctionnaires qui étaient encore dans les zones libérées, de prendre le contrôle des institutions et d’assurer la continuité des services publics tout en suivant les principes révolutionnaires, notamment concernant la corruption et la distribution égalitaire. Il existe une différence majeure entre les services fournis par le Conseil local et les services tels qu’ils étaient assurés auparavant en raison des attaques constantes du régime sur les zones libérées.

Comment fonctionnait l’opposition au régime avant la création du Comité local ?

Avant le comité local, il y avait deux « Comités de coordination » à Darraya. Ces deux comités étaient politiques, ils organisaient, par exemple, des manifestations et développaient des médias indépendants avec des journalistes citoyens. Ils ont mis en place des hôpitaux de campagne et organisé l’aide humanitaire. C’était crucial, puisque, à Darraya, tout manifestant emmené dans un hôpital public un vendredi, jour de manifestation, était arrêté et parfois tué sur le champ ou pendant l’opération médicale. On avait donc besoin d’hôpitaux de campagne.

Les membres fondateurs du comité de coordination de Darraya étaient principalement des jeunes gens qui avaient pris part aux actions de 2003. Ils prônaient des actions non-violentes, un changement graduel du régime politique et voulaient travailler de façon méthodique plutôt que spontanée.

On a commencé à réclamer la chute du régime après les massacres commis par celui-ci, donc deux à trois mois après les premières manifestations. C’est seulement face aux meurtres de manifestants et à la violence du régime que les manifestants ont commencé à demander sa chute.

Qu’est-ce qui différencie les Conseils locaux des Comités de coordination initiaux ?

À Darraya, la différence principale entre les Comités de coordination et le Conseil local est la création du bureau de la défense. La tâche de ce bureau était de protéger les civils, essentiellement la communauté locale, contre les forces du régime et d’empêcher un nouveau massacre.

« Le Conseil local a pour tâche d’assurer la continuité des services publics tout en suivant les principes révolutionnaires. »

Comment se sont passées les premières élections libres ?

Avant la révolution, il y avait des élections dites « à la syrienne », avec des résultats de 99,9%. L’idée d’une pratique démocratique existait depuis le début de la révolution : les Comités de coordination avaient déjà pour but de transformer la Syrie en un État juste et démocratique. Il fallait juste pousser les gens à choisir leurs représentants.

Dans les premiers temps, avant le siège de la ville, peu d’électeurs osaient venir voter, car le régime était encore présent et que le grand massacre venait d’avoir lieu. Les gens avaient très peur. Après le début du siège, ceux qui étaient encore dans la ville ne risquaient plus d’être arrêtés par le régime et pouvaient donc participer aux élections, mais il ne restait plus beaucoup d’habitants. Pendant la dernière période sous siège, de mai à juillet 2016, la population assiégée ne représentait plus que 20 à 25% de la population initiale.

Les élections avaient lieu tous les six mois. Toute personne de plus de 18 ans, homme ou femme, pouvait voter. Les urnes étaient installées dans les mosquées, parce que ce sont des lieux connus de tous. Pendant le siège, la participation aux élections était très élevée, la plupart de ceux qui pouvaient voter le faisaient. Pour que les membres de l’Armée syrienne libre, qui ne pouvaient quitter leur position, puissent voter, on apportait les urnes sur les lignes de front.

Le Conseil local gouvernait avec des bureaux spécifiques, comme autant de petits ministères (défense, relations internationales, santé...). Comment fonctionnaient-ils, qui étaient leurs membres ?

Il faut d’abord préciser que le Conseil était financé par des donateurs : des ONG locales créées après la révolution, et des ONG internationales pour ce qui concerne les projets de développements et les projets éducatifs. Le gouvernement provisoire (en exil en Turquie) et des organisations comme l’ACU [1] participaient aussi au financement.

Les différents bureaux du Conseil remplissaient des tâches quotidiennes pour subvenir aux besoins de la population en fonction de leur spécialité. Chaque bureau comportait entre sept et treize membres élus par les membres du Conseil et entre vingt et vingt-cinq employés. La vaste majorité de ces personnes n’avaient pas d’expérience préalable, beaucoup se sont retrouvés là bloqués par le siège. Un étudiant de quatrième année en informatique travaillait dans le Conseil dans un tout autre domaine par exemple.

