Vacarme 79 / Cahier

embarras du pouvoir et choix d’ennemis trois notes sur « Je suis Fassbinder »

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Des comédiens répètent un spectacle inspiré de Fassbinder à partir de l’actualité politique contemporaine : ils reprennent des scènes, se filment, commentent le texte, jouent des rôles du répertoire du cinéaste allemand. Voilà la situation de départ de Je suis Fassbinder, spectacle créé à Strasbourg en 2016. C’est là la troisième collaboration entre l’auteur et metteur en scène allemand Falk Richter et l’acteur et metteur en scène français Stanislas Nordey, après Das System et My Secret Garden.

Le pouvoir est aujourd’hui une catégorie brouillée : diffracté, fuyant, infiniment distribué sur une surface sociale aux points d’accroche en cascade. La crise des subprimes de 2008 et le procès de Bouygues pour l’EPR de Flamanville en 2015, par exemple, racontent tous deux l’émiettement tactique des instances de la responsabilité, via l’externalisation de « l’autorité ». « Le pouvoir » serait désormais une catégorie à la fois trop précise et trop massive pour être identifiée. A fortiori au théâtre, où « le pouvoir » connote le théâtre à l’italienne, sa pyramide sociale à ventre ouvert, les tragédies classiques et l’étiquette de cour qui s’y mire. Une notion aussi épaisse a l’air de laisser le matériel théâtral contemporain un peu coi. Pourtant, un spectacle créé en 2016 à partir de Fassbinder et prenant à bras-le-corps la politique contemporaine devrait offrir un objet auquel adresser quelques questions en la matière…

1. dire sans dire

On pourrait dire que Je suis Fassbinder (JSF) est un spectacle sur les pronoms personnels. Sa première phrase est symbolique d’un usage qui sera continu : « Oui mais tu ne peux pas juste les mettre dehors comme ça ils sont censés aller où ». De même : « Qui est censé nous protéger Stan ? » Le spectacle se tient d’emblée et jusqu’à la fin dans l’opposition qu’il construit entre ces deux pronoms : « ils » et « nous » — sans que ces pronoms ne se raccordent durablement à des noms donnés.

À plusieurs reprises les comédiens disent des sortes de prosopopées historiques : « Je suis l’Europe. » « Je suis la première guerre mondiale / Je suis la deuxième guerre mondiale / Je suis toutes vos guerres ». Là aussi l’usage du pronom ouvre une question : qui est ce « je » que le titre du spectacle annonce et dont le texte reprend plusieurs fois l’anaphore ? Car, entre « Je suis Fassbinder », « Je suis le camp de concentration », « Je suis Charlie / Je suis en terrasse », ce sont trois « je » aux référents et aux modalités de référence différents qui conduisent à la question simple et déterminante : (mais) qui parle ? Et parallèlement : qui s’identifie à ce « je », ce « nous », voire ce « ils » ?

J’avais tenté de déplier le dispositif d’énonciation des spectacles de Rodrigo Garcia, pour lesquels je proposais les expressions de « parodie » ou de « double pince », qui permettait que l’on dise sans soutenir [1]. JSF produit lui-aussi une parole sans auteur mais avec d’autres procédés. La citation est le principe d’écriture numéro 1 du spectacle : extraits de films ou d’interviews de Fassbinder, cités ou rejoués, auxquels s’ajoute l’idée même d’un verbatim de la doxa politique contemporaine, fictionnel ou pas. Le procédé numéro 2, qui est finalement une sophistication de la citation, relève d’une sorte de mise en abîme inversée : les comédiens se mettent en scène dans la récitation de textes qu’ils récusent, mais dans la profération desquels ils ne sont pas moins pris.

