Vacarme 80 / Commencer

un commencement n’arrive jamais seul sur l’apparaître dans « Go Down Moses » de Roméo Castellucci

par

un commencement n'arrive jamais seul

Dans le théâtre de Castellucci, ça ne recommence pas mais ça ne cesse de commencer, une manière de maintenir le spectateur en veille et en éveil, de lui proposer un rapport d’attention extrême et de vigileance au réel et à ses potentialités.

Dans le spectacle Go Down Moses [1] de Roméo Castellucci, il y a un grand arbre à moteur derrière un tulle qui fait office de sfumato. Plus il tourne, plus le son écrase les tympans des spectateurs. Plus il tourne, plus l’arbre broie ce qu’on lui donne en pâture. Et cet arbre à moteur ne mange rien, si ce n’est une chevelure, une perruque qui vient s’agréger à sa rotation. Elle est avalée, et rejetée dans le mouvement centrifuge. Elle ne se dissout pas dans le mécanisme. Elle n’est pas mâchée. Elle n’est pas digérée. Elle ne cesse de s’emmêler et de s’extraire de l’arbre. Elle répète sans cesse son mouvement sans pour autant nous habituer à sa présence.

Au commencement de Go Down Moses, il y a la machine qui s’impose et puis le commencement recommence. Après ce grand écrasement, ce bigbang miniature il y a un suspens calme. C’est un calme qui pourrait finir. Mais quelque part au milieu de la scène une pièce s’allume. Les toilettes, d’un restaurant quelconque dans une ville quelconque. Les pleurs d’une jeune femme allongée contre la porte verrouillée de l’intérieur ? Ici, le théâtre use d’un privilège, il recommence immédiatement. Là où la première entrée dans le spectacle se faisait par l’arbre à moteur la seconde se fait par une scène réaliste qui apparaît. Les deux scènes semblent si éloignées qu’elles ne peuvent appartenir à la même fiction, le seul lien entre elles c’est le tulle qui nous tient toujours en respect devant la scène, qui trouble notre perception et floute autant la femme que l’arbre à moteur.

De cette femme qui pleure, on ne saura pas plus que de l’arbre à moteur, si ce n’est qu’il y a un extérieur à elle : derrière elle les bruits concrets d’un restaurant : conversations, bruits de couverts, tintements de verres. Nous spectateurs, sommes l’autre de ce réel qui est derrière elle, partageant avec elle son présent. La scène pourrait continuer nous pourrions rester dans ce réel, dans ce décor réaliste. Mais Castellucci nous maintient dans l’apparaître sans jamais s’accrocher à une réalité, à une image, à une narration.

Après ces toilettes, ce sera un intérieur de commissariat, puis simplement une poubelle seule sur le plateau du théâtre et enfin, une grotte paléolithique où des hommes des cavernes peignent des graffitis rupestres. Chacune de ces scènes produit son commencement, chacune a lieu dans un espace différent, dans un temps différent et selon des normes esthétiques différentes. En multipliant les commencements, le spectacle parvient à saisir le réel dans ce que Clément Rosset nomme sa brillance.

Clément Rosset définit le réel comme quelque chose que l’on ne peut appréhender directement du fait de sa brillance : « Le propre de ce qui brille – et tel est le réel – est de ne pas se laisser approcher : soit qu’en s’en approchant trop on s’y brûle (sort d’Icare et de Phaeton), soit qu’en le fixant de loin on se rende aveugle à force de le regarder. La saisie du réel, dans la plupart des cas, se traduira donc par une suppression pure et simple de l’éclat qu’on voulait fixer, auquel se substituent un décor et une fausse lumière. » [2] Castellucci, lui, parvient à tenir quelques secondes la représentation de ce réel qui brille car il n’en propose que quelques coups d’œil rapides. En offrant essentiellement des commencements, il nous rend voyant et non aveuglé par la brillance du réel. Chaque scène serait vidée de sa puissance d’évocation, de représentation, si elle se maintenait au-delà de son apparition, au-delà de son commencement. C’est de la multiplication des indéterminés dans les commencements qu’il parvient à proposer une détermination plus épaisse du réel. Cette dramaturgie agit comme un prisme qui sépare le spectre lumineux du réel qu’il représente pour nous faire voir l’entièreté sans nous aveugler. Il s’agit pour le spectateur de se maintenir dans un état de veille qui soit un état d’attention au commencement.

Dans son Journal des Phéniciennes, Jean-Luc Nancy expose la singularité du geste théâtral par rapport au cinéma en ces termes : « Le théâtre, donc, c’est le chaque fois de l’apparaître. [...] Le privilège du théâtre, c’est de montrer le recommencement tout de suite » [3]. Disant cela, il entend montrer que le théâtre comme art du vivant, est spécialement attaché à ce qui débute, et à ce qui d’une certaine façon ne cesse de débuter.