Il y avait aussi des tâches temporaires, comme par exemple les activités éducatives. Ces activités ont conduit à créer des comités qui coopéraient avec le personnel éducatif et les enseignants, ou avec des personnes qui avaient un diplôme universitaire mais ne travaillaient pas dans le champ de l’éducation avant la révolution. Le Conseil fournissait les locaux et le moyen de transport.

Nous avions mis en place des cours jusqu’au baccalauréat, et quelques formations supérieures, par exemple pour des ingénieurs en électricité. On avait monté des sortes d’instituts techniques. Il n’y avait pas de cours quand il y avait trop de bombes-barils, mais de manière générale il y avait une certaine continuité. Une des écoles n’était pas dirigée par le Conseil mais recevait également son soutien. Aujourd’hui, à Idlib, nous avons soixante jeunes qui finissent leur classe de terminale et vont passer le baccalauréat. Ils n’avaient plus de cours pendant la dernière période du siège. Les bombes-barils ont beaucoup perturbé le fonctionnement des écoles, des hôpitaux et des boulangeries. Le régime s’est vraiment lancé dans une campagne de destruction intentionnelle des centres de vie de la communauté.

On trouvait ensuite un bureau exécutif composé de treize membres, fonctionnant comme un comité prenant les décisions. Ils se rencontraient régulièrement et étaient élus tous les six mois [2]. Leur but était d’obtenir une Syrie libre, sans dictature et avec des citoyens de droit.

Il semble qu’il n’y ait pas qu’un seul modèle ou qu’un seul texte inspirant les Conseils locaux ?

En effet, il y avait différents modèles. La composition des conseils diffère ainsi que le mode d’élection. Certains conseils ne sont pas élus [3]. Chaque conseil était organisé de façon différente. Il y avait beaucoup de particularités en fonction de la région où ils ont été créés, même s’il y avait aussi beaucoup de points communs. Le Conseil local de Darraya est, par exemple, le seul en Syrie qui ait un bureau de la défense — l’ASL faisait partie du Conseil local et constituait un de ses bureaux, il y avait donc un contrôle de l’ASL par la société civile plutôt qu’une collaboration. Dans tous les autres conseils du pays, il existait une séparation entre les Conseils locaux et l’ASL.

« Pour punir les zones rebelles, le régime coupait l’eau, l’électricité et les connexions téléphoniques. »

Puis vous avez créé les Conseils provinciaux.

Il y avait déjà des relations entre différents conseils. Dans un second temps, quand les Conseils locaux ont commencé à se multiplier dans des régions proches les unes des autres, comme dans la province de Rif Dimashq, certaines encore sous le contrôle d’Assad et d’autres assiégées comme Darraya et la Ghouta orientale, une zone agricole située à l’est de Damas, on a formé une coordination avec d’autres groupes au niveau provincial. On a créé un Conseil provincial, c’était une initiative très importante [4]. Ce Conseil provincial permettait de coordonner les efforts et constituait une plateforme pour tous les conseils.

Le Conseil de Rif Dimashq travaillait dans les zones libérées, en vue d’une solution politique et dans la perspective de construction d’institutions révolutionnaires. Il œuvrait donc principalement pour protéger les droits des régions qui étaient entrées en révolution. Certaines régions qui ont beaucoup donné pour la révolution ont besoin d’être représentées dans le processus de paix, et pour cela, elles ont besoin d’un Conseil provincial. Le Conseil de Rif Dimashq est une sorte de représentant de ces régions révolutionnaires qui peut porter leurs demandes et leurs témoignages en cas de négociations et de processus de paix.

Revenons au Conseil local, comment pouvait-il fonctionner en étant assiégé et bombardé ?

Le siège a débuté le 31 novembre 2012 et pris fin le 28 août 2016. Il a duré un peu plus de quatre ans. Son intensité a fluctué car Darraya n’était pas toujours une priorité pour le régime. Au début du siège, nous avions beaucoup de nourriture et de matériel car, comme dans d’autres villes de la banlieue de Damas, s’y trouvaient de nombreux entrepôts de nourriture destinés à ravitailler la capitale. Quand ces ressources ont été consommées, il n’y avait plus de pain, de blé, de cigarettes. Pour le carburant, certains habitants ont commencé à extraire du diesel à partir d’objets en plastique — un procédé dangereux, mais indispensable. Il était alors difficile de faire entrer quoi que ce soit, mais pas totalement impossible. Même pendant les périodes les plus dures du siège, on arrivait à faire passer des produits grâce à la corruption des membres du régime qui marchandaient avec des personnes à l’intérieur. Mais cela a entraîné une inflation énorme.