Une séquence montre par exemple le personnage de la mère de Fassbinder crier son angoisse des migrants : « Tous ces anciens communistes pourtant on les a tout le temps aidés on les a gavés d’argent sans cesse et maintenant ils nous laissent seuls avec tout ça et les autres traînent à la gare et violent nos femmes Merkel les a tous laissés rentrer et maintenant nous ne sommes plus en sécurité dans notre propre pays ». Le metteur en scène demande la répétition du passage — qui sera alors repris sur un écran en gros plan. L’effet ad nauseam cherche peut-être à montrer la prégnance et la violence politique de ces propos mais traduit surtout une étrange complaisance à leur égard. Toutes les parties racistes du texte font néanmoins l’objet d’une précaution rhétorique, d’une mise en scène de la mise en scène. De manière négative le plus souvent : « C’EST DANS LE TEXTE CETTE SCÈNE EST CENSÉE FINIR COMME ÇA ? », « Je ne dis pas une connerie pareille ». Ou alors de manière positive mais avec le même effet : « allez on reprend », « vas-y, c’est exactement ce que je cherche, vas-y, reprends Laurent ». On observera qu’il n’est jamais question de savoir pourquoi on ne pourrait pas dire ; il ne s’agit que de se mettre à distance de ce qui se dit.

Les spectateurs entendent alors un texte dont personne ne répond mais qui constitue bel et bien la chair du spectacle, tout ce autour de quoi il tourne : « (…) Ils veulent faire gicler leur sperme dans les femmes allemandes PAR LA VIOLENCE c’est une sensation folle de puissance et de triomphe quand ils remplissent nos femmes chrétiennes blondes de leur sperme. » La critique devrait bien entendu en passer d’abord par la déconstruction de ce « débat » que le spectacle s’emploie à monter, avec la haine raciste, en posant le refus moral radical de l’attendu implicite de ce type de confrontation : on peut en discuter. Puisqu’en vérité on ne le peut pas. Le spectacle est tout entier construit sur une obscénité idéologique ; l’Europe qui a le sang de milliers de migrants sur les mains est posée ici comme une petite chose fragile exposée aux vents agressifs de l’étranger. C’est la thématique chère à l’extrême-droite du « grand remplacement ». De même, le dispositif d’énonciation du spectacle constitue une étrange mise en abîme qui permet de dire sans dire. Ici les acteurs n’arrêtent pas de dire en se dédisant. On pourrait qualifier cela de citation renfrognée ou de mise en abîme inversée. J’appellerai ce procédé « le subprime de la parole » ou comment externaliser la responsabilité d’un énoncé tout en le mettant en circulation — avec force énergie du reste, et peut-être du coup.

On obtient alors la production d’un discours sur-lubrifié que personne ne revendique comme sien mais qui n’en est que plus viralement balancé dans l’espace public. On dés-intrique des états de tout rapport d’auteur pour mieux les décomplexer. C’est la partie « commentaires » des réseaux sociaux. Il faut évidemment faire le procès de ces énoncés sans auteur : quelle est la fonction de ce pseudo-verbatim de l’actualité où les acteurs jouent à dire tout haut et publiquement ce que peut-être ils pensent tout bas, ce qu’ils entendent ailleurs, bref, ce dont en fait ils ne sauraient répondre ?

C’est le paradoxe : le rapport « d’autorité » est inversement proportionnel à l’investissement libidinal ; plus la récusation de l’énoncé est mise en scène, plus on peut s’autoriser à s’y répandre. Plus on emphatise le rejet des paroles, plus l’appel d’air fantasmatique est affolant — d’où le viol et le sperme, sortes de point Godwin de l’imaginaire xénophobe. La justification se veut réaliste : « Je suis un chroniqueur. Je suis un sismographe ! Je perçois ce qui existe. RIEN DE PLUS ! » dit l’auteur-metteur en scène au plateau. (Mettons du moins que le sismographe a été placé dans la salle de rédaction du Point.)

Heiner Müller dit : « Travailler à la disparition de l’auteur, c’est résister à la disparition de l’espèce humaine. » Où il faut entendre par « auteur » celui qui s’impose par-delà son matériau et interfère entre l’objet et son public, privant celui-ci de sa part active. C’est l’auteur comme autorité à laquelle on se remet pour penser, l’auteur comme maître. Et, partant, c’est l’auteur en tant que droit d’auteur, métonymie de la propriété. S’il y avait eu un droit d’auteur sur la roue ou le moulin à eau, nous n’en serions pas là, c’est ce que sous-entend l’équation de Müller. On connaît d’ailleurs son travail d’écriture qui emprunte, cite, recycle : le poème est le lieu d’une décrue de l’auteur. Müller pense l’écriture comme le lieu d’une assomption vide — ce qui n’empêche pas la mise en scène de soi par ailleurs.