Le commencement au théâtre est une machine à produire d’autres commencements. Le texte produit la scène, la scène produit sa répétition continue, le public produit une nouvelle écoute, les interprètes une nouvelle lecture. Organe du répétable, le théâtre donne des commencements, chaque soir à la même heure, qui en étant toujours les mêmes ne cessent de se définir différemment dans le contact et le rapport qu’ils ont aux vivants qui les partagent. La répétition n’est plus alors le simple fait d’une reproductibilité mais bien d’une réinvention, d’une renaissance de la scène dans la séance théâtrale. La particularité du geste théâtral se situe alors dans la prise en charge de cette apparition continue et toujours surprenante du même. Là où la lecture d’un film se fait essentiellement dans le même temps, dans la même énergie, avec la même intensité, le plaisir du spectateur de théâtre tient dans le « chaque fois de l’apparaître » c’est-à-dire dans la surprise d’une répétition qui n’est pas semblable à la précédente et qui s’écrit avec le présent dans lequel elle se situe. L’entrée en salle des spectateurs et l’entrée en scène des acteurs sont toujours chargées d’une identité propre à la représentation dans l’ici et le maintenant de cette représentation. Le spectacle œuvre dans ce présent partagé par les praticiens et les spectateurs.

Ce qui paraît une évidence de l’art vivant qu’est le théâtre, comme art du présent au sujet du commencement est d’autant plus significatif qu’il me semble que le commencement fait l’objet d’une attention, d’une écriture et de pratiques particulières dans le théâtre contemporain. En découvrant le travail de metteurs en scène comme Roméo Castellucci, j’ai eu la sensation que ce théâtre du « chaque fois de l’apparaître » se constitue en esthétique et peut-être même en politique du spectacle. La singularité du geste théâtral n’est plus inhérente et souterraine. Le « chaque fois de l’apparaître » devient mécanisme de construction et discours à défendre. Comme le souligne à nouveau Jean-Luc Nancy toujours dans le Journal des Phéniciennes, « L’apparaître n’est pas pour le public, mais sur lui, contre lui » [4].

En ce sens, le théâtre de Castellucci est un théâtre qui opère sur le public, contre lui, dans la nécessité qu’il impose d’être en tout point et à tout instant attentif comme au commencement, car tout est possiblement le commencement de quelque chose. Il ne s’agit plus alors d’user des privilèges du spectacle vivant dans la rencontre entre un public nouveau chaque soir et une apparition unique qui lui serait proposée, mais bien de proposer à chaque nouvelle apparition dans une seule dramaturgie de renouveler un public. Le « chaque fois de l’apparaitre » a lieu pour un public qui est à chaque fois amené à être un autre public, un public neuf. C’est « sur lui » qu’opère l’apparition car c’est vis-à-vis du public, en confrontation à lui que l’apparition se propose comme neuve. En opérant le parallélisme entre cette dramaturgie du commencement répété et l’ouvrage de Camille de Toledo, Aliocha Imhoff et Kantura Quiros intitulé Les potentiels du temps [5], on peut comprendre que ce projet dramaturgique engage une lutte contre la finitude. Les Potentiels du temps se propose de « lire la réalité non à partir de ses finitudes, mais de ses potentialités, afin d’organiser nos calculs, nos consultations expertes selon les termes de ces potentialités. » [6] C’est-à-dire qu’il entend proposer une multiplicité de récits, de fictions potentiels, non aboutis mais œuvrant à l’apparition d’un réel de la transformation. Il n’y a pas de messianisme comme pourrait également le faire entendre le titre du spectacle, mais seulement « la joie des métamorphoses » [7] de ce qui apparaît dans le présent.

En laissant ouvert les possibles, le spectacle Go Down Moses parvient à proposer non pas des alternatives ou des dégagements, mais bien des attitudes suspendues, aux aguets, en état d’éveil par rapport au réel. Le spectateur observant le commencement est fait sujet de son déroulé dans le réel. Le commencement devient cette prise de conscience face au potentiel d’actions, de mutations, de métamorphoses à engager pour le déroulé. La multiplication des commencements dans un spectacle est une manière d’inviter à la construction de fictions potentielles où le « chaque fois de l’apparaître » est également un engagement à faire naître plutôt qu’à faire mourir. Rien n’est encore déterminé, tout est encore suspendu dans l’apparition, l’espoir est encore possible.

Post-scriptum

Victor Timonier est doctorant et enseigne à l’Université Paris-Nanterre la pratique du jeu, de la dramaturgie et de la mise en scène. Il dirige également la Compagnie de théâtre Les Temps Blancs.

Notes

[1Roméo Castellucci, Societas Raffaello Sanzio, Go down Moses, présenté en 2014 au Théâtre de la Ville. Film intégral disponible en ligne.

[2Clément Rosset, Le Réel – traité de l’idiotie, Minuit, 2011, p. 150.

[3Jean-Luc Nancy, Journal des Phéniciennes, Christian Bourgois éditeur, 2015, p 18.

[4Jean-Luc Nancy, op. cit., p 31.

[5Camille de Toledo, Aliocha Imhoff, Kantura Quiros, Les Potentiels du temps – art et politique, Manuella éditions, Paris 2016.

[6Ibid., p. 13.

[7Ibid., p. 61 « La joie des métamorphoses, ici, l’emporte sur l’attente messianique. On pourrait dire que le potentiel s’impose à la faveur d’une entrée dans l’avenir du présent. [...] Le potentiel désoccupe le futur, il désécrit ce qui est écrit d’avance, en même temps qu’il écrit ce qui pourrait être. »