Durant le siège, des personnes sont mortes de faim et d’autres par manque de soin : on ne pouvait les soigner et le régime empêchait leur évacuation. Le défi principal du Conseil local tout au long du siège a été de faire face au manque de nourriture, de carburant et de matériel médical... Le régime a fait en sorte que l’on ait à peine le strict minimum vital par personne. Et il était très risqué de faire parvenir des denrées ou des équipements à Darraya, car, depuis les premières manifestations, le régime considère notamment que transporter ou être en possession de matériel médical est un soutien aux hôpitaux de campagne et aux manifestants, et constitue donc un crime. Certaines personnes ont été sommairement exécutées dans la rue pour un tel « crime ».

Pendant cette période, notre tâche principale était d’éteindre les incendies causés par les bombardements. On ne pouvait plus vraiment organiser d’activités à cause de l’intensité des bombardements... C’était une administration de crise... Mais quand il y avait des périodes de calme, les activités civiles reprenaient. Par exemple, pour le troisième anniversaire de la révolution, nous avons mené une campagne d’embellissement de la ville.

En 2015 et au début de 2016, le régime a intensifié les bombardements aux bombes-barils. On a compté que 9 000 bombes-barils étaient tombées sur Darraya. Dans la dernière période [mai-août 2016], le siège s’est intensifié et les conditions de vie sont devenues très dures. Le régime empêchait toute aide d’entrer dans Darraya. En avril, l’ONU a fait entrer de l’aide mais c’était très très limité au final... En outre, on manquait d’armes pour se défendre contre le régime, et on redoutait un autre massacre à grande échelle, contre les 5 ou 6 000 civils encore présents dans la ville. À cause du siège et des bombardements, toutes les activités impliquant des enfants se déroulaient dans des sous-sols. L’hôpital se tenait aussi dans un sous-sol, ce qui ne l’a pas empêché d’être bombardé — au napalm, la dernière fois.

Puis, en mai 2016, il y a eu une offensive du régime sur la ville. Les termes de la négociation du régime étaient : « Ou tout le monde part, ou on tue tout le monde ». Finalement, tous les habitants ont été évacués.

Pourquoi le régime détruit-il systématiquement les hôpitaux et les écoles, et de manière générale le travail du Conseil local ?

Le régime essaie d’effacer tout signe d’activité et tout le travail de la société civile, car il veut que l’Occident croie qu’il est le seul garant de stabilité contre les extrémistes en Syrie. Le régime voulait envoyer le message suivant au reste du monde : « C’est moi ou le chaos. » Et il voulait envoyer le message suivant au reste du pays : « C’est moi ou je brûle le pays ». Si vous me désobéissez, je vous anéantis. Son but est d’annihiler toute valeur révolutionnaire, c’est pourquoi il détruisait toute initiative du Conseil local, toute initiative qui montrait qu’on pouvait le remplacer.

Assad veut faire croire au monde que ceux qui se sont soulevés contre lui ne sont que des barbares et qu’ils sont un danger pour la société syrienne et le reste du monde. Et beaucoup de médias relaient cette propagande, c’est très dangereux. Or, j’ai vu de mes propres yeux des personnes mourir sous la torture dans les prisons du régime, et d’autres mourir en détention alors qu’on aurait pu les sauver en leur donnant de simples antibiotiques. C’est ce qui se passe dans les prisons du régime. Aujourd’hui, on dispose de 55 000 photos de 11 000 personnes tuées sous la torture dans les prisons du régime entre 2012 et 2016. Sur ces photos, nous avons pu identifier 95 personnes de Darraya.

Donc, le régime perçoit le Conseil local comme incarnant la révolution et comme une alternative à son existence ?

Oui, Assad se bat contre les Conseils locaux parce qu’ils représentent une face civilisée de la Syrie et le futur de la Syrie. Cela montre que les Syriens peuvent diriger les affaires publiques librement et collectivement. Bien sûr ce n’est pas parfait, il y a par exemple un manque de représentation des femmes et des minorités dans les conseils actuels.