Alors, qu’est-ce qui interdit de lire JSF avec cette grille müllérienne de l’art comme exaucement d’un sujet délesté de toute appétence narcissique ? L’écriture du spectacle n’emprunte-t-elle pas à la notion très en vogue de collectif, grâce à laquelle l’auteur s’efface ? Comme dans beaucoup d’écritures dites collectives, texte et mise en scène sont nés d’improvisations de l’ensemble de l’équipe. Le spectacle revendique fortement l’absence de « signature » : « Les questions de pouvoir ne m’ont jamais intéressé. Je me moque royalement de la “signature”. » déclare Falk Richter [2]. (Au demeurant le spectacle est bien signé.) Or c’est ici qu’il faut discriminer les différentes dimensions de la notion d’auteur. Que signifie « signer » ? C’est engager un triple rapport d’autorité, de propriété et de responsabilité. Être auteur, c’est potentiellement et distinctement avoir fait une chose, revendiquer une chose, répondre d’une chose. C’est dire : j’ai fait ça, je suis celui qui a fait ça (et peut-être du coup : je possède ça) et je réponds de ça, je suis celui d’où provient ce qui ne pourrait être dit d’une autre place. Posons que dans l’auteur il puisse y avoir cette dimension de sujet. Quand Müller attaque « l’auteur », il veut le réduire comme propriété et autorité, pas comme responsabilité — or c’est exactement cette dimension que JSF abrase. Le spectacle met en scène à grands effets de manche la suspension de l’autorité pour passer sous cape l’abolition de la responsabilité. Elle est abolie à l’endroit même de l’idéologie, qui est précisément une parole naturalisée, une parole sans auteur. C’est la disparition de l’auteur comme responsabilité qui autorise l’idéologie à se répandre de manière aussi liquide. Le mérite du spectacle est de nous faire revenir à cette phrase de Müller et de nous obliger à la diviser. Lutter contre l’extrême-droite, c’est-à-dire contre cette dissolution mortifère de la partition de la parole « tout bas / tout haut », n’est-ce pas exactement ne plus parler pour l’autre, ne plus énoncer que ce dont on répond en personne ?

2. l’avoir ou pas

« Je suis X » est aujourd’hui le syntagme de la crainte et de la pitié. Formule de solidarité et de dénonciation, la phrase rebondit de Mai 68 au militantisme des places et a été ressaisie après les attentats en Europe en 2015. Elle a probablement une parenté du côté des formules de t-shirt  : « I love Amsterdam » etc. — l’agit-prop y rêve de la même efficacité de slogan, avec ce risque que l’effroi se transforme en politique-branding. De « Nous sommes tous des juifs allemands » à « Je suis Charlie », l’identification se décline à chaque fois que le seuil de l’inacceptable est franchi — seuil nécessairement relatif — et à condition que le nom proféré n’ait plus aucun sens réel [3]. On pourrait dire que la formule symbolise la nouvelle ère du traumatisme qui est la nôtre, celle de la parole individuelle de la victime qui signe l’intolérable et ordonne un ressaisissement éthique.

On pointera alors la triple association pliée dans le titre et le spectacle « Je suis Fassbinder » entre : 1) les agressions de Cologne qui sont le point de départ du spectacle, 2) les attentats de 2015, année où s’est déployé l’œcuménique « Je suis Charlie » et 3) la référence en ricochet au film auquel Fassbinder participa, L’Allemagne en automne, et à son sujet, le groupe terroriste allemand de la RAF des années 1970. Association qui colle donc ensemble : 1) immigration et terrorisme, 2) terrorisme allemand des années 1970 et terrorisme islamique des années 2010. Dans les deux cas voilà qui laisse les honnêtes hommes et femmes médusés. Où l’usage du pronom révèle son enjeu : fabriquer de la confusion par jeu de masques et extension des référents sous le manteau. Le « ils » désigné d’entrée de jeu est conjointement dans le même temps les immigrés et les terroristes.

JSF actualise pourtant la formule de manière particulière. En l’occurrence « Fassbinder » renvoie moins à une victime dont il faudrait porter haut le nom qu’à un artiste auquel Falk Richter voudrait ressembler : « Il y a chez lui un aller-retour permanent entre sa vie et son travail. Tout ce qui lui arrive se retrouve, en quelque sorte, dans son travail. Chez moi, c’est la même chose : il m’arrive même parfois de ne plus pouvoir distinguer ce que je vis de ce qui arrive dans mes pièces. Voilà pourquoi Fassbinder m’a profondément inspiré [4]. » Bien bien. On retrouve le principe de la citation : l’œuvre cite la vie. Donc la formule « Je suis Fassbinder » capitalise sur les massacres en Europe pour mobiliser en dernier ressort une figure idéale. Mais précisément, quelle est-elle ?

Certes le mélange « intime-politique » transparaît, de ci-de là, mais c’est surtout la fascination pour sa violence qui apparaît dans les matériaux du spectacle. « Fassbinder » ici, c’est le tyran domestique devant le génie duquel on se prosterne — au sens propre. C’est le Fassbinder impatient, méprisant et volontiers sadique qui est montré à plusieurs reprises. Étrangement, le spectacle entend vider le lieu du pouvoir tout en fantasmant sur une dimension particulièrement autoritaire de sa figure de référence. Stanislas Nordey dans son propre rôle refuse de répondre à la demande des acteurs d’avoir un texte qui leur plaise : « Putain écrivez vos textes vous-mêmes arrêtez d’attendre je ne sais quel dictateur qui vous dise ce que vous devez faire et vous dise ce que vous devez dire VOUS ÊTES CAPABLES DE PENSER TOUT SEULS D’ÊTRE CRÉATIFS TOUT SEULS PUTAIN DE MERDE je fais quoi ici en fait ? J’AI JUSTE LE DROIT DE TOUT ORGANISER PAYER ET REMONTER LA CATÉGORIE DE VOS CHAMBRES D’HÔTEL, ENCORE UNE FOIS VOUS ME SUCEZ TOUS LA MOELLE MERDE »

Le spectacle met ainsi trois scènes en série : la scène « Fassbinder » (ses films, ses propos, sa vie), la scène du « théâtre » (les acteurs, leurs desiderata, leur vie collective), la scène « politique » (autoritarisme versus démocratie, angoisses obsidionales, montée de l’extrême-droite). Le metteur en scène-auteur d’aujourd’hui, Fassbinder il y a cinquante ans et les gouvernements européens feraient ainsi pareillement face à des demandes infantiles de prise en charge. Entre la violence du tyran et la violence de celui qui entend nous en affranchir, il faut avouer qu’on s’y perd un peu… Le spectacle fabrique un piège dans lequel il se prend lui-même les pieds. (D’ailleurs, puisqu’on en parle, quelles que soient les déclarations d’intention, il est toujours aisé de savoir qui a le pouvoir : c’est le seul qui s’autorise à monter sur le canapé avec ses chaussures.)

S’arracher à la fascination de la violence fasciste aurait été tout autre chose — et à ce titre, commencer par restituer le travail de division de la fascination pour la violence fasciste que produit le travail de Fassbinder. Car la séparation d’avec cette fascination ne peut se faire ni par le discours de la vertu sociale-démocrate ni par l’ascétisme volontariste du collectif. On voit bien que le discours surmoïque du renoncement vertueux au pouvoir va de pair avec le déploiement énamouré de la figure autoritaire et le maintien des hiérarchies. Le spectacle promeut finalement ce qu’il prétend dénoncer, en livrant en fait la projection de Richter sur Fassbinder, son propre fantasme tyrannique. Sorte de retour du refoulé du côté de la chaussure-sur-canapé. Étrangeté donc de ce spectacle qui montre patte blanche autant qu’il le peut politiquement mais érige un temple à une figure manifestement aimée pour sa puissance sans frein.