« L’hôpital se tenait aussi dans un sous-sol, ce qui ne l’a pas empêché d’être bombardé – au napalm, la dernière fois. »

À Darraya, il y avait des femmes dans le Conseil local, notamment dans le comité chargé de l’éducation. Les femmes (comme les minorités) ont participé à la révolution, mais moins activement, et donc clairement aussi aux institutions révolutionnaires et à leurs activités. Avec le temps pourtant, le rôle des femmes dans la révolution s’est peu à peu estompé, du fait de leur peur d’être arrêtées et violées dans les prisons du régime.

Comment le Conseil en est-il venu à quitter Darraya ? Pourquoi s’est-il dissout ?

Le Conseil a quitté Darraya par manque de soutien militaire, et parce que l’on n’avait plus ni vivres ni munitions. Sachant que le régime n’envahit jamais une ville sans massacrer la population et qu’il avait beaucoup perdu à Darraya, nous avions la certitude qu’il serait sans pitié s’il envahissait la ville et que cela donnerait lieu à d’horribles massacres. Partir était donc la seule solution qu’il nous restait. Nous avons rejoint la ville d’Idlib.

Le Conseil s’est dissout pour différentes raisons : la principale est que, pour exister, un Conseil a besoin d’un territoire, d’un peuple ou d’une communauté, d’un contrat et d’institutions. Or, le Conseil de Darraya n’avait plus de territoire. Il était devenu obsolète.

L’autre raison est le fait que 25 % des membres du Conseil local ont été tués. D’autres, blessés, ont dû quitter le pays pour être soignés en Turquie. D’autres encore ont décidé de quitter le Conseil pour des raisons personnelles. Certains ne gardaient que le souvenir de la mort, de la destruction et des malheurs qui sont arrivés à leurs proches ; ils avaient besoin de passer à autre chose.

Comment les révolutionnaires et membres de cet ancien Conseil dissous peuvent-ils continuer d’œuvrer en faveur de la révolution ?

Il pourrait y avoir un rassemblement des révolutionnaires comme cela s’est passé avec les révolutionnaires de la vieille ville de Homs déplacés à Idlib. Certains veulent continuer à documenter le sort des détenus et des martyrs. D’autres se concentrent sur le travail politique et d’autres encore sur l’éducation des jeunes de Darraya. Il y a beaucoup à faire pour transférer les expériences du Conseil de Darraya à d’autres conseils, mais, pour réussir, il ne faut pas que cela devienne un point de conflit avec les autres conseils.

La situation à Idlib est très différente. Le Conseil local de la ville n’a pas de direction claire et n’est pas vraiment révolutionnaire. Il est contre Assad, mais ses objectifs ne sont pas les mêmes que ceux de la révolution. On ne voit pas le drapeau de la révolution flotter à Idlib. La seule chose sur laquelle on est d’accord, c’est de renverser Assad.

On pourrait constituer un bureau de consultation ou une organisation révolutionnaire pour discuter de la façon d’améliorer le travail des autres Conseils locaux. Les membres du Conseil sont en train de former de nouvelles organisations, mais ce n’est plus vraiment le Conseil.

Y a-t-il encore de l’espoir ?

Il y aura toujours de l’espoir tant qu’il y aura des révolutionnaires. Les bus verts dans lesquels les habitants des bastions révolutionnaires sont déplacés vers Idlib donnent pourtant le sentiment que nous nous trouvons dans une situation très dangereuse.

Post-scriptum

Charlotte Loris-Rodionoff est doctorante en anthropologie sociale à Londres. Elle a effectué un travail de terrain de 18 mois à la frontière syro-turque dans le cadre d’un projet de recherche qui concerne l’anthropologie comparée des politiques révolutionnaires.

Notes

[1Assistance Coordination Unit : plate-forme syrienne d’aide humanitaire, travaillant dans les zones anti-gouvernementales du pays.

[2La population élisait une assemblée générale de 135 membres, qui élisait à son tour les membres des différents bureaux du Conseil local.

[3En raison notamment de l’impossibilité d’organiser des élections dans des zones de combat.

[4Les premières élections du Conseil de Rif Dimashq ont été tenues en avril 2014 ; il existe plus de 26 Conseils locaux pour la seule Ghouta orientale.