Parlons alors du personnage de « Thomas » joué par le comédien Thomas Gonzales. Le spectacle propose explicitement deux modalités de « personnage » : soit les acteurs piochent des rôles ponctuels dans le répertoire fassbinderien (Fassbinder, ses amants, sa mère, ses personnages), soit les acteurs se présentent comme jouant leurs propres rôles. Postulons une troisième strate de lecture constituée, pour chacun, de la trajectoire du corps et de la partition des textes, des chaînes d’équivalences ou d’associations qu’elles supportent ensemble. Dans le premier cas, on a affaire aux noms de l’univers de Fassbinder ; dans le second, on a affaire aux prénoms des acteurs ; dans le troisième, mettons que ces prénoms soient mis entre guillemets, pour les saisir comme figures. « Thomas » est successivement dans le rôle de celui qui vomit et dégoûte tout le monde, du compagnon maltraité de Fassbinder, de Petra von Kant éplorée abandonnée par son amante, en « rollmops » se jetant lui-même dans l’escalier, en migrant repoussé : il est systématiquement identifié au déchet. Une scène est significative : nu, il agite frénétiquement son sexe devant Judith qui le repousse, tente de la toucher, sans susciter autre chose qu’une lassitude méprisante — sorte d’écho grotesque aux agressions de Cologne (on rappelle dans la même scène qu’il est étranger, c’est « l’Espagnol nu »). Or sa nudité est mise en scène comme ridicule : il a des chaussettes hautes, il est entravé dans ses déplacements par son short baissé aux genoux qui le contraint à se dandiner, il ne bande pas, il ne suscite que mépris, agacement et rejet. Cette scène montre donc un pénis surexposé et incessamment déchu, un pénis toujours en défaut d’être phallus.

À plusieurs reprises le texte déplore la fin de l’homme viril capable de défendre les femmes : l’homme occidental a perdu toute force, il mange vegan, va voir son psy, etc. Et les parcours de corps distribuent clairement le pouvoir selon la répartition des indicateurs-clichés de la virilité sur fond de décadence : trois hommes, trois étages hiérarchiques. « Stan » tient le haut du pavé, il est celui « qui l’a » puisqu’on la lui suce, c’est le mâle blanc, agressif et dominateur, au bout de la chaîne alimentaire. « Thomas » est au bas de l’échelle, systématiquement féminisé, désigné comme « l’étranger » et battu. Quand Thomas chante des chansons douces et sentimentales [5], Stan dit des gros mots, engueule les autres sans cesse (il répète : « VOUS ME SUCEZ TOUS LA MOELLE VOUS ÊTES TOUS TELLEMENT DÉPENDANTS DE MOI PUTAIN »). Le troisième, « Laurent », est entre les deux : ponctuellement travesti, il joue la mère raciste et oscille périlleusement — ne lui répète-t-on pas qu’il ne doit pas se « laisser aller » en buvant trop et qu’il doit soigner son corps, son seul capital ?

On pourrait dire que JSF travaille sur cette dimension du pouvoir qu’est le phallus : l’avoir, ne pas l’avoir. Et le discours géopolitique qui s’en déduit : l’avoir, c’est être l’Europe coloniale et exterminatrice ; ne plus l’avoir, c’est être une femme à Cologne agressée par des migrants, métaphore d’une Europe devenue faible et assiégée [6]. D’un côté « Je suis allée en Amérique du Nord tuer les Indiens, / J’ai violé l’Amérique du Sud, je suis allée en Australie commettre / un génocide, etc. », de l’autre « c’est une sensation folle de puissance et de triomphe quand ils remplissent nos femmes chrétiennes blondes de leur sperme ». Deux puissances supposées mises en vis-à-vis. Partons du discours du spectacle, même s’il va de soi qu’entre un empire colonial et un migrant pariatisé, l’équivalence des puissances ne saurait être qu’imaginaire — mais JSF porte, précisément mais à son insu, sur le fantasme. JSF est un spectacle sur le phallus, c’est-à-dire sur ce qui manque. En l’occurrence la puissance n’apparaît ici que comme manquante : qu’on en déplore l’usage passé ou la défection présente. L’alternative politique proposée par le spectacle se tient là : être le pouvoir dans sa violence obscène ou être un déchet. En somme, qu’on l’ait ou pas, c’est la catastrophe (enfin, pas pour les mêmes). Spectacle sur la fin de la puissance, donc sur la peur : d’où la nécessité vitale de se ranger dans le bon camp [7].

Moyennant quoi nous avons affaire à une conception de la politique qui ne parvient pas à se défaire d’une pensée ordonnée à la puissance. La leçon de l’École des Annales était : les représentations retardent sur l’économique et l’économique retarde sur le politique. JSF confirme quelque chose de ça : le spectacle fonctionne avec les réflexes de la géopolitique européenne du traité de 1815. Il faut lui savoir gré de témoigner d’un embarras : la difficulté à penser la politique, et ce non pas hors de l’antagonisme mais hors de la puissance. On se plaint que le TINA post-communiste ait refoulé la politique comme dissensus, mais ici on a une conception des rapports internationaux qui ne sont même pas dans l’illusion du consensus mais qui sont ordonnés au culte de la toute-puissance, qui semblent ressurgir d’avant la guerre froide, comme un retour de l’époque coloniale.

3. identifier l’ennemi

Après l’assassinat probable de trois membres de la RAF dans leurs cellules de la prison de Stammheim en 1977, Fassbinder se filme avec sa mère et insère la scène dans un film collectif L’Allemagne en automne, sorti l’année suivante. Il est révulsé par ce qui se joue alors politiquement tandis que sa mère joue le rôle de celle qui est outrée par les actes des terroristes et qui souhaite « un chef autoritaire mais gentil » [8]. La discussion vive entre Fassbinder et sa mère est répétée de plusieurs manières dans JSF, où elle a une fonction d’embrayeur (la scène est jouée et rejouée par les acteurs, l’extrait du film est projeté). Il n’est pas indifférent que la même scène soit citée dans un film récent, Une jeunesse allemande, sorti en 2015, réalisé par Jean-Gabriel Périot, film qui portait sur les membres de la RAF, notamment sur Ulrike Meinhof. Pourquoi cette scène insiste-t-elle aujourd’hui, dans JSF et au-delà ? Quels traits nous y tiennent à ce point ?

Traitons les objets que nous nous donnons à voir comme appartenant à une scène onirique collective à ciel ouvert. Périot est né en 1974, Richter en 1969, Nordey en 1966 (« moi », spectatrice qui en parle, en 1973). Au-delà de la question de l’État de droit, au-delà du contenu de la discussion, peut-être ce qui compte tient-il aussi à la structure énonciative de la scène : le dialogue d’un fils avec sa mère. Un fils en remontre à sa mère devant un public, ayant « l’histoire » « avec lui ». Cette scène de reproche explicite à la mère, voire, de mise en scène du reproche au parent (rien ne dit d’ailleurs qu’elle soit authentique, la mère de Fassbinder était tout à fait démocrate et hostile au IIIème Reich), ce choix d’incompréhension agacée à l’égard de celle qui décidément figure l’indécrottable fascisme, me fait l’effet d’un rêve venu réaliser un vœu et se répétant sur l’écran de nos nuits culturelles : « nous » avons la vérité historique et « nous » faisons la morale à nos pères et mères. Rêve de réalisation d’un vœu qui se déploie sur le fond inverse de nos vies réelles, la réalité étant bien celle d’une génération parentale tenant le haut du pavé, des richesses et du pouvoir, et en remontrant à ses propres enfants, incessamment. La candidature et la présidence Hollande de 2012 sont la version-cauchemar du rêve fassbindérien : faire campagne pour « la jeunesse » pour la mieux appauvrir et mâter. D’un côté un réalisateur éclairé, insolent, talentueux fait publiquement la morale politique à sa mère, venue jouer le rôle de l’erreur historique ; de l’autre un candidat à la présidence française, cadre de cette étrange répétition, pur produit de l’État comme chose publique, exige contrition de la jeunesse et casse méthodiquement les conditions de possibilité de ce dont sa propre génération jouit et restera la dernière à avoir joui après elle. Si cette scène de L’Allemagne en automne bégaye et se donne à nous répétitivement comme un horizon artistique et politique, c’est qu’elle inverse les coordonnées d’un dialogue vicié où « ma » génération a l’échine courbée — celle née entre la fin des années 1960 et la fin des années 1970. Cette frustration se lit aisément avec les outils freudiens relatifs à l’envie — mais la haine qui est ici en jeu n’en reste pas moins un donné historique avec lequel il faudra faire.

Là où cette scène insiste c’est à référer la question politique à un motif générationnel (mais pas à l’épuiser). C’est là où le spectacle s’emploie à refouler la question sociale sous la question raciale. La question de l’héritage politique est enfouie sous l’abatage raciste mais fait retour par le dialogue avec la mère. Bien sûr la trahison est une autre manière de poser la question du Parti Socialiste aujourd’hui. Si la séquence Sarkozy a signé l’absorption définitive et délibérée de la droite par l’extrême-droite, la séquence Hollande — comme le second volet glacial d’une même période — aura accompli dans les habits mêmes du pouvoir la trahison historique des enfants d’après-guerre à l’égard de leurs propres enfants. L’actualisation de la social-traîtrise par le Parti Socialiste dans les années 2010 aura pris un tour terriblement générationnel — la mort de Rémi Fraisse en constituant une sorte de symbole à l’extrême. Dit autrement : la citation de la RAF, la présence de Fassbinder, l’insistance de ce passage qui met en scène politiquement la famille, font signe vers la question d’un héritage politique raté. Or l’exaspération et le désespoir de Fassbinder dans cette scène avec sa mère relèvent précisément de l’impuissance à ce que quelque chose de la politique de la RAF s’entende, avant même sa terreur. Héritage que le titre du spectacle « Je suis Fassbinder » écrase par une identification sans problématisation ni perspective. « Je suis orphelin » aurait mieux raconté ce qui se joue, s’il était question de « notre » sort.

Aussi JSF est-il un essai sur l’ennemi. Le spectacle dit : l’Europe est en proie à deux dangers : a) les migrants — doit-on prendre nos peurs au sérieux ou pas ? (ici, le spectacle ne répond pas, et même, il n’en répond pas) — et b) l’extrême-droite — que le spectacle réduit mécaniquement et facilement aux partis d’extrême-droite. Nous avons peur des migrants et de notre perte de puissance, mais nous devons nous méfier des solutions autoritaires et violentes. Puisque JSF nous interpelle, à la fois par l’adresse frontale et finale de Nordey comme à la tribune, et par la morale de la responsabilité qu’il cherche à éveiller, je saisis l’invitation en personne pour dialoguer directement avec le spectacle.

JSF s’inscrit ainsi dans la logique de l’ennemi suffisant : la lutte contre l’extrême-droite doit commander à l’action politique en dernier ressort, notamment au vote — c’est la logique du vote dit utile. Pourtant la séquence politique que nous vivons et que l’on peut effectivement caractériser par la primauté de cet impératif du vote utile, depuis trente ans, a fait la preuve de l’inanité de cette organisation du jugement. L’ennemi suffisant ne suffit pas. Voire : la lutte affichée et déclarée contre le FN s’accompagne de l’extension du domaine de son évidence. Il y a toujours « moins que pire » — j’insiste : distinguons la réalité électorale et partisane de la réalité des discours et des politiques, l’extrême-droite n’est pas que le Front National. Les ressorts de l’élection de Sarkozy, sa politique intérieure, le démantèlement des camps de Roms, la politique intérieure et la rhétorique de Valls, la continuité des expulsions, la crise du droit d’asile, les atteintes répétées à l’État de droit, le sinistre projet de loi sur la déchéance de nationalité, montrent à la lettre la concomitance de deux phénomènes tactiquement articulés : lutter contre le FN et appliquer son projet appartiennent aux mêmes camps. Moyennant quoi, un spectacle qui capitalise sur l’angoisse obsidionale du « blanc [9] » tout en prévenant contre la remontée du nazisme ne peut qu’avoir du succès, c’est le spectacle P.S.-type. Où s’avère la solidarité réelle entre théories du grand remplacement et modération rhétorique, entre extrême-droite et parti dit de gouvernement. À la fin des deux représentations auxquelles j’ai assisté, à Strasbourg et à Paris, le public a fait des standing ovations [10]. Si le diagnostic contemporain « raisonnable » est la lutte contre les partis d’extrême-droite sur fond de terreur obsidionale, l’unique option que le spectacle construit est l’actuel P.S., répressif mais « humain ». Soit très exactement ce à quoi Fassbinder mère se prend à rêver : « un chef autoritaire mais gentil ». JSF se prend décidément les pieds dans son propre rollmops. On peut donc lire le spectacle avec la dénonciation à peine paranoïaque et brechtienne de la grande manœuvre politique des droites européennes : exciter le rapport de race pour masquer le rapport de classe. C’est un billard à deux coups : le migrant et sa grosse bite sont agités pour soutenir l’extrême droite et, partant, la lutte contre l’extrême-droite, puisque c’est désormais apparemment la seule raison à peine valable pour voter P.S. ou Les Républicains aux prochaines élections.

Attaquer Beatrix von Storch en Allemagne aujourd’hui, comme le fait JSF, relève d’une position nécessaire mais, du moins en France, insuffisante. La dénonciation de la famille Le Pen ne suffit pas à produire de la politique. La gravité de la situation actuelle exige soit un dédoublement du front soit une intensification de la question politique portée par la gauche. La véritable question politique que la fin de la séquence du vote utile nous pose est celle de la place historique du P.S. aujourd’hui. Et donc celle du dédoublement de la catégorie d’ennemi. Aussi faut-il proposer une autre catégorie que celle de l’ennemi suffisant, puisqu’il ne suffit pas (à saisir la question politique contemporaine). Il demeure un ennemi d’évidence mais non suffisant et il laisse la place à une autre catégorie, celle d’ennemi discriminant. Il y a l’ennemi d’évidence, nécessaire au sens fort — on ne peut pas ne pas être contre (c’est-à-dire aussi que l’on ne peut pas débattre avec, ça ne fait pas débat) — et il y a l’ennemi discriminant dans la lutte avec lequel se joue la politique [11]. On se souvient peut-être de la Controverse entre Alain Badiou et Jean-Claude Milner. Ce dédoublement du front est peut-être une manière de combiner Milner et Badiou dans leurs définitions de la politique et d’en produire une intensive : la survie des corps, enjeu de l’opposition à l’ennemi d’évidence (Milner), la transformation sociale, enjeu de l’opposition à l’ennemi discriminant (Badiou).

Le vote utile et JSF croient que l’ennemi d’évidence est l’ennemi suffisant — suffisant à produire de la politique. Or ils montrent aussi tous deux que c’est faux. 

Post-scriptum

Diane Scott est critique et docteure en arts du spectacle. Elle est la rédactrice en chef de la Revue Incise et étudie la psychanalyse.

Notes

[1« Double pince et raclée, notes sur Rodrigo Garcia », Théâtre / Public, n°194, 2009.

[2Livret de salle du TNS, p. 11.

[3Comme l’écrit Jean-Claude Milner, L’arrogance du présent, Grasset, 2009, p. 172.

[4Livret du TNS, p. 14-16.

[5« Mad World » version Gary Jules ou « Seule dans ma chambre » de Nana Mouskouri.

[6« L’Europe n’est plus un lieu sûr (…) malheureusement, la situation a changé, nous ne sommes plus cet îlot protégé au milieu d’un monde criblé de conflits. » (livret TNS, p. 26)

[7JSF tourne autour de la peur et définit l’époque comme une époque de peur politique : « On n’est plus protégés par personne », « Qui est censé nous protéger Stan ? », « Il y a une grande peur », « Nous ne sommes plus en sécurité dans notre propre pays » (les phrases de la mère raciste ferment souvent les séquences sur un « cut », et en sont d’autant plus marquées).

[8« Ce qui serait le mieux, en ce moment, ce serait un maître autoritaire qui serait très bon, gentil et juste. » L’Allemagne en automne (Deutschland im Herbst), collectif de cinéastes, 1977.

[9Il faut prendre au sérieux le « malheureusement » de la phrase sus-citée : « L ‘Europe n’est plus un lieu sûr (…) malheureusement, la situation a changé, nous ne sommes plus cet îlot protégé au milieu d’un monde criblé de conflits. »

[10Vues à Strasbourg au T.N.S le 19 mars et à Paris au Théâtre de la Colline le 17 mai 2016.

[11Alain Badiou, Jean-Claude Milner, Controverse, Dialogue sur la politique et la philosophie de notre temps, animé par Philippe Petit, Le Seuil, 2012.